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Après avoir abattu un chasseur russe, la Turquie n’est pas d’humeur à lâcher du lest

Cet incident menace d’élargir un fossé entre deux pays qui, jusqu’à présent, étaient de proches partenaires économiques

La destruction mardi matin d’un avion de chasse russe au-dessus du village de Yamadi, dans la province frontalière de Lattaquié, au nord-ouest de la Syrie, marque l’apogée de près de deux mois de tension croissante entre la Russie et la Turquie.

Les relations des deux pays ont commencé à se tendre lorsque les troupes russes se sont positionnées en Syrie fin septembre pour soulager la pression pesant sur le gouvernement chancelant du président syrien Bachar al-Assad. Depuis lors, la Turquie a régulièrement affirmé que les avions russes pénétraient dans l’espace aérien turc et a souvent protesté auprès des Russes.

L’avertissement le plus récent remonte à cinq jours seulement, le 19 novembre. Adressé à l’ambassadeur et attaché militaire russe à Ankara, il faisait suite à des frappes sur les colonies turkmènes, contrôlées par l’opposition syrienne, à proximité de la frontière syrienne par des chasseurs russes. À ce moment-là, la Turquie et la Russie s’étaient engagées dans des échanges constants visant à éviter un incident dans lequel un avion serait abattu. La destruction de l’avion mardi est survenue à la veille d’une rencontre prévue des ministres des Affaires étrangères de la Russie et de la Turquie à Istanbul.

Bien que la Russie ait toujours nié toute violation de l’espace aérien turc, accidentelle ou non, des diplomates turcs affirment que, à Moscou, les responsables ont été un peu plus communicatifs en privé, suggérant un acte « téméraire » de la part de leurs pilotes. Après que le chasseur russe a été abattu à 9 h 20 heure locale (07 h 20 GMT) mardi, l’état-major turc a annoncé qu’il avait donné dix avertissements en l’espace de cinq minutes avant d’entreprendre toute action.

Quoi qu’il en soit, la Russie a réagi rapidement et vivement mardi à la nouvelle annonçant que le jet avait été abattu et que ses deux pilotes avaient été contraints d’atterrir en parachute dans le Djebel turkmène, l’un d’eux apparemment tué lors de la descente. La Russie nie qu’il y ait eu violation de l’espace aérien turc et a demandé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies.

La réaction du président russe à la nouvelle a été exceptionnellement dure selon les normes de la diplomatie internationale, surtout quand on garde à l’esprit que, jusqu’à ces dernières semaines, Vladimir Poutine et le président turc Recep Tayyip Erdoğan se sont rencontrés fréquemment et sont considérés comme des amis, parfois même des âmes sœurs.

« La perte que nous avons subie aujourd’hui est un coup de poignard dans le dos asséné par des complices des terroristes », a déclaré Poutine. Cela fait suite à des remarques énigmatiques qu’il a faites lors du sommet du G20 à Antalya la semaine dernière alléguant que certains pays apportaient un soutien financier à Daech. Ceci ressemblait à une pique sans équivoque envers la Turquie. Donc, outre les questions sur les conséquences à court terme de la destruction de l’avion, il s’agit également de savoir si un fossé important se creuse entre la Turquie et la Russie et combien de temps cela pourrait durer.

La Turquie et la Russie, ennemis historiques avant la fin du XXe siècle – la Russie tsariste ayant pendant deux siècles considéré l’Empire ottoman comme une cible de conquête et d’annexion éventuelle –, ont aujourd’hui des liens économiques étroits, en particulier dans le domaine de l’énergie. Rompre ces liens, voire les réduire, serait difficile pour les deux pays, mais peut-être plus encore pour la Turquie qui importe au moins la moitié de son gaz naturel de Russie.

Réparer les pots cassés est sans doute difficile puisque les politiques des deux pays concernant la Syrie sont en conflit direct. Aucune ne semble susceptible de changer de cap. Depuis 2011, la Turquie a canalisé l’aide à l’opposition syrienne dans une tentative de renverser le gouvernement Assad et de le remplacer par un régime sunnite. Ces dernières années, il y a eu des allégations persistantes de matériel turc parvenant aux mains de l’État islamique (EI). Cette année, la rhétorique turque s’est durcie et Erdoğan a fermement dénoncé le groupe EI, mais jusqu’à très récemment, il semblait y avoir une tendance à Ankara suggérant que l’EI est une ramification ou un allié d’autres ennemis de la Turquie, les nationalistes kurdes ou les forces d’Assad.

Le « changement de régime » en Syrie est une aspiration que la Turquie peut difficilement abandonner après près de cinq ans à en faire une priorité absolue de la politique étrangère et après l’admission de 2,3 millions de réfugiés syriens sur son sol. Si la Russie parvient non seulement à soutenir, mais aussi à consolider les restes d’un État syrien viable dirigé par Assad, Ankara aura du mal à l’accepter.

La Turquie devra également examiner les implications stratégiques radicales d’une forte présence militaire russe à sa frontière sud – un atout majeur pour la Russie et une situation totalement nouvelle et potentiellement très troublante pour la Turquie, bien que jusqu’à présent, il semble y avoir eu peu de discussions sur ce sujet en Turquie, où tous les yeux sont rivés sur la lutte contre les partisans d’Assad.

En revanche, la Russie semble avancer de façon mûrement réfléchie. En septembre, Poutine a reçu le président Erdoğan en visite officielle, quelques jours avant son engagement en Syrie – mais n’a rien laissé entendre aux Turcs de ce qui allait arriver, ce qui a rendu la pilule encore plus dure à avaler pour Ankara au moment de l’intervention. Depuis, la Russie a également renforcé son alliance militaire informelle avec l’Iran sur la Syrie, Poutine ayant rencontré les dirigeants iraniens lundi à Téhéran, sa première visite depuis plus de dix ans.

La Turquie se tourne elle-aussi désormais vers ses alliés. Sa réaction immédiate à la crise sera, comme ce fut le cas plusieurs fois par le passé, de chercher la solidarité de ses partenaires occidentaux de l’OTAN. Après la convocation de l’ambassadeur russe au ministère des Affaires étrangères à Ankara mardi, ce fut le tour des ambassadeurs britannique, français et américain, ainsi que de l’ambassadeur chinois.

L’OTAN a déclaré à plusieurs reprises qu’il se rangerait résolument aux côtés de la Turquie, mais les gouvernements occidentaux doivent tenir compte de la réaction de leurs propres hommes politiques et de leur opinion publique vis-à-vis de tout ce qui pourrait transformer la frontière turco-syrienne en poudrière.

Pendant ce temps, la Turquie et la Russie évaluent la forme que devraient prendre leurs protestations diplomatiques. La visite du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à Istanbul, prévue pour ce mercredi, a été annulée. Les voyages en Turquie ont également été déconseillés aux citoyens russes en raison d’une prétendue menace terroriste croissante.

Il semble que le dialogue russo-turc, même en coulisses, soit extrêmement tendu, peut-être même au point de rupture. Cependant, Ankara n’est pas d’humeur à lâcher du lest.

Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le président russe Vladimir Poutine la semaine dernière en marge du G20 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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