Le « bastion du Hezbollah » ou comment déshumaniser Dahiyeh
Imaginez un instant que, le 11 septembre 2001, vous allumez votre téléviseur et voyez les gros titres suivants : « Les quartiers généraux de la sanguinaire machine de guerre américaine frappés par des attaques » ; « L’épicentre de l’exploitation financière aux États-Unis ébranlé par des explosions » ; « De nombreux morts suite au crash d’un avion contre la puissance hégémonique et belligérante mondiale ».
Il est fort probable que vous considéreriez ces interprétations comme de la propagande d’Al-Qaida et un affront répugnant vis-à-vis des civils qui y ont péri.
Pourtant, lorsque ce type d’attaques brutales sont portées sur des villes plus éloignées, ces mêmes tournures journalistiques passent comme une lettre à la poste. Bien évidemment, lorsque les personnes atteintes par ces attaques ont par le passé été déshumanisées et que toute forme d’identité civile a été supprimée, cela facilite les choses. Songez à l’Irak ou à l’Afghanistan où, en novembre 2001, le chroniqueur en politique étrangère Thomas Friedman s'est permis de placer « "civils" afghans » entre guillemets, de manière à excuser leur massacre par les États-Unis.
Ces derniers temps, le Liban est de plus en plus fréquemment victime des médias, qui se montrent aussi bien négligents que pernicieux. Ceci est particulièrement vrai pour la banlieue sud de Beyrouth, Dahiyeh, qui est réduite ad nauseam au rôle de « bastion du Hezbollah ». Veuillez taper bastion du Hezbollah sur Google et vous verrez.
Les résultats plus récents de Google porteront sur le double attentat suicide à la bombe dans le quartier de Burdj al Barajina, qui a provoqué la mort de 40 personnes et en a blessé plus de 200. Ces attaques ont été revendiquées par le groupe Daech.
Dans l'une de ses dépêches typiques, Reuters a expliqué que « le Hezbollah, chiite et soutenu par l’Iran, avait envoyé des troupes de l’autre côté de la frontière afin de soutenir le président syrien Bachar al-Assad contre les groupes insurgés sunnites, en ce compris Daech ».
Et pouf, voilà la relation de cause à effet mise à nu, bien qu’elle ne soit pas explicitement décrite : le Hezbollah est allé en Syrie, leur bastion a donc été bombardé. Peu importe si Dahiyeh, qui compte en effet une présence substantielle de sympathisants du parti, accueille également Libanais, Palestiniens, Syriens et autres orientations politiques et religieuses. La formule Dahiyeh= shiite/Hezbollah laisse de côté la population chrétienne de la zone, certes inférieure en nombre, sans mentionner le fait qu’il est plus courant dans de nombreuses parties de la banlieue de voir les drapeaux du mouvement Amal (majoritairement chiite) que ceux du Hezbollah.
Cependant, dans un souci de simplification, les médias nous présentent une vision monochrome. Après tout, les sympathisants du Amal et les chrétiens sont dépourvus des connotations néfastes que l’Occident a attribué au mot Hezbollah. Ainsi l’explication en profondeur de la situation déconcerterait tout simplement les lecteurs ( Idem pour l’explication des origines de Daech, qui ne nécessite apparemment pas l’inclusion de qualificatifs permettant de partager les noms de ceux responsables de son existence, tels que les États-Unis, contrairement au Hezbollah, toujours suivi par « soutenu par l’Iran »).
Bien entendu, rien de tout cela n'a pour but de suggérer que si Dahiyeh était entièrement habité par des sympathisants du Hezbollah, les attaques auraient été justifiées. Ce n’est pas un crime de vouloir soutenir une organisation formée en réponse au piétinement meurtrier du Liban par Israël et qui a défendu le pays avec succès des prédations sionistes.
Toutefois, certaines personnes ne ressentent aucun malaise à se montrer optimistes en parlant du carnage de Burdj al Barajina. Un certain Everett A. Stern, qui s’auto-définit sur Twitter comme « candidat au Sénat des États-Unis, directeur du renseignement, dénonciateur du scandale de la HSBC, activiste en matière de justice sociale, PDG », a tweeté ce qui suit : « Je soutiens toute attaque lancée contre le Hezbollah ou Daech. Cela comprend l’attaque portée aujourd’hui contre le Hezbollah, au Liban. »
Qu’importe si l’attaque a été revendiquée par Daech, petit détail insignifiant, ou s’il est généralement souhaitable de garder son fervent soutien au terrorisme pour soi.
En réponse à l’affirmation de Stern, un autre utilisateur de Twitter a publié la photo d’une petite fille souriante, une des victimes de ce jour-là, avec le commentaire « elle a tout l’air d’être un des cerveaux du Hezbollah ».
Au-delà de l’incalculable souffrance individuelle et collective qui subsistera au lendemain de ces atrocités, d’autres suites sont à prévoir. Les mesures excessives qui ont souvent caractérisé le régime sécuritaire du Liban devraient vraisemblablement être relevées d’un cran, ouvrant la voie à un profilage de la population accru. Des précédents existent dans ce sens-là, cf. l’arrestation l’an dernier du rappeur libanais Hussein Sharaffedine, soupçonné de terrorisme. Son crime : visiter un mécanicien à Dahiyeh étant vêtu d’une espèce de « tenue mexicaine moderne ». C’est ainsi que ses vêtements auraient été décrits par l’unité antiterroriste libanaise.
Pendant ce temps, cette sécurité renforcée donne lieu, entre autres, à une plus forte méfiance des uns envers « les autres » - ce qui bien entendu ne sert qu’à compliquer l’harmonie sociale dans le cadre de politiques multi-sectaires. Mais pour les acteurs régionaux qui cherchent à faire d’une épreuve de force sectaire apocalyptique une prophétie auto-réalisatrice : plus la discorde grandit, mieux c’est.
- Belen Fernandez est l’auteur de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work, publié chez Verso. Elle est conseillère de rédaction chez Jacobin magazine.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une proche de Samer Huhu, morte dans un double attentat à la bombe qui a secoué une rue commerçante populaire de la zone de Burj al-Barajneh, brandit son portrait lors de ses funérailles, dans le quartier sud de la capitale Beyrouth, le 13 novembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.
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