Aller au contenu principal

Les Égyptiens, le complexe militaire et le syndrome de Stockholm

Au centre de la version spécifique à l’Égypte du syndrome de Stockholm réside une histoire d’amour sans fin avec les héros militaires et l’armée, en dépit de son triste bilan

À la fin du film Le Parrain, Michael Corleone, arrivé au zénith d’une famille mafieuse américaine, est interrogé par sa sœur éplorée, qui lui demande pourquoi il a tué son mari.

Après que sa sœur, hurlant sa peine, quitte la pièce sans obtenir de réponse, son épouse, Kay, le lui demande à nouveau. Il l’esquive, affirmant que ce ne sont pas ses affaires. Puis il revient sur sa position.

« C’est la seule fois... la seule fois que je t’autorise à me parler de mes affaires, répond-il.

– C’est vrai ? », lui demande-t-elle.

D’un ton résolu et plein de sang-froid, il rétorque : « Non. »

Après une étreinte, elle suggère que tous deux ont besoin d’un verre. Alors qu’elle verse la boisson dans la pièce voisine, ses hommes de main, qui viennent d’assassiner plusieurs de ses adversaires, entrent et lui baisent la main, avant de l’appeler « Don Corleone ».

Tout comme Michael Corleone, l’armée égyptienne, en tant qu’entité politique suprême en Égypte depuis 1952, ment aux Égyptiens. Elle a menti en 1967, lors de la défaite la plus dévastatrice de l’histoire égyptienne, et fait de même aujourd’hui à travers la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi.

Tout comme l’épouse de Corleone, les Égyptiens savent qu’on leur ment mais continuent de vivre dans une relation abusive. Pour comprendre la situation actuelle de l’Égypte, il nous faut comprendre pourquoi.

De la victoire à la Naksa en deux jours

Le 5 juin 1967, les Égyptiens ont pensé qu’ils avaient touché les nuages pour finalement s’écraser dans le désert des mensonges. « Les avions égyptiens s’enfoncent dans le ciel de Tel Aviv », rapportaient les journaux égyptiens.

Au début de la guerre, Ahmed Saïd, un animateur radio très populaire à l’époque, avait annoncé sur les ondes une victoire égyptienne stupéfiante avec quatre-vingt, puis cent, puis mille avions israéliens détruits !

Des Mirage israéliens survolent le Sinaï à la frontière israélo-égyptienne, le 5 juin 1967, au premier jour de la guerre des Six Jours entre Israël et l’Égypte (AFP)

Deux jours plus tard, lorsque les médias occidentaux ont rapporté une défaite retentissante de l’Égypte, si rapide que la guerre s’est terminée avant même de commencer, l’ampleur de la défaite a frappé chaque ville et chaque village d’Égypte.

Gamal Abdel Nasser, champion des pauvres pour des millions de personnes et dictateur militaire pour beaucoup d’autres, a été responsable du plus grand revers militaire de l’histoire d’Égypte.

La version spécifique à l’Égypte du syndrome est une histoire d’amour sans fin avec les héros militaires, l’ethos militaire et l’institution militaire

Or, voilà que nous sommes à quelques semaines du 50e anniversaire de la Naksa (ou « revers », comme la guerre des Six Jours est désormais connue dans la tradition égyptienne) et que le complexe militaire exerce un pouvoir incomparable dans le royaume égyptien.

Et c’est ici, pour comprendre pourquoi la plupart des Égyptiens restent attachés à un mélange insidieux de dictature et de régime militaire, que nous devons nous tourner vers le syndrome de Stockholm.

Le syndrome de Stockholm

Le fait de se faire kidnapper et de développer une relation sympathique et positive très atypique avec le kidnappeur est l’archétype du syndrome de Stockholm.

Le plus célèbre de ces cas a eu lieu en 1974, lorsque Patty Hearst, une femme mondaine américaine, a été enlevée par des militants révolutionnaires. Hearst a non seulement sympathisé avec ses ravisseurs, mais s’est également jointe à eux lors d’un braquage à main armée qui a entraîné son arrestation.

Patty Hearst après son arrestation pour braquage de banque, le 19 septembre 1975 (Wikicommons)

Lorsqu’un peuple comme celui d’Égypte n’a connu rien d’autre qu’une série d’envahisseurs, de colonisateurs et de dictateurs, il convient de réfléchir à la plausibilité d’une variante politique du syndrome de Stockholm.

« Les Égyptiens ne sont pas prêts pour la démocratie », « Les Égyptiens ne connaissent que le bâton » ou « La démocratie ne pourra jamais fonctionner ici » ne sont pas des idées monopolisées par les oppresseurs qui ont gouverné les Égyptiens, mais sont cruellement partagées par le peuple lui-même.

Si vous interrogez cent Égyptiens, aucun ne vous répondra qu’il n’a jamais entendu des mots traduisant ces sentiments sortir de la bouche d’un ami, d’un collègue ou d’un membre de sa famille.

Ces propos ne sont pas aussi irrationnels qu’ils le paraissent lorsqu’ils sont observés à travers le prisme du syndrome de Stockholm. Et Nasser, le président égyptien, qui a dirigé le Mouvement des officiers libres dans une rébellion contre la Grande-Bretagne en 1952, est un excellent exemple de ce regard national – pas si – irrationnel.

Une nation kidnappée

Prenez « un homme du peuple » armé d’un panache oratoire, mélangez-le avec un méchant tout prêt, tel les Britanniques qui ont gouverné l’Égypte de 1882 à 1952, saupoudrez le tout d’une bonne dose d’ignorance, injectez du nationalisme, et le kidnapping d’une nation devient réalité.

L’aspect intéressant de l’héroïsme est le suivant : historiquement, il a souvent donné naissance à des hommes forts.

Un moment de démocratie potentielle a été étouffé par une élite militaire dirigeante avide de pouvoir

En 1954, moins de deux ans après le changement au pouvoir, le scénario de l’autocratie tournait à plein régime : le parlement s’en était allé et les partis politiques appartenaient à l’histoire. Tout juste après avoir gagné sa liberté, l’Égypte l’a de nouveau perdue.

Tout le monde n’était pas aveuglé. Il y avait Mohamed Naguib, premier président égyptien après la révolution de 1952, qui dirigeait les officiers libres et fournissait aux jeunes néophytes une couverture politique. Et qui, surtout, comprenait le danger.

Mais lorsqu’il a appelé au retour de l’armée dans les casernes, un face-à-face a eu lieu avec Nasser, plus cynique sur le plan politique, et Naguib a perdu. Un moment de démocratie potentielle a été étouffé par une élite militaire dirigeante avide de pouvoir.

Le président égyptien Gamal Abdel Nasser avec son premier petit-fils, en février 1968 à Assouan (AFP)

Malgré sa présidence menée d’une main de fer, Nasser a remporté d’importantes victoires. Il y a eu la nationalisation du canal de Suez et des réformes agraires suite auxquelles des terres appartenant à l’autocratie égyptienne ont été remises à des agriculteurs qui sont devenus une puissante base de pouvoir pour le populiste. De même, le fait d’avoir rendu l’éducation gratuite n’a certainement pas nui à l’attrait de l’homme.

Mais sous son règne, des milliers de personnes ont également été torturées en prison, des censeurs d’État campaient dans chaque journal, station de radio ou chaîne de télévision, tandis que les murs avaient « des oreilles ». Ainsi, par le biais des mêmes tactiques que celles que Sissi allait employer des décennies plus tard, l’opposition a été démolie.

Néanmoins, des dizaines de millions de personnes ont accordé leur soutien à Nasser, aveuglées par ce héros-dictateur hautement charismatique.

Cela ne devait surprendre personne. Aucun adulte ne connaissait l’odeur, le goût et la sensation de la démocratie – tout ce que les Égyptiens avaient connu depuis des siècles était le fouet.

Même lorsque la force aérienne égyptienne a été décimée avant son décollage, lorsque des milliers de soldats ont été pris en otage dans une humiliation nationale sans précédent, lorsque Nasser est apparu à la télévision nationale pour démissionner, des millions d’Égyptiens se sont livrés à un acte de masochisme politique en se précipitant dans les rues pour hurler en faveur de son retour.

Bien que de nombreux analystes estiment que c’est l’establishment politique qui a déclenché ces manifestations, un proverbe égyptien trouvait son écho : « Le chat n’aime que son maître. »

Le culte du héros

Pendant la guerre de 1967, 11 500 personnes ont perdu la vie et 10 000 soldats ont été faits prisonniers, mais Gamal Abdel Nasser est toujours un homme admiré par des millions de personnes. Sa tombe demeure un site populaire.

Et cela est dû au fait qu’au centre de la version spécifique à l’Égypte du syndrome de Stockholm réside une histoire d’amour sans fin avec les héros militaires, l’ethos militaire et l’institution militaire qui incarne tout ce qui la précède.

Un partisan d’Abdel Fattah al-Sissi, alors maréchal de l’armée égyptienne, lors de la campagne des élections présidentielles en 2014 (AFP)

Pour que ce syndrome maintienne son emprise, deux choses doivent être constantes : l’hyper-nationalisme et les ennemis faits sur mesure, qu’ils soient étrangers ou intérieurs. Ce montage est simpliste, mais lorsque des millions de personnes sont analphabètes et que des millions de personnes sont rendues plus efficacement analphabètes grâce au pire système d’enseignement primaire au monde, les montages simplistes sont suffisants.

Quarante-et-un ans après la mort de Nasser, en janvier 2011, un scénario similaire s’est à nouveau enclenché. Les Égyptiens soumis pendant trente ans à l’autocratie d’un animal stratégique ne se sont soulevés que pour subir la contre-attaque du loup d’une armée déguisé en mouton.

Pas de guerres, juste des mensonges

Quelques jours après une révolution historique, l’armée a commencé à torturer des révolutionnaires au musée égyptien du Caire, à quelques pas de la place Tahrir, berceau de la révolution. « La torture a duré quatre heures », a déclaré Ramy Essam, chanteur révolutionnaire, en racontant à CNN comment des officiers de l’armée l’avaient passé à tabac.

À ce moment précis, l’hypnose de masse régnait et le chant national était « L’armée, le peuple, une seule main ». Sissi en personne, haut responsable des services de renseignement et membre du Conseil suprême des forces armées, rencontra des révolutionnaires de premier plan, comme le montre une photo désormais notoire.

La confiance accordée à l’appareil militaire en disait long sur la naïveté et l’analphabétisme historique des jeunes révolutionnaires qui ont joué aux dominos avec de grands maîtres des échecs – et perdu.

Ces hommes de l’armée – et Sissi en est un excellent exemple – pensent que la tromperie est justifiée en temps de guerre, sauf qu’il n’y a pas de guerres, juste des mensonges. L’annonce par Sissi de sa candidature à la présidence était en soi un mensonge, puisqu’il avait promis de ne pas se porter candidat.

Se livrant à un nouveau mensonge, il a déclaré : « Ce ne sont pas l’armée ou les forces politiques qui ont renversé les deux derniers régimes ; c’est vous, le peuple ». Comme ce fut le cas pour la révolution et le coup d’État, rien ne se passe en Égypte sans l’ingénierie et la médiation de l’armée – ou tout au moins sans son approbation.

Les dirigeants insistent pour s’opposer à l’histoire et mener une guerre contre des guérillas avec une armée conventionnelle

Vous doutez que l’armée contorsionne les faits ? Examinez les événements de ces trois dernières années dans le nord du Sinaï, lisez la presse du gouvernement qui reprend mot pour mot ce que déclare le porte-parole de l’armée, puis comparez ces témoignages à la presse indépendante ou occidentale limitée.

Ce ne sont pas des divergences d’opinion, mais des mensonges systématiques et intentionnels visant à couvrir une guerre qui tourne mal contre un ennemi homogène qui tue un nombre beaucoup plus élevé de garçons égyptiens que ce que les dirigeants de l’armée seront prêts à reconnaître. Ces dirigeants insistent pour s’opposer à l’histoire et mener une guerre contre des guérillas avec une armée conventionnelle.

Ce décalage s’est invariablement et historiquement transformé en désastre. Il faudrait deux articles et non un seul pour parler de la hausse des pertes civiles. Un rapport récent de la Fondation Carnegie cristallise la tragédie qui se déroule : « La tactique de plus en plus autoritaire de l’Égypte dans le Sinaï a entraîné une augmentation spectaculaire des pertes civiles qui retournent de plus en plus d’habitants contre l’armée. »

Bien que la majeure partie de l’armée égyptienne soit composée de jeunes hommes courageux qui ne s’intéressent qu’à l’idée de défendre une patrie qui a désespérément besoin de l’être, on ne peut pas en dire autant de ceux qui formulent ses politiques. Les Égyptiens sont-ils coupables de complicité de par leur silence ? J’aurais envie de crier que oui, tout en nuançant mon propos, puisque c’est un silence né d’une parenté avec le syndrome de Stockholm.

Don Sissi aime qu’on lui baise les mains, à l’instar de Don Corleone. Et c’est avec ces baisemains que les égyptiens contribueront à créer une réplique de 1967, cinquante ans plus tard. En réalité, nous sommes déjà dans une version 2.0 de 1967. Mais nous garderons cela pour notre prochaine conversation.

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Égyptiens en deuil brandissent le drapeau national et un portrait d’Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre égyptien de la Défense et général de l’armée égyptienne, lors des funérailles du chef de la sécurité de Gizeh Nabil Farrag, dans le district de Gizeh, à la périphérie du Caire, le 20 septembre 2013 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].