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Coup d’État au Soudan : Burhan s’inspire-t-il de la stratégie de Sissi pour écraser la démocratie ?

Burhan espère diriger un système de parti unique émasculé, tandis que la gouvernance reviendrait de facto à l’appareil sécuritaire et militaire hérité de l’ancien régime
Le président du Conseil de souveraineté soudanais Abdel Fattah al-Burhan lors d’une session de la Conférence internationale d’appui à la transition soudanaise, le 17 mai 2021 (AFP)

Lundi, les dirigeants militaires du Soudan ont lancé un coup d’État contre la démocratie soudanaise. Ce coup d’État représente une prise de pouvoir cynique de la part d’un groupe d’officiers militaires qui cherchent désespérément à préserver les privilèges économiques de l’armée et qui craignent de devoir rendre des comptes en cas de véritable gouvernance civile.

Ce coup d’État représente une prise de pouvoir cynique de la part d’un groupe d’officiers militaires qui cherchent désespérément à préserver les privilèges économiques de l’armée

L’élément déclencheur de la tentative de coup d’État a été l’arrivée de l’échéance à laquelle l’armée devait céder la présidence du Conseil de souveraineté intérimaire aux civils, comme convenu dans la déclaration constitutionnelle signée par les Forces pour la liberté et le changement (FLC) et le Conseil militaire de transition (CMT) en août 2019. 

Abdel Fattah al-Burhan, l’ancien chef du Conseil militaire de transition, a dissous le Conseil de souveraineté qu’il présidait ainsi que le cabinet, démis les gouverneurs régionaux de leurs fonctions et fait arrêter des responsables politiques civils de haut rang, dont le Premier ministre Abdallah Hamdok, qui aurait été placé en détention après avoir refusé de lire une déclaration qui lui avait été remise.

Comment l’armée entend-elle réellement gouverner à la suite de sa tentative de coup d’État contre les démocrates civils ?

De 1985 à 2021

Officiellement, l’armée a annoncé qu’elle respecterait la déclaration constitutionnelle, à l’exception de certains articles spécifiques qu’elle suspendra.

Il s’agit notamment des articles 11, 12, 15 et 16 relatifs au rôle du CMT et des FLC dans la composition du Conseil de souveraineté et du cabinet et aux pouvoirs de ces institutions, ainsi que le paragraphe 3 de l’article 24 qui stipule que les FLC devront désigner 67 % des sièges de l’Assemblée législative de transition, qui doit encore être formée.

Burhan a également suspendu l’article 71 confirmant que la déclaration du CMT et des FLC est la source de la légitimité de la charte, ainsi que l’article 72, qui précisait que la création du Conseil de souveraineté mettrait fin au Conseil militaire de transition initial.

Dans les faits, Burhan tente donc d’exclure les FLC du gouvernement intérimaire et semble une fois de plus vouloir reprendre le rôle de l’ancien président Swar al-Dahab, qui a mené la destitution de Gaafar Nimeiry lors de la transition de 1985, en dirigeant la période intérimaire à la tête d’un Conseil militaire de transition subordonnant les principaux acteurs civils. 

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La différence par rapport à 1985 est qu’à l’époque, Swar al-Dahab bénéficiait du soutien tacite des partis politiques les plus conservateurs, notamment le Parti unioniste démocratique, le parti Oumma et les islamistes du Front national islamique, qui considéraient tous le CMT comme un moyen d’évincer la gauche urbaine radicale.

Aujourd’hui, les principaux soutiens de Burhan sont des factions rebelles spécifiques du Darfour qui ont signé l’accord de paix de Juba en 2020, en particulier le Mouvement de libération du Soudan de Minni Minnawi. La majorité des partis civils, notamment le parti Oumma, ont dénoncé le coup d’État, tandis qu’une grande partie des autres rebelles s’y opposent.

On ignore comment Burhan entend gérer la transition telle qu’envisagée par la déclaration constitutionnelle sans leur soutien.

Retour à un système de parti unique

Burhan aura du mal à établir un nouveau système de parti unique, car contrairement à Nimeiry en 1969 ou à Omar el-Béchir en 1989, il n’a pas de mouvement idéologique majeur pour le soutenir. Il ne sera pas facile de revenir vers les islamistes pour jouir d’une légitimité idéologique, dans la mesure où Burhan a été initialement favorisé par l’axe composé par l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, précisément en raison de sa capacité à se distancier du mouvement islamiste.

Contrairement à Nimeiry en 1969 ou à Omar el-Béchir en 1989, Abdel Fattah al-Burhan n’a pas de mouvement idéologique majeur pour le soutenir

Dans la mesure où il s’appuie sur les fouloul, les vestiges de l’ancien régime, il ne recherchera pas tant le soutien des islamistes purs et durs que celui du groupe d’opportunistes historiques qui ont rejoint le système de Béchir et celui de Nimeiry par un mélange de quête de pouvoir, de corruption et de mépris de la gouvernance démocratique, plutôt que pour des raisons purement idéologiques. 

L’accord de paix de Juba conclu en 2020 ressemblait dans un premier temps à un accomplissement majeur de la transition. Le gouvernement intérimaire avait réussi ce qu’aucun autre en 1964 et 1985 n’avait réalisé en concluant un accord de paix avec les groupes rebelles actifs dans les régions marginalisées.

Malheureusement, les gouvernements militaires ont davantage tendance à signer des accords de paix pour des considérations de realpolitik que par altruisme.

Lorsque Nimeiry a signé l’accord de paix d’Addis-Abeba qui a mis fin à la première guerre civile du Soudan en 1972, il l’a fait pour gagner le soutien des rebelles régionaux contre ses opposants dans le centre riverain du pays, après de violentes opérations de répression contre le parti Oumma et les communistes. Comme Nimeiry en 1972, Burhan cherche à utiliser un accord de paix avec les mouvements rebelles actifs dans les régions marginalisées pour affaiblir les opposants civils dans le centre du Soudan.

Des Soudanais protestent contre le coup d’État militaire qui a renversé la transition vers un régime civil, le 25 octobre 2021 à Khartoum (AFP)
Des Soudanais protestent contre le coup d’État militaire qui a renversé la transition vers un régime civil, le 25 octobre 2021 à Khartoum (AFP)

En incorporant les rebelles au sein des systèmes de gouvernement de transition et en les engageant à s’intégrer dans l’armée, l’accord de paix de Juba a en réalité renforcé le rôle de l’armée dans les institutions de transition, étant donné que Burhan et surtout Mohamed Hamdan Dagalo (Hemetti) ont exploité le ressentiment des rebelles à l’égard des partis civils dominés par Khartoum.

Des acteurs opportunistes

L’un des principaux acteurs de cette entreprise est Minni Minnawi, gouverneur du Darfour et chef du Mouvement de libération du Soudan (MLS), historiquement considéré comme l’un des chefs rebelles les plus opportunistes. Dans les jours qui ont précédé le coup d’État, Minnawi s’est joint à un sit-in soutenu par l’armée devant le Palais républicain pour demander la dissolution du gouvernement provisoire.

Le risque est que l’armée finisse par se replier sur la seule forme de légitimité qu’il lui reste : la force brutale

Entre autres choses, Minnawi défendait sa décision, en tant que gouverneur du Darfour post-accord de paix, de dissoudre l’antenne d’el-Fasher de la Commission de démantèlement du régime du 30 juin 1989, chargée de démanteler les institutions du régime précédent.

Comme lors des transitions précédentes, les tentatives initiées par les démocrates civils pour démanteler les institutions autoritaires se sont heurtées à une crise dans les régions marginalisées telles que l’ouest et l’est du pays, où le Congrès national de Béchir avait tenté d’éviter la dissidence en intégrant certains dirigeants régionaux au sein de son propre appareil.

Dans l’est, cela a donné lieu à des protestations de la part des nazirs bedjas, le conseil tribal local de l’est du Soudan, qui tentent de paralyser l’économie soudanaise en bloquant la route vers Port-Soudan. Lorsque Burhan a dissous le gouvernement de transition, il a également suspendu les travaux de la Commission de démantèlement du régime du 30 juin 1989 et fait arrêter son chef, Wajdi Saleh.

Burhan espère peut-être s’inspirer de la stratégie du dirigeant égyptien Abdel Fattah al-Sissi pour écraser la démocratie et diriger un système de parti unique émasculé, tandis que la gouvernance reviendrait de facto à l’appareil sécuritaire et militaire hérité de l’ancien régime.

Le pouvoir de la rue

Les démocrates soudanais, cependant, ont assurément d’autres idées. La politique parlementaire est plus ancrée au Soudan qu’en Égypte et trois soulèvements civils se sont déjà produits en 1964, 1985 et 2018-2019 pour tenter de revenir à une gouvernance démocratique et parlementaire.

Même si les trois systèmes parlementaires historiques du Soudan n’ont duré qu’entre trois et cinq ans chacun, les coups d’État militaires qui les ont évincés n’ont pas permis d’éteindre l’engagement en faveur du pluralisme politique au Soudan ; en particulier pendant l’ère Béchir, les forces politiques soudanaises en exil se sont efforcées de parvenir à un consensus dans le but de renforcer le prochain système démocratique.

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Ce consensus s’est quelque peu étiolé pendant les années de rivalité politique post-révolutionnaire au sein des Forces pour la liberté et le changement, mais la menace d’un retour à une gouvernance militaire pure et simple l’a ravivé.

Burhan a peut-être également sous-estimé le pouvoir de la rue – si le Conseil militaire de transition de 1985 a pu mettre fin plutôt rapidement aux tentatives de remise en cause, la mobilisation populaire actuelle est beaucoup plus soutenue.

Cependant, même si Burhan surestime ses chances de succès, il lui sera difficile de battre en retraite, puisqu’en faisant arrêter ses homologues civils, il a perdu la maigre légitimité populaire qu’il avait acquise en se présentant en tant que champion de la révolution. Le risque est que l’armée finisse par se replier sur la seule forme de légitimité qu’il lui reste : la force brutale.

Sept décès de manifestants abattus par les forces de sécurité ont déjà été signalés. La transition du Soudan vit sa période la plus dangereuse. Les gouvernements internationaux doivent faire bien plus qu’exprimer leur « préoccupation » face à la prise de pouvoir éhontée de l’armée. Une véritable pression doit également être exercée sur les gouvernements régionaux qui soutiennent l’armée intérimaire et dont l’appui tacite a permis le dernier massacre de grande envergure de manifestants au Soudan.

- Willow Berridge est une historienne spécialiste du Soudan moderne. Elle a écrit Civil Uprisings in Modern Sudan: The Khartoum Springs of 1964 and 1985 (Bloomsbury, 2015) et Hasan al-Turabi: Islamist Politics and Democracy in Sudan (Cambridge University Press, 2017).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr Willow Berridge is a historian of modern Sudan. She is the author of Civil Uprisings in Modern Sudan: The Khartoum Springs of 1964 and 1985 (London: Bloomsbury 2015) and Hasan al-Turabi: Islamist Politics and Democracy in Sudan (Cambridge: Cambridge University Press, 2017).
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