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Maroc-France : une histoire de piraterie et de colonialisme brutal

En amont des huitièmes de finale de la Coupe du monde féminine, Middle East Eye examine les relations franco-marocaines d’hier à aujourd’hui
Des supporters marocains regardent le match du groupe H entre le Maroc et la Colombie dans un fan park à Melbourne, en Australie, le 3 août 2023 (Reuters)

La participation du Maroc aux huitièmes de finale de la Coupe du monde féminine est déjà un événement capital – mais l’identité de son prochain adversaire, la France, ajoute une couche de piment historique.

Après d’extraordinaires victoires consécutives contre la Corée du Sud et la Colombie – des équipes bien au-dessus d’elles –, les Lionnes de l’Atlas sont sorties de la phase de groupes aux dépens de l’Allemagne.

Leur conte de fées se poursuit ce mardi contre la France, une répétition de la demi-finale de la Coupe du monde masculine au Qatar en décembre.

La rencontre a été décrite en plaisantant sur les réseaux sociaux comme le dernier match du « derby de colonialisme » après que les Pays-Bas ont battu l’Afrique du Sud dimanche et que l’Angleterre a battu de justesse le Nigeria aux tirs au but un jour plus tard.

Aujourd’hui se joue le dernier match entre l’ancien colonisateur et la colonie : la France contre le Maroc.

Bien que 1 800 km séparent les deux pays, ils partagent une histoire qui remonte à plus d’un millénaire et qui évoque des pirates basés au Maroc faisant la traite d’esclaves français, une conquête européenne au XXe siècle émaillée de batailles brutales et de rébellions, puis une relation commerciale étroite dans plusieurs secteurs aujourd’hui.

À l’aune du match, voici ce qu’il faut savoir de l’histoire des relations entre les deux pays. 

Conquête islamique et pirates barbaresques

Lorsqu’il a été confirmé que la France affronterait le Maroc en demi-finale, les blagues ont fusé sur les réseaux sociaux, comparant le parcours des Lions de l’Atlas à la conquête islamique de l’Espagne et du Portugal au Moyen Âge. 

« On a conquis la péninsule Ibérique et sommes prêts à combattre la France », a tweeté un internaute, comparant le Maroc en 732 et 2022. 

D’autres ont publié des cartes de la région au début du VIIIe siècle avec la France préparée pour l’invasion. 

En 711, les forces musulmanes lancèrent l’invasion de l’Europe depuis les côtes marocaines, menées par Tariq ibn Ziyad, Amazigh converti à l’islam qui gouvernait Tanger. 

En quelques années, une grande partie de l’Espagne et du Portugal d’aujourd’hui tomba sous domination islamique.

Sous les ordres de la dynastie omeyyade, les forces arabes et berbères avancèrent plus au nord, obtenant le contrôle de la Septimanie, une région qui correspond à peu près à l’actuel Languedoc-Roussillon, dans le sud de la France.

Ils menèrent également des raids sur l’est de la France, envahissant Lyon et Autun. Ce ne fut qu’après une défaite décisive face aux forces franques à la bataille de Poitiers en 732 que les musulmans furent repoussés. En 759, une grande partie de la France moderne avait été reprise par les Francs. ​​​​​

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Les forces musulmanes revinrent dans la région au Xe siècle pour construire une forteresse en Provence, près de Saint-Tropez. Plus tard, les empires almoravide et almohade menacèrent les frontières françaises après avoir pris le contrôle de la péninsule Ibérique musulmane. 

Pendant plusieurs siècles après cela, la France maintint des relations commerciales avec le Maroc, rare État musulman indépendant en Afrique du Nord à ne pas être tombé sous la domination directe de l’Empire ottoman.

Un sujet de litige majeur pour les deux pays fut les corsaires barbaresques : des pirates (pour beaucoup des réfugiés musulmans ayant fui l’Espagne après la Reconquista) qui opéraient en Afrique du Nord et tourmentaient les navires européens, en partie pour se venger de l’expulsion des musulmans ibériques.

Plusieurs opérations furent lancées depuis Salé et Rabat au Maroc, notamment des raids sur les villes côtières européennes, y compris en France, pour capturer des esclaves à vendre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. 

En 1629, l’amiral français Isaac de Razilly bombarda Salé, détruisant trois navires corsaires et obtenant la libération des esclaves français du Maroc. 

Deux ans plus tard, le traité franco-marocain de 1631 fut ratifié, accordant aux sujets français des droits préférentiels au Maghreb. 

Prise de contrôle française 

Les tensions avec les corsaires barbaresques se poursuivirent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, avec d’autres bombardements français sur Salé et Rabat en 1765. 

Plus tard cette année-là, la France lança sa première tentative d’invasion du territoire marocain avec le bombardement de Larache, qui fit entre 200 et 300 morts. 

Après une brève période de paix, la guerre franco-marocaine éclata en 1844 après le soutien du Maroc à la résistance algériennecontre l’invasion française. 

Les offensives françaises sur Tanger et Essaouira, et à la bataille de l’Isly à la frontière algérienne, contraignirent les Marocains à démarquer la frontière et mettre fin à leur alliance avec le chef de la résistance algérienne, l’émir Abdelkader

Un navire français attaqué par des pirates barbaresques, peinture de 1615 attribuée à l’artiste Aert Anthonisz ou Cornelis Bol (National Maritime Museum, Londres)
Un navire français attaqué par des pirates barbaresques, peinture de 1615 attribuée à l’artiste Aert Anthonisz ou Cornelis Bol (National Maritime Museum, Londres)

Un conflit européen majeur et prélude à la Première Guerre mondiale, connu sous le nom de crise de Tanger, eut lieu en 1905 lorsque l’Allemagne se querella avec la France et la Grande-Bretagne pour savoir qui devait contrôler ce pays d’Afrique du Nord. 

L’empereur allemand Guillaume II débarqua à Tanger et déclara son soutien à un Maroc indépendant. Cette crise se résolut en 1906 après la conférence d’Algésiras donnant lieu aux accords du même nom et accordant à la France un certain contrôle sur les affaires du pays, avec des garanties concernant le commerce pour toutes les autres nations.

Un an plus tard, le décès du docteur français Émile Mauchamp à Marrakech servit de prétexte pour lancer une conquête militaire à grande échelle du Maroc. L’énorme dette publique de ce dernier fut également un facteur clé pour la colonisation française

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Une seconde crise marocaine connue sous le nom de crise d’Agadir éclata entre les puissances européennes en 1911 lorsque les troupes françaises progressèrent au Maroc, en violation des accords d’Algésiras, ce à quoi l’Allemagne répondit en envoyant son propre navire de guerre à Agadir. 

Le Maroc devint officiellement un protectorat français par le traité de Fès en 1912, et certaines régions du pays furent cédées à l’Espagne. 

Contrairement à l’Algérie, intégrée à la France, le Maroc n’était techniquement pas une colonie mais un protectorat : le sultan du pays demeura le chef d’État. 

Mais les colons européens ne tardèrent pas à s’emparer de larges pans de l’agriculture marocaine : un tiers des terres cultivées au Maroc tombèrent entre les mains des Européens alors qu’ils ne dépassèrent jamais les 7 % de la population.  

Les Français prirent également le contrôle de la police d’État, de la taxation des principaux ports marocains et des ressources naturelles, notamment les mines de phosphate dans la province de Khouribga.

Quelque 40 000 Marocains furent envoyés sur le front lors de la Première Guerre mondiale, combattant dans toutes les batailles majeures du conflit. 

Un combat brutal pour l’indépendance du Maroc 

La France se heurta à une résistance locale dès le début de son invasion : des milliers de Marocains furent ainsi tués en combattant pour l’indépendance. 

En 1912, les commandants français réprimèrent violemment une mutinerie de soldats marocains à Fès, faisant 800 morts. Des tribus amazighes assiégèrent ensuite la ville, avant d’être vaincues lors d’une vague de répression qui fit 600 morts supplémentaires. 

La France déclara la guerre à plusieurs régions qui refusaient de se plier aux suzerains européens, notamment aux Zayans et aux Rifains. 

La guerre des Zayans, menée par la population amazighe de la région de Khénifra, s’étendit de 1914 à 1921. La bataille d’Elhri fut une première victoire notable pour les Zayans, dirigés par Mouha Ou Hammou Zayani, où plus de 600 soldats d’obédience française furent tués. 

La tribu fut finalement contrainte de se soumettre au régime français en 1921. 

La guerre du Rif, qui débuta en 1921, opposa initialement les combattants amazighs de la région montagneuse du Rif aux forces coloniales espagnoles. 

Après que les Rifains eurent écrasé l’armée espagnole lors de la bataille d’Anoual, infligeant à l’armée espagnole l’une des pires défaites de son histoire moderne, la France entra dans la guerre en 1925 et mit un terme à l’éphémère république du Rif. 

C’est à cette époque que le mouvement nationaliste marocain fut initié. Au début des années 1930, un mouvement de protestation visait un décret du sultan soumettant les communautés amazighes au droit coutumier et non au droit islamique. 

Mohammed V, à cheval, se rend à la mosquée Hassan de Rabat pour prêcher à l’occasion de la première prière du vendredi après la proclamation de l’indépendance du Maroc, le 10 mars 1956 (AFP)
Mohammed V, à cheval, se rend à la mosquée Hassan de Rabat pour prêcher à l’occasion de la première prière du vendredi après la proclamation de l’indépendance du Maroc, le 10 mars 1956 (AFP)

Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Marocains commencèrent à croire en la possibilité de l’indépendance, notamment après le soutien en faveur de cette idée exprimée par le président américain Franklin D. Roosevelt lors de la conférence de Casablanca en 1943. 

Le Parti de l’Istiqlal fut créé en 1943 pour promouvoir l’indépendance vis-à-vis de l’occupation française.

Le sultan Mohammed V se déclara favorable à l’indépendance. À l’approche d’un discours qu’il devait prononcer à Tanger en 1947, les autorités françaises tentèrent de perturber son voyage en tuant des centaines de civils à Casablanca lors d’un massacre brutal dans un quartier résidentiel. 

Une centaine de Marocains furent également tués par les forces françaises dans la même ville à la suite d’un soulèvement anticolonial en décembre 1952. 

Le sultan indépendantiste fut contraint de s’exiler à Madagascar en 1954. Son remplacement par son cousin Mohammed ben Arafa suscita de nouvelles protestations de la part des nationalistes. 

Après une escalade de la violence entre les forces coloniales et les nationalistes marocains, Mohammed V rentra d’exil en novembre 1955 et le Maroc fut déclaré indépendant. 

D’ennemis à partenaires 

Après l’indépendance, le roi Hassan II, fils de Mohammed V, initia un processus de marocanisation en cédant à des propriétaires marocains des biens appartenant à des étrangers, notamment à des Français. 

Certains chercheurs soutiennent que cette marocanisation s’apparentait à un « protectorat 2.0 », dans le cadre duquel les membres de l’élite du pays se voyaient confier le contrôle de l’économie. 

Depuis l’indépendance, le Maroc et la France entretiennent des liens généralement amicaux. 

La France et l’Espagne, un autre ancien occupant, sont de loin les premiers partenaires commerciaux du Maroc. Les deux pays représentent respectivement 21 % et 22 % de ses exportations enregistrées l’an dernier. 

L’Hexagone forme la plus grande part des investissements directs étrangers dans le pays du Maghreb, avec des flux plus de quatre fois supérieurs à ceux des Émirats arabes unis, en deuxième position.  

En réalité, le Maroc est la première destination des investissements français en Afrique. La grande majorité des grandes entreprises françaises ont des filiales au Maroc, notamment 33 des 40 entreprises cotées au CAC 40. 

L’éducation est un autre domaine clé de cette alliance pérenne : les écoles françaises sont très présentes au Maroc et les classes moyenne et supérieure continuent en grande majorité d’y envoyer leurs enfants. 

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Environ 33 % des Marocains parlent français, selon l’Organisation internationale de la francophonie. Le français demeure par ailleurs ancré dans de nombreux aspects de la vie, y compris le gouvernement et les médias. 

L’an dernier, une campagne a été lancée pour réclamer le remplacement du français par l’anglais comme langue étrangère officielle du pays dans le but d’élargir les horizons de la jeunesse. 

On estime à plus d’1,5 million le nombre de personnes d’origine marocaine vivant en France, ce qui représente la plus grande part de la diaspora marocaine. 

Au sein de cette population figurent 750 000 ressortissants marocains, qui forment le deuxième groupe d’immigrés non européens en France, derrière les Algériens. 

Plusieurs stars de la sélection marocaine sont nées en France, notamment l’ailier Sofiane Boufal et le sélectionneur Walid Regragui.

Du côté des femmes, la gardienne Inès Arouaissa, les défenseures Nesryne El Chad et Sabah Seghir, les milieux de terrain Sarah Kassi, Élodie Nakkach et Anissa Lahmari, et l’attaquante Kenza Chapelle sont toutes nées sur les côtes françaises.

En dépit de plusieurs décennies de liens étroits, les relations entre les deux pays se sont quelque peu détériorées l’an dernier après que la France a refusé des visas d’entrée aux migrants marocains dans plusieurs secteurs.

Ces tensions ont coïncidé avec un réchauffement des relations de la France avec l’Algérie, avec laquelle le Maroc est en désaccord sur le sort du territoire contesté du Sahara occidental. 

Note de l’éditeur : cet article a été publié pour la première fois le 13 décembre 2022 avant que le Maroc n’affronte la France en demi-finale de la Coupe du monde masculine. Il a été mis à jour et republié le 8 août 2023 avant les seize derniers matchs de la Coupe du monde féminine.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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