EXCLUSIF : La lettre du ministre iranien des Affaires étrangères à Federica Mogherini
Deux mois après la prise de fonction de la nouvelle administration Trump, le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, avertit que l’attitude de Washington à l’égard de l’accord sur le nucléaire menace de « vider de son sens l’ensemble de la négociation », révèle la copie d’une lettre obtenue par Middle East Eye.
« L’Iran ne peut pas se permettre de continuer à appliquer l’accord unilatéralement, alors que l’un des contractants essentiels persiste à violer systématiquement certaines des dispositions essentielles du JCPOA, en faisant valoir des prétextes hors de propos, futiles et sans fondement », écrit-il en faisant allusion à l’accord officiellement appelé Plan global d’action conjoint (JCPA).
La lettre de Zarif, adressée au haut représentant de l’Union européenne (UE) pour la politique étrangère, Federica Mogherini, contraste violemment avec la lettre envoyée au président Obama par Hassan Rohani, où il se réjouissait de l’accord signé début 2016 – que MEE fut également le premier à révéler.
Ces deux lettres datent la rupture des liens entre les deux pays, avec l’arrivée au pouvoir de Trump, et décrivent les dangereuses retombées de son approche conflictuelle de l’Iran, qui vient de monter encore d’un cran vendredi.
L’Iran a été accusé de violer, sinon les termes réels de l’accord, en tout cas son esprit, par son soutien à des groupes de combattants dans la région et le développement de sa technologie de missiles longue portée.
Cependant, la plupart des observateurs s’accordent généralement à penser – ainsi que les autres pays participant à l’accord nucléaire P5+1 – que les dirigeants iraniens actuels ont offert la meilleure opportunité possible d’un arrangement garantissant que le pays resterait dénucléarisé.
Ces deux lettres illustrent bien, selon les analystes, que les Iraniens étaient prêts à aller très loin sur le plan diplomatique, et que les États-Unis ont gaspillé ces ouvertures.
« Le changement de ton entre la lettre de Rohani et celle de Zarif apporte la preuve de la souplesse de la position iranienne – ce que l’administration américaine actuelle refuse d’admettre », explique Reza Marashi, directeur de recherche au Conseil national américano-iranien, dont le siège se trouve à Washington DC.
« Je dis toujours que je suis aussi agréable que me le permettent mes interlocuteurs, et je crois que cela s’applique aussi à la politique iranienne à l’égard des États-Unis ».
« Le changement de ton entre la lettre de Rohani et celle de Zarif apporte la preuve de la souplesse de la position iranienne – ce que l’administration américaine actuelle refuse d’admettre »
- Reza Marashi, du Conseil national américano-iranien
« Le président américain dispose à Téhéran d’un homologue clairement disposé à résoudre les problèmes par une diplomatie soutenue. Désormais, il est devenu vraiment difficile d’y parvenir, suite aux neuf mois pendant lesquels Trump s’est appliqué à faire pourrir la situation, en public comme en privé ».
Ces lettres, divulguées à MEE avant même le discours de Trump vendredi, vont dans le sens de la description de correspondances faite par plusieurs analystes, dont plusieurs disaient avoir entendu parler, mais jamais vues dans leur intégralité jusqu’à présent.
Lettre de Rohani à Obama
Dans sa lettre envoyée à Obama l’année dernière, suite à l’application de l’accord nucléaire du 16 janvier, Rohani écrit qu’il « se réjouit » de voir aboutir leurs efforts.
« Je suis convaincu que l’approche ‘’gagnant-gagnant’’ qui préside à l’action du JCPOA constitue un bon modèle pour la résolution d’autres différends »
- Le président iranien Hassan Rohani, début 2016
Cet accord « a prouvé que même les problèmes géopolitiques les plus complexes peuvent se résoudre par le dialogue, la négociation et l’implication constructive », écrit-il.
« Je suis convaincu que l’approche ‘’gagnant-gagnant’’ qui préside à l’action du JCPOA constitue un bon modèle pour la résolution d’autres différends et d’autres crises internationales et régionales, tout particulièrement dans un Moyen-Orient si troublé, qui s’enlise malheureusement chaque jour qui passe toujours plus un peu plus. »
Il termine les deux pages de sa lettre en remerciant Obama, et en l’assurant de réserver le meilleur accueil « par avance, à des instructions appropriées, couplées à des actions opportunes et nécessaires, telles que vous nous les ferez connaître et dont vous vous engagerez à garantir l’application intégrale ».
« Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma plus haute considération », a-t-il conclu.
Le modèle d’autres accords à venir ?
« Ce qui frappe le plus dans la lettre de Rohani », indique Mahan Abedin, analyste politique iranien et directeur de Dysart Consulting, « c’est la confiance qu’il manifeste en la capacité de cet accord à contribuer à résoudre d’autres conflits. »
« Cela apporte du crédit à ce que disaient certains des adversaires de Rohani dans son propre pays en 2015 et 2016, surtout avant l’accession de Trump au pouvoir », affirme Abedin.
Ce dernier souligne que ses opposants prétendaient que Rohani voyait en cet accord le modèle à d’autres futurs compromis, aux termes desquels l’Iran pourrait renoncer à sa technologie de missiles ou à soutenir le Hezbollah. « Cela transparaît clairement dans sa lettre », insiste-t-il.
Il est aussi important, note Abedin, de relever le ton sur lequel s’exprime Rohani. « Son ton montre qu’il avait un authentique respect d’Obama et je crois que cela reflète aussi sa confiance en l’intégrité du processus de négociation. »
« Il a étudié tout cela de très près. Il était pleinement confiant que l’affaire pouvait fonctionner et se montrait vraiment content du résultat, dont il avait fait son bébé”, analyse Abedin.
Trita Parsi, président du Conseil national américano-iranien, estime que cette lettre contraste fortement avec celles envoyées ces dernières années par le chef suprême de l’Iran à Obama – lettres dont des fonctionnaires américains lui avaient détaillé la teneur –, ainsi que d’autres, envoyées par des députés iraniens aux sénateurs américains, qu’Obama avaient eues sous les yeux.
Ces lettres « ne constituaient qu’une longue liste de récriminations et seules une phrase ou deux laissaient entrevoir une étroite ouverture », se souvient Parsi.
La lettre de Rohani « est d’une toute autre nature. On n’y lit aucune doléance. Il ne remue pas les cendres de l’histoire. Il ne refait pas le procès des 50 dernières années... Elle témoigne qu’États-Unis et Iran étaient, sous Obama, à deux doigts d’établir des relations diplomatiques normales ».
De Zarif à Mogherini
À peine quinze mois plus tard, la lettre de Zarif à Mogherini, datée du 28 mars 2017, accuse les États-Unis de violer l’accord sur le nucléaire et de l’aborder avec une attitude ouvertement hostile, qui menace « de vider de son sens l’ensemble de négociations, rendues déséquilibrées et non viables ».
Il estime que la mise en œuvre de l’accord par l’administration Obama a certes « manqué de panache » mais, deux mois après l’arrivée de la nouvelle administration, écrit que, de tout évidence, le gouvernement américain « a manifesté – dès le début – son intention malveillante d’empêcher la normalisation du commerce avec l’Iran et de priver ce pays des dividendes économiques clairement prévus aux termes du JCPOA ».
D’autres sanctions proposées contre l’Iran ainsi que la réédition des sanctions déjà prises, déplore-t-il, ont suscité, « dans la communauté économique mondiale, une grande incertitude et des craintes quant à l’avenir des relations économiques avec l’Iran » – ce qui, prétend-il, constitue une flagrante violation de l’accord.
« Cet état de fait a réellement de graves conséquences, et elles sont préjudiciables », regrette Zarif, en évoquant spécifiquement les difficultés rencontrées par les sociétés non-américaines à opérer en Iran, conséquence directe des politiques déployées par les États-Unis suite à l’accord.
Zarif exprime aussi des inquiétudes quant aux « déclarations provocantes » formulées par certains hauts fonctionnaires de l’administration américaine – sans les nommer –, qui menacent l’accord en « dégradant encore plus l’atmosphère indispensable au succès de la mise en œuvre des dispositions visant à lever les sanctions ».
« De telles déclarations, non seulement bafouent les principes établis du droit international… mais enfreignent également les dispositions du JCPOA », écrit-il, évoquant le paragraphe 28 de l’accord, qui demande aux hauts fonctionnaires de toutes les parties prenantes de soutenir sa mise en œuvre, « y compris dans leurs déclarations publiques ».
« L’Iran se réserve le droit de prendre toutes mesures nécessaires en réaction à toute action ou omission susceptible de compromettre l’équilibre des ‘’engagements réciproques’’, tels qu’inscrits dans le JCPOA, et risquant d’ébranler de ce fait l’‘’équilibre’’ de sa mise en œuvre », conclut Zarif.
Prompt à réagir
Les questions évoquées n’ont rien de surprenant aux yeux de quiconque suit de près la feuille de route de l’accord nucléaire. Ce qui est nouveau, cependant, c’est ce que cette lettre révèle de la stratégie actuelle des Iraniens.
« Publiquement, ils ne manifestent pas trop d’agressivité en réaction aux [violations évoquées dans la lettre], et je ne crois pas qu’ils adoptent cette attitude par manque d’arguments », explique Parsi.
« Je les soupçonne plutôt d’avoir décidé d’apparaître comme le parti raisonnable, en ne s’offusquant pas trop des réelles violations de Trump en public ; ils attendent ainsi que Trump se tire une balle dans le pied ».
C’est aussi la preuve, ont affirmé Abedin et Marashi, que les Iraniens ont rapidement compris que Trump ne bluffait pas pendant sa campagne, quand il menaçait, s’il était élu, de dénoncer l’accord – et qu’ils se sont mis au travail dans cette perspective.
« Ce que révèle cette lettre, c’est qu’ils avaient anticipé le scénario qui se joue actuellement et qu’ils s’y sont préparés six mois à l’avance. C’est pourquoi ce qui est sur le point de frapper l’Iran ne les prendra pas par surprise, au moins diplomatiquement », analyse Abedin.
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« Les Iraniens l’ont compris plus vite que les Européens », précise Marashi. « J’ai parlé à des Iraniens après l’élection de Trump. Il leur a fallu moins d’un mois et demi, deux mois au plus, pour comprendre de quoi il retournait. Ce n’est que maintenant que les Européens s’avisent de ce qui se passe ».
Marashi fait remarquer avoir attendu trois mois avant de faire part, et seulement en privé, de ses inquiétudes. « Cela manifeste un niveau de retenue qui démontre la volonté de ne pas porter atteinte à cet accord », témoigne-t-il.
Or, étant donné la dynamique politique iranienne – la persistance des restrictions financières qui l’entravent, en particulier – Zarif ne pouvait plus s’offrir le luxe de ne pas durcir sa position, explique Abedin.
« Il exprime explicitement que l’administration Obama les mécontentait elle aussi, parce qu’elle trainait les pieds pour lever les sanctions », rappelle-t-il. « Que va-t-il se passer désormais – maintenant que Trump se prépare à ‘’décertifer’’ l’accord ? Tout le monde se doit de prendre clairement position sur le plan diplomatique ».
MEE a contacté les bureaux de Zarif et de Mogherini pour solliciter leurs commentaires, mais aucun n’a souhaité s’exprimer au moment de la publication.
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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