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La fiancée de Khashoggi partage des détails intimes sur les derniers jours du journaliste assassiné

Le livre de Hatice Cengiz révèle la solitude du journaliste saoudien en exil et ses doutes sur les critiques qu’il formulait à l’encontre de Mohammed ben Salmane
Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, tient une conférence de presse pour le lancement de son livre à Istanbul (Reuters)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

« Cher Jamal, la dernière fois que je t’ai vu, c’était il y a exactement un mois. J’ai l’impression que c’était demain, voire aujourd’hui. J’attends toujours ton retour, puisque nous n’avons même pas pu voir ton corps. Jamal... m’entends-tu ? » écrit Hatice Cengiz dans son journal, début novembre.

« Me vois-tu de là où tu te trouves ? Comment vas-tu, Jamal ? Est-ce que je te manque Jamal, ou sens-tu à quel point tu me manques ? »

Plus de quatre mois après l’horrible assassinat de Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, les autorités turques cherchent toujours des réponses sur la localisation du corps du journaliste assassiné.

Mais sa fiancée, Hatice Cengiz, s’est lancée dans une mission d’un autre ordre : se souvenir de lui comme de l’homme qu’elle aimait.

Dans un nouveau livre publié en turc début février, Hatice Cengiz is speaking : Jamal Khashoggi, his life, his fight and his secrets, la jeune femme livre un récit détaillé de leur relation, ainsi que des extraits de son journal intime, tenu après le meurtre.

« Personne ne m’a aimé auparavant comme toi maintenant »

- Jamal Khashoggi

Le livre a été coécrit par les journalistes Sinan Onuşet Mehmet Âkif Ersoy. Hatice Cengiz raconte sa rencontre avec Khashoggi, lors d’une conférence à Istanbul, ainsi que leurs conversations quotidiennes sur Facetime pour se donner des nouvelles suite au retour de Jamal à Washington, où il vivait un exil solitaire.

Au-delà de leurs échanges affectueux, l’ouvrage révèle combien Khashoggi se sentait isolé et avait le mal du pays.

Dans ses moments de dépression, Hatice Cengiz était là pour lui remonter le moral et lui rappeler qu’ils allaient bientôt entamer une nouvelle vie.

Le livre raconte qu’un jour, Khashoggi lui a dit : « Personne ne m’a aimé auparavant comme toi aujourd’hui ».

Hatice Cengiz, chercheuse indépendante sur le Moyen-Orient, très bonne arabophone, a rencontré Khashoggi à Istanbul en mai dernier, pour recueillir ses observations sur la région.

L’amitié entre Khashoggi et la chercheuse s’est rapidement approfondie au fil d’échanges de mails, de messages et de leurs fréquentes rencontres à Istanbul, lors de leurs visites régulières dans la ville turque.

Ils parlaient de politique, d’histoire et de l’Arabie saoudite, et surtout du désir de Khashoggi de fonder une nouvelle famille.

Khashoggi avait deux fils et deux filles d’un premier mariage, mais il avait divorcé trois fois avant de rencontrer Hatice Cengiz.

« Nuit après nuit, aux États-Unis, tout seul chez moi, j’ai suivi l’évolution de la situation dans mon pays. Ma solitude était une grande souffrance et je pleurais souvent. Mais pas question d’en faire part à mes enfants », a-t-il confié un jour à Hatice.

« MBS se prend pour Atatürk »

Le livre révèle également une interview officielle enregistrée entre Hatice et Khashoggi, dans laquelle il parle de la situation en Arabie saoudite et la compare à la Turquie.

« L’Arabie saoudite d’aujourd’hui ressemble exactement à la Turquie d’autrefois. Je pense que Mohammed ben Salmane se prend pour un leader exceptionnel. Comme Atatürk, il pense qu’il détient toutes les meilleures solutions. Il pense qu’il est le seul à pouvoir nous sauver du radicalisme et de la pauvreté. Comme Mustafa Kemal, il s’attend en échange à nous voir renoncer à la politique ».

Khashoggi a fait part à Hatice de cette conviction : la domination d’un seul homme, dans n’importe quel pays, ne peut mener qu’au chaos parce qu’elle rend impossible toute bonne gouvernance.

« L’Arabie saoudite se trouve maintenant dans une situation bien différente. On a l’impression aujourd’hui d’être revenu à l’époque du règne d’Abdelaziz ben Saoud, le fondateur du pays. Même sous son règne, les gens avaient le droit d’avoir des opinions différentes. Ce n’est plus le cas. Le prince n’écoute jamais personne. »

Khashoggi pensait que le défi le plus important avant MBS était l’imminence d’une crise économique.

Les problèmes structurels de l’économie – de la montée en flèche du nombre de travailleurs immigrés à la baisse des revenus pétroliers – sont très préoccupants, alertait-il.

INTERVIEW – Hatice Cengiz : « Il a fait ce qu’il fallait »
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« Il lui faut absolument concrétiser le projet Vision 2030. En fait, il suffirait qu’il fasse un tiers de ce qu’Erdoğan a accompli en Turquie. Comme le parti AKP [Parti de la justice et du développement d’Erdoğan], il doit aider les pauvres et relever leur niveau de vie ».

Il a également exprimé des doutes quant à son opposition à MBS, estimant qu’il ne savait pas vraiment si dans dix ans il penserait toujours que MBS a échoué.

Hatice Cengiz partage également plusieurs autres observations de Khashoggi sur la Turquie.

Parfois, le journaliste saluait l’initiative d’ouverture du pays aux réfugiés syriens et aux exilés égyptiens, mais il critiquait aussi Erdoğan et les dirigeants turcs pour avoir réduit l’espace d’expression des diverses oppositions.

Dans son livre, elle écrit que Khashoggi avait plusieurs projets : il voulait créer une organisation non gouvernementale en faveur de la démocratie dans le monde arabe et une rubrique arabe dans les colonnes du Washington Post, que le journal a lancée ce mois-ci, en sa mémoire.

Hatice Cengiz est sûre d’une chose.

« Cher Jamal, nous savons tous que tu vivais les derniers jours de ta vie. Dieu merci, j’ai réussi à te rendre heureux, même pour si peu de temps, et à t’offrir mon amour ».

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

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