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EXCLUSIF : Ali Khamenei a ordonné de cesser les attaques irakiennes contre les intérêts américains

Craignant une réaction féroce de Trump, le dirigeant iranien a écouté les conseils des Britanniques et demandé aux paramilitaires en Irak de cesser le feu
Le guide suprême iranien Ali Khamenei a ordonné en personne à ses alliés irakiens de cesser leurs attaques (AFP)
Le guide suprême iranien Ali Khamenei a ordonné en personne à ses alliés irakiens de cesser leurs attaques (AFP)
Par Suadad al-Salhy à BAGDAD, Irak

Selon les informations recueillies par Middle East Eye, l’ordre de cesser les attaques contre les intérêts américains adressé aux factions armées irakiennes mi-octobre émanait directement du guide suprême iranien Ali Khamenei.

Selon des commandants de factions armées et de politiciens chiites, les ordres de Khamenei étaient « explicites » et exigeaient l’arrêt « immédiat » des attaques par les paramilitaires.

« Les ordres de Khamenei étaient carrés et limpides. Toutes les attaques visant les intérêts américains en Irak doivent cesser », rapporte à Middle East Eye un haut commandant d’une faction armée soutenue par les Iraniens et impliquée dans ces attaques.

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Ces trois derniers mois, l’ambassade américaine à Bagdad, des bases militaires accueillant les forces de la coalition menée par les Américains et les convois de soutien logistique ont fait l’objet d’attaques quasi quotidiennes à coups de roquettes Katioucha, d’explosifs et parfois de tirs directs.

Bien que ces attaques n’aient pas engendré de pertes significatives, leur fréquence ennuyait les gouvernements irakien et américain et inquiétait les missions diplomatiques, en particulier après la prise pour cibles de convois britanniques et de l’ONU.

En réaction, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a menacé de fermer l’ambassade de Washington à Bagdad à moins que les assaillants ne soient mis au pas.

Les responsables irakiens ont indiqué à MEE que Mike Pompeo avait également promis de frapper des dizaines de cibles, notamment les sièges et sites secrets appartenant à des factions armées et à des hommes politiques soutenus par les Iraniens.

Un répit pour Moustafa al-Kazimi

En plus de ces menaces, Téhéran a jugé que le gouvernement du Premier ministre Moustafa al-Kazimi avait besoin d’un répit. Il est déjà embourbé dans une crise financière provoquée par les faibles cours du pétrole, sans compter la pandémie de coronavirus, et l’incertitude entourant l’effondrement du gouvernement serait un nouveau casse-tête pour les Iraniens.

Le président américain Donald Trump reçoit le Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, à Washington, en août (Reuters)
Le président américain Donald Trump reçoit le Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, à Washington, en août (Reuters)

Le Kataeb Hezbollah, la faction la plus hostile aux Américains, a été accusée d’avoir perpétré la majorité des attaques. Elle a été la première à réagir à l’ordre de Khamenei. Le Harakat Hezbollah al-Nujaba et d’autres petites factions n’ont pas tardé à lui emboîter le pas.

« Les Américains cherchent à monter les gens de différentes façons contre nous, nous avons donc décidé que contrecarrer les efforts américains à cet égard était plus important que de cibler l’ambassade américaine », affirme à MEE un célèbre commandant de l’une des factions armées impliquées dans ces attaques.

« Calmer la population irakienne, préserver le gouvernement irakien et le processus politique est désormais la priorité. Par conséquent, il a été décidé de suspendre toutes les attaques visant les intérêts américains en Irak jusqu’à ce que le danger soit écarté. »

Le rôle des Britanniques

Ce revirement d’attitude chez les factions armées soutenues par l’Iran et le timing de l’annonce de cette trêve unilatérale ont soulevé de nombreuses questions à propos du véritable objectif de cette décision, de ses conditions, de sa limite dans le temps, de l’identité du garant, et plus important encore, des participants.

L’Irak est l’un des principaux terrains d’affrontements entre les États-Unis et l’Iran depuis 2003. Ces deux pays contrôlent des dizaines de groupes armés ainsi que des politiques et militaires qui travaillent à mettre en œuvre leur programme.

Selon des responsables irakiens, l’administration américaine craint que les groupes armés liés à l’Iran n’attaquent l’ambassade de Bagdad pour embarrasser le président américain Donald Trump qui souhaite un second mandat avec l’élection du 3 novembre.

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C’est un scénario qui reflète la stratégie employée par Téhéran ces derniers mois, et les craintes de Washington sont fondées.

Les factions armées étaient encouragées à attaquer les cibles américaines pour « faire pression sur Trump et ses alliés en Irak » et pour le pousser à entreprendre des actions inconsidérées susceptible de causer sa perte à l’élection, confient des responsables irakiens et des commandants de factions armées à MEE.

Mais « les Iraniens se sont assurés du sérieux des menaces transmises par Pompeo, par l’intermédiaire du président irakien Barham Saleh, de frapper les intérêts iraniens et leurs alliés en Irak » et il semblerait que cela les ait amenés à revoir leur position, selon un haut dirigeant chiite proche de Téhéran.

« Les Iraniens ont reçu des conseils avisés d’un allié commun, lequel a eu un effet évident sur leur posture », déclare à MEE cet homme politique impliqué dans les négociations avec l’Iran.

« Ce conseil est d’éviter de provoquer Trump en ce moment car ses menaces sont sérieuses, parce qu’il est désespéré et n’hésitera pas à entreprendre un acte inconsidéré qui coûtera cher à tout le monde », ajoute ce politicien.

« L’Iran lui-même ne sera pas en mesure de gérer les conséquences de la chute du gouvernement irakien »

- Un homme politique impliqué dans les négociations avec l’Iran

« Toute action militaire en Irak signifie désormais la chute du gouvernement irakien. L’Iran lui-même ne sera pas en mesure de gérer les conséquences de la chute du gouvernement, surtout les conséquences de nature économique, financière et politique. »

Ce soi-disant « allié commun » est la Grande-Bretagne, qui serait le véritable acteur sur la scène irakienne à présent selon les dirigeants chiites, et qui aurait réussi à persuader les Iraniens d’éviter de provoquer les Américains et d’opter pour l’apaisement.

« Aucune information claire n’est disponible, mais tout indique que les Britanniques ont joué un rôle prépondérant cette fois-ci, et cela bien qu’ils n’apparaissent pas dans le tableau comme d’habitude », poursuit le politicien.

Sauver la face

« Ils disposent de canaux de communication avec toutes les parties impliquées, notamment les factions armées et ils négocient depuis longtemps avec ces factions, en particulier le Kataeb Hezbollah, dans le but de mettre fin aux attaques. »

MEE a sollicité le Foreign Office (Affaires étrangères) britannique mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.

La volte-face de l’Iran coïncide avec une série de rencontres, officielles comme officieuses, organisées par la représentante spéciale de l’ONU pour l’Irak Jeanine Hennis-Plasschaert avec les commandants des factions armées soutenues par l’Iran.

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La dernière d’entre elles, avec le dirigeant du Kataeb Hezbollah et le chef d’état-major des Unités de mobilisation populaire (UMP) Abdulaziz al-Muhammadawi « Abu Fadak » plus tôt ce mois-ci, a fait dire aux observateurs que ces rencontres étaient liées à la trêve décrétée la semaine dernière.

« Mais en réalité, Hennis-Plasschaert n’est parvenue à aucun résultat lors de ces réunions », affirment des commandants à MEE.  

Abu Fadak a refusé de rencontrer la représente spéciale à trois reprises, finissant par le faire avec réticence à la demande d’al-Kazimi, expliquent à MEE deux commandants proche du dirigeant du Kataeb Hezbollah.

« Hennis-Plasschaert n’a rien à voir avec la trêve annoncée, bien qu’elle ait rencontré Abu Fadak à propos des attaques contre les intérêts américains en Irak », assure à MEE un important commandant proche d’Abu Fadak et au courant de ces négociations.

« Elle a demandé à Abu Fadak d’intervenir, mais il a refusé. Il a déclaré ne pas pouvoir servir de médiateur entre les factions et les Américains. »

Selon ce commandant, les Américains ont fait une « grossière erreur » en tuant le général iranien Qasem Soleimani et le cofondateur du Kataeb Hezbollah Abou Mehdi al-Mouhandis dans une frappe de drone à l’aéroport de Bagdad en janvier 2020. 

Ils étaient les « deux personnes les plus importantes » responsables de « l’équilibre en Irak et auraient pu stopper ces attaques d’un mot », estime-t-il.

« La solution, c’est que les Américains partent dans un délai raisonnable, pas dans trois ans comme ils l’ont demandé »

- Un commandant proche d’Abu Fadak

« Ce sont les Américains qui ont lancé les hostilités et ils ont le pouvoir d’y mettre un terme en quittant l’Irak. La solution, c’est que les Américains partent dans un délai raisonnable, pas dans trois ans comme ils l’ont demandé », poursuit ce commandant.

« Abu Fadak a proposé aux Américains une échéance de deux à trois mois pour leur retrait, leur garantissant une protection totale et une aide pour le transport de leur équipement, de leur matériel et de leur personnel au Koweït s’ils acceptaient. »

Jeanine Hennis-Plasschaert a fait l’objet de vives critiques en Irak pour avoir rencontré Abu Fadak, accusée de reconnaître implicitement son pouvoir et son influence. Mais en réalité, sa mission ne fut pas totalement un échec.

Les discussions de l’envoyée spéciale de l’ONU auraient fourni une issue aux autres factions, leur permettant d’accepter le cessez-le-feu sans paraître redevables à l’Iran.

Jeanine Hennis-Plasschaert, la représentante spéciale de l’ONU pour l’Irak et directrice de la mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI) arrive dans la ville sainte irakienne de Nadjaf (AFP)
Jeanine Hennis-Plasschaert, la représentante spéciale de l’ONU pour l’Irak et directrice de la mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI) arrive à Nadjaf (AFP)

« [Elle] était le joker des négociations qui ont mené à l’armistice entre les factions et l’ambassade américaine », confie à MEE un commandant faisant partie de l’une des factions impliquées dans ces attaques. « Elle a joué le rôle de médiatrice et était un canal de communication indirect entre les deux parties.

« Elle s’est efforcée de trouver un terrain d’entente pour que les deux parties se rencontrent. Par conséquent, il a été décidé de mettre fin aux attaques et d’apaiser la situation jusqu’à maturation des négociations, ensuite le calendrier du retrait et la trêve seront fixés. »

Le commandant souligne que l’ONU et Jeanine Hennis-Plasschaert n’ont donné aux groupes armés aucune garantie, mais que la mentalité de l’envoyée en tant qu’ancienne ministre néerlandaise de la Défense « a créé une sorte d’accord entre elle et nous ».

« À ce stade, nous sommes persuadés qu’elle réussira à gérer ce dossier », assure-t-il.

La mission de l’ONU à Bagdad a déclaré à MEE n’avoir « aucun commentaire à faire à ce stade » en ce qui concerne les allégations à propos des négociations de Hennis-Plasschaert.

Rencontres à Qom

Fait inhabituel, l’ordre de Khamenei n’a pas été transmis aux factions armées via les canaux habituels ni par les responsables iraniens travaillant en Irak.

« Du fait de son importance », les commandants des factions les plus importantes, notamment l’organisation Badr, plus ancien groupe chiite soutenu par les Iraniens en Irak ; le Kataeb Hezbollah ; et Asaïb Ahl al-Haq, la plus faction la plus puissante, ont été convoquées à Qom pour rencontrer Khamenei, rapportent à MEE au moins trois dirigeants de ces factions.

Il y a eu plus d’une réunion avec Ali Khamenei.

« Khamenei estime qu’al-Kazimi est chiite, qu’importe qu’il soit bon ou mauvais de notre point de vue »

- Un haut commandant paramilitaire

La première a eu lieu avec le dirigeant de l’organisation Badr Hadi al-Ameri, une autre avec les représentants du Kataeb Hezbollah et d’Asaïb Ahl al-Haq, al-Nujaba et les conseillers iraniens, sans compter la personne chargée du dossier irakien.

« Les ordres qui ont été délivrés visaient essentiellement à garder le pouvoir entre les mains des chiites. C’est-à-dire préserver la position du Premier ministre et du gouvernement actuel », explique à MEE un haut commandant d’une faction armée soutenue par les Iraniens.

« Khamenei estime qu’al-Kazimi est chiite, qu’importe qu’il soit bon ou mauvais de notre point de vue, il finira par quitter ses fonctions tôt ou tard. Mais ce poste doit rester aux mains des chiites. »

Le commandant précise que Khamenei avait mis en garde contre le fait que toute attaque aujourd’hui pourrait menacer le régime d’al-Kazimi et par conséquent les stratégies politiques de tout le monde.

« Par conséquent, toute activité susceptible de menacer le gouvernement irakien ou le mettre à la merci des Américains doit être stoppée immédiatement », résume-t-il.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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