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Coupures internet en Algérie : « Comme ça, on va haïr le pouvoir un peu plus »

Les autorités ont pour la quatrième année consécutive coupé l’accès à internet pendant les épreuves du bac pour « éviter la fuite des sujets ». Une stratégie impopulaire et coûteuse
Un peu plus de 674 000 candidats au bac ont commencé dimanche leurs épreuves (AFP)
Par Malek Bachir à Algérie

Si vous tapez « coupure internet » sur les réseaux sociaux, deux pays arrivent en tête des recherches : le Soudan, où le Conseil militaire au pouvoir a censuré le web en pensant que la répression des manifestants passerait inaperçue, et l’Algérie où… les autorités craignent une fuite des sujets du baccalauréat !

L’armée, dont le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, est considéré comme l’homme fort du pouvoir depuis le départ d’Abedlaziz Bouteflika le 2 avril, a pris en charge l’acheminement des sujets vers les centres d’examen et les copies des candidats vers les centres de correction « à travers une escorte sécuritaire assurée par les services compétents du ministère de la Défense ».

Ce même ministère a par ailleurs équipé les annexes de l’Office national des examens et concours (ONEC) d’appareils de brouillage en vue de lutte contre la fraude électronique.

Selon l’APS, l’agence de presse officielle, un peu plus de 674 000 candidats au bac ont commencé dimanche leurs épreuves « dans une ambiance détendue » et « dans des conditions marquées par une organisation minutieuse ».

Dans la vraie vie, l’ambiance n’est pas si « détendue », car en parallèle de ce dispositif, le réseau internet a été coupé. Et alors que l’an dernier, la ministre de la Poste et des Technologies de l’information et de la communication, Imane-Houda Feraoun avait officiellement averti que les accès à internet seraient bloqués pendant la première heure de chaque épreuve, cette année, rien n’a été annoncé.

C’est donc avec surprise que les Algériens ont découvert dimanche matin – l’équivalent du premier jour de la semaine – que leurs smartphones et leurs ordinateurs refusaient de se connecter et qu’il était impossible d’accéder à Facebook, Twitter, Whatsapp ou Viber, dont ils sont de gros consommateurs.

Chez Algérie Télécom, une source confirme à Middle East Eye qu’il y a bien une coupure « officielle » : « Il faut attendre 18 h pour que la connexion revienne de manière stable et mercredi pour un retour à la normale. » Sauf qu’à 18 h, tout le monde voulant rattraper sa journée, les réseaux se retrouvent saturés. « Il faut s’attendre à des perturbations toute la semaine », prévient-on aussi chez Djezzy, opérateur de téléphonie, où le modem 4G ne fonctionne carrément plus.

« Depuis 2016, on coupe internet quand arrivent les épreuves du bac, de peur de la fraude. En Algérie, c’est un problème qu’on ne peut toujours pas maîtriser alors que partout dans le monde, depuis 2017, on utilise des brouilleurs localisés. C’est grave ! », s’emporte Ali Kahlane, vice-président du Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise (CARE), think tank à vocation économique.

VPN et jeux de société

L’an dernier, une enquête auprès d’entreprises dans le commerce électronique, de compagnies aériennes, de multinationales ou encore de banques lui a permis d’évaluer les dégâts. « Quatre jours de coupure ont fait perdre aux entreprises 20 millions de dinars [150 000 euros] avec un manque à gagner de 30 % », précise-t-il à MEE.

« C’est encore plus grave pour les hôpitaux et les cliniques où certaines opérations sont reportées, mettant en danger la santé des patients ! »

- Ali Kahlane, vice-président de Care

Cette année, si on tient compte du fait que le commerce électronique s’est beaucoup développé, extrapoler ce chiffre en le multipliant par dix ne serait, selon lui, pas du tout exagéré. « D’après un premier sondage autour de moi, la perte avoisine les 200 millions de dinars [1,5 million d’euros] », assure-t-il.

Dimanche soir, une pétition lancée par des « citoyens exaspérés » a été mise en ligne pour demander l’arrêt de ces coupures. « Le peuple algérien réclame et exige la cessation des coupures de la connexion internet pendant les examens du bac », demande le texte de la pétition. « En tant qu’entrepreneurs, travailleurs dans le digital, chercheurs, académiciens, touristes ou simples citoyens algériens, nous subissons une perte de temps et d’argent considérable et une paralysie du secteur entrepreneurial et digital en Algérie. Nous (98,5% des Algériens) n’avons pas à subir l’incompétence du ministère de l’Éducation à prévenir la fraude des 1,5 % d’Algériens que sont les bacheliers. »

Yasmine Bouchène, chef d’entreprise dans les techs, ne comprend pas la logique de cette mesure. « Il serait plus simple d’aller voir Facebook ou Whatsapp et de leur dire : ‘’Vous me bloquez tout ce qui est publié en rapport avec le bac et vous me bloquez l’accès pour les 13-20 ans’’. Au pire, ça leur aurait coûté 1 ou 2 millions d’euros. Au mieux, en tant qu’État, ils auraient pu négocier autre chose », estime-t-elle. « Mais non, ils préfèrent tout couper. Comme ça, ils perdent beaucoup d’argent et on va haïr le pouvoir un peu plus. »

Face aux difficultés, il reste l’humour – Yasmine conseille à ses clients d’échanger par pigeon voyageur – et les plans B – le VPN pour contourner la coupure ou les jeux de société en guise de team building. Certains ont même décidé de poser leur semaine de congés pendant la semaine du bac.

« Tous les chefs d’entreprise que je connais qui travaillent dans le numérique, pour lesquels internet est le cœur de métier, sont très énervés », témoigne Lamia Khodja, consultante en stratégie et développement. « Parce que pour eux, ça signifie des employés payés à ne rien faire, des clients exaspérés et une activité à l’arrêt. Et c’est inadmissible, surtout quand on sait qu’il existe des solutions ! »

https://twitter.com/djebarak/status/1140245740020752384

« C’est un problème pour les entreprises comme les banques, où certains services ont été entièrement créés autour d’internet, mais c’est encore plus grave pour les hôpitaux et les cliniques où certaines opérations sont reportées, mettant en danger la santé des patients ! », souligne Ali Kahlane. « Aujourd’hui, comme il est impossible de penser que l’on peut ouvrir le robinet et ne plus avoir d’eau, il est devenu inimaginable d’allumer son smartphone et de ne pas avoir accès à internet, devenu à proprement parler de l’énergie informatique. »

Le 22 février, premier jour d’une mobilisation populaire qui a conduit au départ d’Abdelaziz Bouteflika, les autorités avaient également coupé l’accès à internet : l’ONG Netblocks, qui lutte contre la censure et la surveillance du web dans le monde, avait estimé le coût de 14 heures de coupures à 60 millions de dollars (54 millions d’euros) pour l’économie nationale.

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