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En Libye, la Turquie est en quête d’une « troisième voie » à Syrte

À Syrte et à al-Djoufrah, la Turquie sera sans doute ouverte à différentes options pour ne pas se mettre la Russie complètement à dos
Un démineur turc participe à l’enlèvement de munitions non explosées dans la région de Salah al-Din, au sud de la capitale libyenne Tripoli, le 15 juin (AFP)
Un démineur turc participe à l’enlèvement de munitions non explosées dans la région de Salah al-Din, au sud de la capitale libyenne Tripoli, le 15 juin (AFP)

La politique d’Ankara en Libye fait partie intégrante de trois politiques turques interdépendantes. 

La première de ces politiques vise à protéger les intérêts financiers, énergétiques, militaires et géopolitiques de la Turquie en Libye. 

La deuxième s’inscrit dans le cadre de la lutte pour le pouvoir que mène actuellement la Turquie contre les forces contre-révolutionnaires arabes (les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite). De ce point de vue, la politique d’Ankara poursuit une lutte d’influence permanente dans la région plus large du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. 

La troisième s’inscrit dans le cadre plus large de la politique d’Ankara en Méditerranée orientale, où la Turquie est confrontée à un bloc de pays comprenant la Grèce, Chypre, Israël, l’Égypte et la France. 

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Parmi les deux accords que la Turquie a signés en novembre avec le Gouvernement d’union nationale (GNA) libyen, reconnu par les Nations unies, celui sur la délimitation de la zone maritime concerne davantage la Méditerranée orientale que la Libye. 

Cet accord permet à la Turquie de repousser ses frontières maritimes en Méditerranée orientale, ce qui lui vaut l’opposition de presque toutes les puissances européennes. Il a alimenté les tensions avec la Grèce, Chypre et la France en particulier. 

En réponse, la Turquie double sa présence militaire et navale en Méditerranée orientale dans le cadre de sa politique de la « Patrie bleue », qui forme une conception plus étendue des frontières maritimes de la Turquie en Méditerranée. 

L’accord maritime s’inscrit parfaitement dans cette politique, qui peut être considérée comme une manifestation de la nouvelle doctrine de défense avancée d’Ankara. 

L’utilisation du terme de « patrie » reflète une volonté de la défendre. Le langage de la « Patrie bleue » trouve un écho auprès de la population à l’échelle nationale, ce qui permet au gouvernement de cultiver plus facilement le soutien aux politiques de la Turquie en Méditerranée orientale et en Libye.

La carte du conflit a considérablement tourné en la faveur de la Turquie et du GNA grâce à leurs récentes victoires militaires. Pourtant, il est trop tôt pour qu’un des camps puisse crier victoire

Le principal architecte de l’accord maritime conclu par la Turquie avec la Libye et du concept de « Patrie bleue » est la marine turque. Cette politique bénéficie ainsi d’un soutien beaucoup plus large au sein de la structure étatique. 

En Libye, la carte du conflit a considérablement tourné en la faveur de la Turquie et du GNA grâce à leurs récentes victoires militaires. Pourtant, il est trop tôt pour qu’un des camps puisse crier victoire.

Malgré les pertes subies par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, la Russie double sa présence militaire dans le pays. 

La menace d’une intervention militaire égyptienne plane également si la Turquie et le GNA poursuivent leur offensive militaire sur Syrte et al-Djoufrah. 

Chamailleries publiques

Tandis que les Émirats arabes unis intensifient leurs efforts, la France et la Turquie se livrent de plus en plus à des chamailleries publiques d’ordre géopolitique au sujet de la Libye et de la Méditerranée orientale.

Quels sont donc les objectifs immédiats et les options de la Turquie à ce stade ?

Premièrement, Ankara va probablement essayer de traduire dès que possible ses victoires militaires en gains financiers, stratégiques et géopolitiques concrets. 

Sur le plan stratégique et géopolitique, elle tentera d’installer et de rendre opérationnelles le plus rapidement possible une base aérienne (al-Watiya) et une base navale (Misrata). Des avions cargo turcs ont déjà atterri à la base aérienne d’al-Watiya. 

Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu rencontre le ministre libyen des Affaires étrangères Mohamed Taha Siala, le 17 juin à Tripoli (AFP)
Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu rencontre le ministre libyen des Affaires étrangères Mohamed Taha Siala, le 17 juin à Tripoli (AFP)

Sur le plan financier et énergétique, Ankara aspire à jouer un rôle majeur dans l’exploration et le forage pétroliers et gaziers, ainsi que dans les projets d’infrastructures et de construction.

Pour soutenir le GNA, Ankara veut initier une réforme du secteur de la sécurité dans le pays en assurant la formation des forces libyennes et en aidant le GNA à fournir des services de base, comme l’approvisionnement en électricité

La GNA doit encore prouver sa capacité à agir en tant que gouvernement officiel de la Libye plutôt que comme une simple faction belligérante. 

Le test principal concernera les capacités du GNA en matière de gouvernance, notamment la fourniture de services de base et la gestion de la population dans les territoires nouvellement acquis. 

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Deuxièmement, l’avenir de Syrte et d’al-Djoufrah, proches du croissant pétrolier libyen, est devenu un point de discorde clé entre la Turquie, la Russie et l’alliance égypto-émiratie.

La Turquie et le GNA poursuivent leur renforcement militaire, tandis que la Turquie réclame le retrait de l’ANL de ces zones en tant que condition préalable à un cessez-le-feu. 

Étant donné l’interconnexion entre les conflits syrien et libyen sur le plan des relations turco-russes et de la présence militaire de Moscou, Ankara veillera à ne pas se mettre la Russie complètement à dos. De ce point de vue, l’objectif immédiat d’Ankara est le retrait de l’ANL de ces zones. 

En matière de gouvernance à Syrte et al-Djoufrah, la Turquie sera sans doute ouverte à différentes options plutôt qu’à un contrôle total exercé par le GNA. 

Ligne rouge

L’administration locale de ces zones ou la présence d’une force internationale pourraient être des alternatives à une mainmise du GNA ou de l’ANL. Néanmoins, voir l’ANL aux commandes semble être la principale ligne rouge pour la Turquie. 

À cet égard, les menaces d’intervention militaire brandies par l’Égypte ne semblent pas susciter une grande inquiétude à Ankara. 

Bien qu’une intervention égyptienne ou une manœuvre mal calculée ne puissent être exclues, étant donné que l’Égypte pourrait se sentir obligée de répondre à une offensive militaire sur Syrte ou al-Djoufrah après ses promesses et menaces publiques, on estime qu’elle serait probablement limitée, symbolique et prendrait davantage la forme de frappes aériennes que d’opérations terrestres. 

Ankara tend également la main aux États-Unis, à l’Allemagne et à l’Italie sur la question libyenne, alors que l’antagonisme franco-turc est parti pour durer

La Turquie serait sans doute également ouverte à un accord avec l’Égypte sur la Libye si elle pense que Le Caire pourrait manœuvrer indépendamment des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite dans sa politique étrangère.

Le scepticisme à l’égard d’une telle indépendance semble être le principal frein politique et psychologique d’Ankara vis-à-vis du Caire au sujet de la Libye. 

Enfin, la tension croissante entre Ankara et Le Caire, deux alliés des États-Unis, qui s’accompagne du danger d’un mauvais calcul, pourrait pousser les États-Unis à jouer un rôle de médiateur.  

Au niveau international, Ankara tend également la main aux États-Unis, à l’Allemagne et à l’Italie sur la question libyenne, alors que l’antagonisme franco-turc est parti pour durer. 

Les relations bilatérales sont minées par un nombre croissant de dossiers géopolitiques litigieux : l’Afrique du Nord et la Libye en particulier, mais aussi la Méditerranée orientale, le Sahel et la Syrie.

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Contrairement à l’Allemagne, la France n’a pas de communauté turque importante : ainsi, si Paris durcissait sa position à l’égard de la Turquie, le coût politique à l’échelle nationale serait minime

Il en va de même pour le gouvernement turc et la querelle causerait de nombreux problèmes en Libye et au sein de l’OTAN. 

Malgré cette querelle, en capitalisant sur l’engagement militaire accru de la Russie dans le centre et l’est de la Libye et sur le spectre d’un rôle plus important de la Russie en Méditerranée orientale, Ankara accroît ses activités de rapprochement vers les États-Unis, l’Allemagne et l’Italie. 

Jusqu’à présent, les États-Unis ont surtout fait des déclarations en soutien à la Turquie et tenu des propos durs à l’encontre de la Russie. 

Le secrétaire d’État adjoint américain aux affaires du Proche-Orient David Schenker a récemment fustigé la mission navale européenne en Méditerranée, destinée à aider à faire respecter l’embargo sur les armes imposé en Libye par les Nations unies, affirmant que celle-ci se focalisait trop sur la Turquie tout en ignorant les agissements de la Russie et des Émirats arabes unis.

Pourtant, malgré ces prises de position, Washington n’a pas apporté de soutien concret à Ankara. 

Ainsi, nous pourrions voir les relations turco-russes prendre à la fois la forme d’une compétition et celle d’une coopération à Syrte et à al-Djoufrah. Concrètement, cela signifie qu’il faut trouver une troisième voie pour Syrte et al-Djoufrah, plutôt qu’une gouvernance exclusive du GNA ou de l’ANL.

- Galip Dalay est chercheur dans le cadre de la bourse Richard von Weizsäcker à la Robert Bosch Academy et chercheur associé au Brookings Doha Center. Dalay est également affilié à l’Université d’Oxford.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Galip Dalay is a Richard von Weizsäcker Fellow at the Robert Bosch Academy. He is also an Associate Fellow at the Chatham House, a doctoral researcher at the History Faculty, University of Oxford, and a non-resident fellow at Brookings Doha Center
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