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Le refus cynique d’Israël de reconnaître le génocide arménien

La position des dirigeants israéliens relève d’un mélange de considérations politiques, de crainte d’une réaction négative en Turquie et en Azerbaïdjan et de réticence à ranger cette atrocité dans la même catégorie que l’Holocauste
Procession aux flambeaux en hommage aux victimes du génocide arménien à Erevan, en Arménie (Reuters)
Procession aux flambeaux en hommage aux victimes du génocide arménien à Erevan, en Arménie (Reuters)

En persistant dans son refus de reconnaître le génocide arménien, Israël atteint un nouveau degré de cynisme, d’hypocrisie et de deux poids, deux mesures.

Le 24 avril, comme chaque année, le peuple arménien a commémoré – avec le reste du monde – le génocide perpétré par les Ottomans durant la Première Guerre mondiale, qui a entraîné la mort de 1 à 1,5 million d’Arméniens chrétiens.

Les Arméniens ont été massacrés, envoyés dans des marches de la mort dans le désert syrien et déportés massivement. Ce génocide a été méthodiquement orchestré par les Trois Pachas – Ismail Enver Pacha, Mehmet Talaat Pacha et Ahmed Djemal Pacha –, tous membres du mouvement des Jeunes-Turcs (nationaliste, moderniste et réformateur) et ministres de premier plan ayant servi dans le gouvernement du sultan Mehmed V.

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Au-delà du massacre des Arméniens, les dirigeants de l’Empire ottoman ont ordonné celui d’autres minorités chrétiennes, principalement des Grecs et des Assyriens.

La Turquie reconnaît que des atrocités ont été commises à l’encontre des Arméniens pendant la guerre, mais soutient que ces celles-ci ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une campagne systématique et ne constituent pas un génocide.

De nombreux pays, dont la plupart des démocraties occidentales, des organisations juives et des chefs religieux (y compris le pape), ont reconnu le génocide arménien.

Le 24 avril, le président américain Joe Biden leur a emboîté le pas. Il est le deuxième président américain à le faire après Ronald Reagan en 1981.

Pourtant, Israël garde le silence, ou se livre plutôt à des acrobaties de langage pour contourner la question. Son ministère des Affaires étrangères a publié une réaction lambda, qui semble avoir été rédigée par un algorithme automatisé. 

« L’État d’Israël reconnaît les terribles souffrances et la tragédie du peuple arménien. » C’est tout. Ce n’était pas un génocide, mais seulement une « tragédie » et des « souffrances ».

Le refuge de la peur

Systématique et persistant, le refus honteux d’Israël de reconnaître ce simple fait historique est partagé par les gouvernements israéliens de gauche comme de droite depuis la création de l’État en 1948.

Les responsables de la sécurité et du renseignement d’Israël ont également contribué à ce comportement honteux, justifiant cette politique en employant la formule magique mais fallacieuse des « intérêts de sécurité nationale ».

Mais la vérité, c’est que l’excuse de la « sécurité nationale » cache une certaine peur. Israël craint la colère de la Turquie, qui ne cesse de menacer de riposter contre tout individu et a fortiori contre tout gouvernement qui accepterait de qualifier de génocide ce qui s’est passé il y a 106 ans.

Depuis une rencontre secrète entre le Premier ministre israélien David Ben Gourion et son homologue turc Adnan Menderes en 1958, les deux pays entretiennent des relations souvent clandestines. Il était rare de voir Israël entretenir des liens particuliers avec un pays du Moyen-Orient à majorité musulmane.

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Les relations se sont transformées au fil des ans en une alliance stratégique, à laquelle l’Iran s’est joint à un moment donné à l’époque des shahs.

La coopération tripartite soutenue par les États-Unis comprenait des relations de renseignement et militaires secrètes visant les pays arabes, notamment la Syrie et l’Égypte. Cette connexion était cimentée par le vieil adage selon lequel l’ennemi d’un ennemi est un ami.

La lune de miel israélo-turque a pris fin en 2010, lorsque Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre et aujourd’hui président, a consolidé son pouvoir et s’est éloigné des tendances pro-occidentales pour se tourner vers l’islamisme et le nationalisme.

Sous Erdoğan, la Turquie a rompu les liens militaires et de renseignement avec Israël, qui témoignaient à leur zénith d’une collaboration très intime et étroite entre le Mossad et son pendant turc, l’Organisation nationale du renseignement (MİT).

Néanmoins, Israël a profité en parallèle de l’émergence d’un nouvel enjeu sécuritaire. Au cours de la dernière décennie, l’Azerbaïdjan, un pays musulman, est devenu le meilleur allié régional d’Israël.

Le marché conclu par les deux pays est bien connu. Israël fournit des armes de pointe – notamment des drones – et des équipements de renseignement à Bakou, ce qui permet en retour aux Israéliens d’utiliser le sol azerbaïdjanais comme rampe de lancement pour des opérations spéciales contre l’Iran.

Les agents du Mossad recrutent et dirigent des agents depuis l’Azerbaïdjan pour infiltrer la République islamique et les services de renseignement militaire y disposent de postes d’écoute spéciaux

Les agents du Mossad recrutent et dirigent des agents depuis l’Azerbaïdjan pour infiltrer la République islamique et les services de renseignement militaire y disposent de postes d’écoute spéciaux.

Un fait peut illustrer ces relations uniques : il a en effet été rapporté que les agents du Mossad qui se sont introduits dans les archives nucléaires centrales de l’Iran pour en dérober le contenu ont réussi à s’échapper avec leur trésor par la frontière azerbaïdjanaise.

De même, Israël a vendu à Bakou des drones et envoyé des conseillers militaires, ce qui a joué un rôle majeur dans la victoire azerbaïdjanaise contre les forces arméniennes l’an dernier au Haut-Karabakh.

Cette relation de plus en plus forte contribue également à l’hésitation d’Israël à reconnaître le génocide arménien. L’Azerbaïdjan, qui entretient des liens culturels, politiques et ethniques étroits avec la Turquie, rejette également ce terme.

Double jeu

Les intérêts sécuritaires sont des ingrédients importants de la politique nationale israélienne. Néanmoins, une politique étrangère et sécuritaire décente doit être équilibrée et complétée par des considérations morales et une adhésion aux normes internationales. C’est ainsi que les démocraties formulent leurs relations internationales.

Israël joue pourtant un double jeu en prétendant appartenir au groupe de pays qui adoptent et suivent les normes des démocraties occidentales. 

Celui-ci est encore plus évident si l’on garde à l’esprit qu’Israël ne cesse de rappeler au monde entier que sa fondation fait suite au plus grand génocide jamais perpétré, l’Holocauste, au cours duquel six millions de juifs ont été massacrés par les nazis et leurs complices durant la Seconde Guerre mondiale.

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Mais en vérité, Israël manipule la mémoire historique de l’Holocauste pour promouvoir ses intérêts politiques et sécuritaires. Son refus de reconnaître le génocide arménien peut également s’expliquer par son désir de monopoliser l’Holocauste.

En d’autres termes, l’hypocrisie d’Israël se manifeste dans ses efforts déployés pour présenter l’Holocauste comme le seul événement qui mérite d’être reconnu comme un génocide.

Cependant, de nombreux Israéliens espèrent voir Israël revenir sur sa politique et suivre les traces de Biden en reconnaissant le génocide arménien si le Premier ministre Benyamin Netanyahou vient à perdre aux urnes et à laisser place à un nouveau gouvernement dirigé par le chef de l’opposition Yaïr Lapid.

Interrogé par Middle East Eye, Yaïr Lapid assure qu’il ferait tout son possible en ce sens. « C’est notre devoir moral », soutient-il.

Yossi Melman est un commentateur spécialiste de la sécurité et du renseignement israéliens. Il est co-auteur de Spies Against Armageddon.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Yossi Melman is an Israeli security and intelligence commentator and co-author of “Spies Against Armageddon”.
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