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L’Office chérifien des phosphates, « la première rédaction au Maroc »

Le premier donneur d’ordres privé du Maroc s’est entouré d’une armada de journalistes grâce à des salaires très attractifs. Une vague de recrutements qui intrigue
L’usine de Marca de l’Office chérifien des phosphates (OCP), près de Laayoune (AFP)

« La première rédaction marocaine ». C’est ainsi que certains journalistes surnomment, avec humour, l’Office chérifien des phosphates (OCP). Depuis l’année dernière, le géant mondial des phosphates s’est en effet payé les services de plusieurs journalistes pour « polir » son image. 

La dernière recrue : Samir Chaouki, ex-PDG d’Horizon Press. Après plus de dix ans à la tête du groupe médiatique qui compte le quotidien Les Inspirations éco, la web TV Horizon TV et le site leseco.ma, le journaliste a rejoint, le 3 février, le cabinet du PDG de l’OCP, Mostafa Terrab. Son poste : « conseiller en communication », précise-t-il.

Il est le deuxième directeur de publication, depuis 2019, à troquer le journalisme contre la communication au cabinet de Mostafa Terrab. Fin septembre 2019, la directrice de publication de TelQuel quittait elle aussi son poste pour rejoindre l’OCP. 

Cinq mois plus tôt, Nadia Lamlili, ancienne responsable Maghreb/Moyen-Orient pour le site de Jeune Afrique installée à Paris, avait été recrutée comme chargée de mission au sein du groupe.

À ces noms s’ajoute celui de Souleiman Bencheikh, ancien directeur de la rédaction du mensuel Zamane et ancien correspondant de L’Express. L’auteur du livre Le Dilemme du roi ou la monarchie marocaine à l’épreuve, passé par Le Journal hebdomadaire et TelQuel, y officie aussi, depuis mai 2019, en tant que chargé de mission pour l’organisation et la production de contenu autour du centenaire de l’OCP, événement qui sera célébré cette année.

Une vague de recrutement rendue possible notamment grâce à des salaires sans commune mesure avec les rémunérations habituellement pratiquées dans la presse au Maroc.

« On m’a proposé trois fois mon salaire pour rejoindre l’OCP. J’ai accepté car j’avais besoin de stabilité »

- Un journaliste marocain

« On m’a proposé trois fois mon salaire pour rejoindre l’OCP. J’ai accepté car j’avais besoin de stabilité. D’autant que la presse au Maroc n’est plus intéressante. Il vaut mieux sortir de la précarité », explique à Middle East Eye un journaliste approché récemment par le groupe dirigé par Mostafa Terrab. 

Comme lui, une dizaine d’autres journalistes, juniors comme seniors, se sont vus proposer des postes par l’entreprise. Des postes sans lien avec le magazine interne de l’OCP qui compte à lui seul une équipe constituée d’au moins cinq journalistes. 

« Tracking » des cibles 

Cette série de recrutements de journalistes s’accompagne d’une stratégie plus large consistant à polir l’image du groupe. 

Ainsi, en septembre, une consultation a été lancée pour choisir « un ou plusieurs cabinets » pour la réalisation d’études « de profiling [récolte et analyse des données] de ses cibles internes et de tracking [outils qui permettent aux prestataires de services informatiques d’identifier et servir leurs clientèles] des attributs de la marque OCP en externe », décrit un document confidentiel parvenu à MEE.

Si le profiling concerne 21 000 collaborateurs au Maroc et à l’étranger (Brésil, Argentine, États-Unis, Chine, Singapour, Turquie, Inde, Émirats arabes unis, Suisse, Côte d’Ivoire, Cameroun, Éthiopie, Kenya, Nigeria, Sénégal, Zambie, Ghana, Bénin, Tanzanie, Rwanda et Burkina Faso), le tracking, lui, concerne à la fois les fermiers, l’écosystème industriel (le groupe étant le premier donneur d’ordres privé au Maroc), les médias, les influenceurs et les « activistes » que sont les « ONG locales, ONG environnementales africaines et internationales et les groupes de pression », indique le document soumis aux cabinets d’études.

C’est que l’image de l’OCP est parfois ternie par des ONG internationales. En juin 2019, par exemple, trois associations suisses, Pain pour le prochain, Swissaid, Action de Carême, sortaient un rapport accablant pour le groupe, intitulé « Engrais dangereux, négociants suisses et violations de droits humains au Maroc ». 

Le rapport dénonce : « Les deux fabriques d’engrais de l’OCP [Safi et Jorf Lasfar] sur la côte atlantique marocaine émettent de grandes quantités de gaz toxiques, polluent l’air et violent le droit à la santé des travailleurs et des riverains. Ce rapport constate que de nombreux travailleurs souffrent de maladies respiratoires et de cancers suite à une exposition prolongée aux polluants et aux poussières fines. De nombreux cas de décès de travailleurs sont rapportés suite à ces maladies. »

Omerta médiatique 

Le rapport des trois ONG, dont MEE détient une copie, poursuit : « La pollution de l’OCP affecte également les riverains [maladies respiratoires et fluorose dentaire] ainsi que l’agriculture et l’élevage dans les villages autour des sites de l’OCP. Des entreprises basées en Suisse sont liées à ces violations : la Suisse abrite une vingtaine de négociants actifs dans le négoce d’engrais au niveau international. Au moins onze négociants ont des liens commerciaux avec l’OCP. »

Le premier producteur et exportateur mondial de roche de phosphate et d’acide phosphorique avait tout nié en bloc.

Dans les médias marocains, le rapport a quasiment été passé sous silence. Le géant des phosphates est aussi un des annonceurs les plus importants au Maroc.

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