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« C’est un cliché de cliché » : un documentaire français sur le hirak algérien suscite une vive polémique

Après les critiques suscitées par la diffusion du film de Mustapha Kessous sur France 5, le ministère algérien des Affaires étrangères, qui l’a qualifié d’« attaque » contre « le peuple algérien et ses institutions », a rappelé son ambassadeur en France
Le mouvement de contestation populaire en Algérie est constitué en grande partie de moins 30 ans (AFP)

La chaîne française publique France 5 s’est retrouvée sous un torrent de critiques après avoir diffusé un documentaire sur le mouvement contestataire algérien, connu sous le nom de hirak, et est accusée de ne pas représenter correctement la diversité sociale et idéologique de ses membres.

Diffusé mardi et réalisé par le journaliste franco-algérien Mustapha Kessous, le documentaire Algérie, mon amour a reçu un accueil on ne peut plus mitigé de la part des Algériens en Algérie, en France et dans le reste de la diaspora. Beaucoup se sont tournés vers les réseaux sociaux avec le hashtag #Ce_n_est_pas_mon_hirak pour manifester leur mécontentement vis-à-vis du portrait brossé par le film.

« Nous, le peuple algérien, dénonçons la tentative de la France de discréditer le hirak par un reportage qui réduit notre cause à quelques exigences absurdes alors que nous combattons pour la justice et la liberté et un changement de régime », a tweeté un internaute.

« C’est un cliché de cliché. C’est comme s’ils avaient traîné avec quelques personnes à Alger et s’étaient arrêtés là. L’Algérie […] ne se résume pas à quelques quartiers d’Alger », a écrit une autre internaute. 

Le hirak a débuté le 22 février 2019 après des manifestations nationales contre la décision d’Abdelaziz Bouteflika, alors président, de se présenter pour un cinquième mandat malgré son invalidité.

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Jusqu’à la pandémie de coronavirus, les Algériens descendaient dans la rue chaque semaine, réclamant la fin de la corruption et la réalisation de réformes politiques majeures.

Certains ont exprimé leurs craintes que le documentaire œuvre en faveur de l’État, lequel a souvent accusé le mouvement d’être orchestré par « l’étranger ».

Après les vives réactions suscitées par le documentaire, le ministère algérien des Affaires étrangères, qui l’a fustigé d’« attaque » contre « le peuple algérien et ses institutions », a rappelé son ambassadeur en France.  

En mars dernier, les autorités algériennes avaient convoqué l’ambassadeur de France en Algérie après l’apparition sur la chaîne de télévision France 24 d’un chercheur accusant l’armée de détourner à son profit l’aide médicale envoyée par la Chine pour aider à combattre la pandémie de coronavirus.  

Mustapha Kessous dit avoir commencé à réaliser Algérie, mon amour après avoir été « frappé par la beauté du hirak » ainsi que « ses forces, sa joie et son courage ».

Il s’agit de l’un des premiers documentaires sur le mouvement à être diffusé sur une grande chaîne française. Ce documentaire suit cinq jeunes Algériens de moins de 30 ans qui ont grandi sous le règne de Bouteflika, évincé l’année dernière après vingt ans au pouvoir.

Ces cinq Algériens ont rejoint le hirak pour réclamer le changement, et notamment remettre en question certains tabous socio-culturels présents dans le pays autour de la sexualité et de l’alcool. 

Traduction : « Au lieu de mettre en lumière nos véritables problèmes ici comme les arrestations illégales d’activistes et de journalistes, le régime en place qui n’a aucune légitimité, la corruption qui détruit ce pays, etc. France 5 se concentre sur des stupidités comme la masturbation et la sexualité… »

L’un des étudiants présentés, Anis (20 ans) originaire de la capitale, dit qu’il « étouffe » et qu’il est « malheureux » en Algérie après avoir expliqué qu’un couple qui s’embrasse dans la rue sera considéré par certains comme une « atteinte à la pudeur publique ».

Bien que cela soit considéré comme une préoccupation légitime partagée par certains jeunes algériens dans ce pays conservateur, où la consommation d’alcool et la fréquentation des discothèques ne sont toutefois pas inexistants, beaucoup ont souligné à quel point Kessous était mal placé pour réduire le soulèvement à sa dimension socioculturelle au lieu de se concentrer sur les motivations sous-jacentes de la jeunesse au cœur de la révolte populaire.

https://twitter.com/hesalert/status/1265410748626489345?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1265410748626489345

« Cinquante-quatre semaines de manifestations, de sacrifice, de pacifisme, de solidarité et de combat. Aucune des revendications de base du hirak n’intéressait malheureusement le réalisateur », commente le journaliste Kouceila Rekik. 

« C’est un documentaire conçu pour les Occidentaux, en particulier les Français », estime un utilisateur de Twitter.

Traduction : « @France5tv Algérie, 10e pays au monde en superficie, 48 provinces, certaines plus grands que la plupart des pays, plus de 40 millions de personnes. Et pourtant, vous avez pensé que deux-trois mécontents représentent les aspirations du hirak ! C’est du journalisme paresseux avec une vision limitée et orientaliste. »

Selon Hamou Boumediene, l’un des rares activistes interviewés dans le documentaire, ce film est un rappel de « notre incapacité à produire notre propre image ».

« Si nous sommes incapables de l’écrire par nous-mêmes, nous resterons bien obligés de subir ce qu’écrivent les autres sur nous. Donc l’urgent est d’engager nos cinéastes et nos producteurs à réaliser les films documentaires qui parlent de nous et pour nous. »

En ligne, des voix similaires remettent en question le manque de financement accordé à la scène créative algérienne ou le climat répressif qui a empêché les artistes algériens de créer des œuvres bénéfiques pour le pays. 

Traduction : « Au fait, si le système algérien offrait une certaine liberté aux artistes et aux activistes, nous aurions vu des documentaires locaux formidables sur le hirak. Mais comme la répression est la norme, nous devrons bien sûr subir la production étrangère qui connaît peu l’Algérie, voire pas du tout. »

Mustapha Kessous a défendu le film face à ses détracteurs dans une interview accordée au journal algérien El Watan : « Je suis un Algérien qui vit en France, j’ai eu envie de savoir ce qui se passe dans mon autre pays sans prendre parti.

« Personnellement, je n’ai jamais prétendu que les cinq témoins représentaient l’Algérie tout entière, mais une partie de la jeunesse algérienne. Les cinq témoins sont issus du peuple, voilà l’essentiel […] Ils ne vont pas à l’encontre du rêve du peuple. »

Au-delà de la tempête de critiques suscitée par le documentaire, certains téléspectateurs ont salué la mise en lumière des voix différentes associées au hirak. 

« Le reportage de France 5 est un point de vue parmi d’autres. Il a le mérite d’exposer des problématiques réelles par des jeunes qui ont eu le courage [d’exprimer] leurs sentiments », a tweeté un autre internaute. 

Certains ont également souligné les menaces potentielles que les personnes figurant dans le documentaire pourraient recevoir de ceux qui se sont offusqués, soutenant que l’acceptation d’opinions différentes devait aller de pair avec les aspirations démocratiques. 

« Vous auriez dû masquer les visages des jeunes dans votre documentaire », a suggéré un utilisateur de Twitter. « Que ces jeunes n’aient pas mesuré la portée de leurs propos est compréhensible mais vous, en tant que professionnels, vous le saviez. » 

Le documentaire a également été critiqué pour ne pas avoir inclus des voix du hirak qui sont encore derrière les barreaux en raison de leur opposition ou des personnes qui ont passé plusieurs semaines en prison pour leur activisme – notamment le poète Mohamed Tadjadit (26 ans) et l’étudiante en droit Nour El Houda Dahmani (22 ans), des activistes qui sont devenus les visages de la jeunesse au sein du mouvement de protestation.

https://twitter.com/Abdelbaqi_/status/1265409610996948992?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E12654096109969489

Traduction : « La lutte des classes en Algérie, pour attribuer la gloire à son peuple, est une histoire aussi vieille que la patrie. Les détails historiques peuvent changer, mais l’idée principale demeure. Des gens tourmentés sur le terrain seront enterrés dans l’ombre sans témoins. Quant aux textes qui circulent, ils seront habités par ceux qui n’en ont pas écrit une ligne. À ceux qui sont dans l’ombre derrière les barreaux : joyeuse fête de l’Aïd, vous êtes les révolutionnaires. »

Les autorités ont poursuivi leur répression de la dissidence, des figures de l’opposition et des voix influentes au sein du hirak tout au long de l’année dernière. Des dizaines de personnes ont été emprisonnées sur la base de fausses accusations impliquant l’État et l’armée. 

Selon le Comité national pour la libération des détenus, une cinquantaine de personnes sont actuellement détenues en raison de leurs liens avec le mouvement de protestation. L’une des incarcérations les plus récentes est celle de Walid Kechida (25 ans), accusé d’« outrage et offense au président de la République » pour avoir administré une page Facebook satirique intitulée « Hirak Memes ».  

Des activistes ainsi que des analystes ont accusé les autorités algériennes d’utiliser l’actuelle pandémie de coronavirus comme prétexte pour écraser le mouvement.

Papicha, un film sorti l’an dernier dont l’intrigue se déroule pendant la guerre civile algérienne des années 1990, a également fait l’objet de critiques similaires après que sa réalisatrice, Mounia Meddour, a été accusée de ne pas avoir suffisamment dépeint le vécu de ceux qui ont été témoins de la violence de la « décennie noire ». 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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