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« Kais Saied nous a rendu l’espoir » : en Tunisie, un sursaut citoyen accompagne le nouveau président

Alors que le nouveau président tunisien Kais Saied a prêté serment ce mercredi 23 octobre, une campagne de propreté préfigure la force sur laquelle le nouveau chef d’État pourrait s’appuyer pour moraliser et réformer la vie publique
Kais Saied quitte un bureau de vote après avoir voté, à Tunis, le 13 octobre 2019 (AFP)

C’était jour de grand ménage, dimanche matin, dans les rues de toutes les villes du pays. La campagne avait commencé le mardi précédent, jour de commémoration de l’évacuation des troupes française de Bizerte en 1961, deux jours après l’élection de Kais Saied, qui a prêté serment comme président de la République ce mercredi 23 octobre.

Cette fois, elle était bien plus large. Le ministère des Collectivités locales a appelé les municipalités à fournir matériel, gants, masques, et camions de ramassage, et des supermarchés ont offert les produits de nettoyage.

Répondant aux milliers d’appels lancés sur les réseaux sociaux, étiquetés du hashtag #TUN, des Tunisiens de tout âge s’activaient avec balais et pelles, remplissaient des sacs poubelles, aidés parfois par des policiers.

https://web.facebook.com/yassinegaidi/posts/10217429763029530

Ici, un groupe désherbait les abords d’un canal. Là, une famille nettoyait sa rue. Ailleurs, des parents d’élèves évacuaient, dans un camion loué à leurs frais, les déchets jetés dans le stade de l’école, des artistes peintres décoraient des murs, des jeunes mettaient des couleurs sur les pavés des trottoirs… sans éviter parfois la faute de goût, à l’image des pavés de pierre volcanique de la médina de Tunis.

Mais ceux qui se sont hasardés, sur les réseaux sociaux, à mépriser leur mauvais goût et leur ignorance, ont été vite rembarrés, comme dans ce statut publié sur Facebook :  « Vous avez peur de perdre votre place en tant que maître du goût, repère du beau et représentant de la haute culture ? Peur de perdre vos privilèges et avec eux l’image que vous vous faites de la Tunisie ? Vous me direz que c’est l’État qui prend des initiatives, que c’est lui qui intervient. Je vous réponds : l’État n’est pas une construction abstraite, l’État n'est pas neutre, l’État c’est vous, qu’on n’a jamais vus s’indigner quand les ossements de nos résistants sont éparpillés dans les jebels sans sépultures. Vous qui avez avalé votre langue quand Ben Ali construisait sa mosquée sur un site archéologique… »

L’élection d’un président perçu comme un citoyen ordinaire, pourvu d’une image d’intégrité morale, a provoqué un sursaut et une volonté d’appropriation

Car c’est bien un message politique implicite que porte cette mobilisation. Durant la campagne électorale 2014, Nessma TV, la chaîne de télévisions de Nabil Karoui, avait placardé des affiches en soutien à Béji Caïd Essebsi fustigeant, entre autres, « la saleté provisoire » (en allusion au statut « provisoire » de son opposant, le président sortant, Moncef Marzouki), photos de sacs poubelle à l’appui.

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Cinq ans après, les sacs poubelle sont toujours là et l’espace public s’est dégradé de manière spectaculaire.

En quelques jours, l’élection de Kais Saied a provoqué un déclic que ni le mot d’ordre du retour de « l’autorité de l’État » de l’élection précédente, ni aucune campagne de communication, ni aucune injonction au « changement de mentalité » des pouvoirs successifs ne sont parvenus à obtenir.

Historiquement perçu comme « le domaine du Beylik » (rizk el Beylik), c’est-à-dire comme le patrimoine du détenteur du pouvoir, le domaine public n’a que rarement été l’objet d’un sentiment d’identification. Pourquoi en prendre soin puisqu’il est géré au profit de dirigeants corrompus et de leurs protégés, et non pas de l’intérêt général ?

En finir avec la corruption 

L’élection d’un président perçu comme un citoyen ordinaire, pourvu d’une image d’intégrité morale, a provoqué un sursaut et une volonté d’appropriation.

« Depuis l’élection de Kais Saied, nous reprenons confiance, nous voulons nous investir pour le pays »

- Marwa, jeune volontaire

Marwa, jeune volontaire qui coordonnait dimanche le groupe chargé de nettoyer les abords du canal de La Goulette, dans la banlieue de Tunis, faisait directement le rapprochement : « Nous n’avions plus aucune confiance dans l’État. Nous étions devenus des menteurs en disant que nous aimions notre pays alors que nous rêvions de le quitter. Depuis l’élection de Kais Saied, nous reprenons confiance, nous voulons nous investir pour le pays. Plus que son programme, c’est ce qu’il symbolise qui est important : c’est l’application de la loi ».

Le message implicite de cette campagne de nettoyage, c’est donc d’une part, d’en finir avec la corruption, et d’autre part, de reprendre le pouvoir. Sa force est de communier avec un dirigeant porté par une promesse de moralisation de la vie publique et de restitution au peuple de sa souveraineté.

Lors de sa visite à l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), lundi après-midi, pour sa déclaration de patrimoine, Kais Saied a notamment inscrit au livre d’or : « Il appartient à chaque responsable, quel que soit son rang, d’être exemplaire, et à chaque citoyen d’exercer son contrôle sur tous les responsables de façon continue quel que soit leur rang ».

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Cet élan d’auto-organisation et d’unité, ce moment où chacun a conscience que la vie sociale dépend de soi, s’était déjà produit dans les premières semaines après le départ de Ben Ali. Les Algériens, et plus actuellement les Libanais, accompagnent leur soulèvement politique du même élan citoyen, investi d’abord dans le nettoyage de l’espace public.

La campagne de nettoyage avait des précédents. L’appel au boycott des bananes, dont le prix est excessivement gonflé par les intermédiaires, et a baissé de moitié en une semaine. Ou encore l’organisation du covoiturage pour permettre aux étudiants de rentrer chez eux le week-end du vote. Puis une campagne pour consommer tunisien.

Les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial dans la généralisation du mot d’ordre. Mais du côté de l’équipe de campagne de Kais Saied, on nie être directement à l’origine du phénomène.

« Kais Saied nous a rendu l’espoir »

Quelques-uns des quelque 2 000 groupes Facebook créés pour soutenir la candidature de Kais Saied ont d’abord servi de support à ces appels, mais ils ont depuis été portés par des pages totalement distinctes, notamment « Nous voulons notre pays propre », créée le 13 octobre, jour de l’élection, qui compte déjà  281 000 membres, ou encore « Nous sommes la machine », créée le 16 septembre, au lendemain du premier tour, avec 331 000 membres et dont le nom est une réponse ironique à ceux qui suspectaient la présence d’une « machine » occulte derrière le score de Kais Saied.

Les principaux groupes de mobilisation civique refusent d’entrer dans les débats politiques. Mais, la proximité avec Kais Saied est implicite

D’ailleurs, pour conserver un caractère unanimiste et fédérateur, les principaux groupes de mobilisation civique refusent d’entrer dans les débats politiques. Mais, la proximité avec Kais Saied est implicite : sur la page « Nous sommes la machine », les message des administrateurs se terminent par « Nous ne retournerons pas dans la cage », en référence à sa citation en conclusion du débat télévisé.

En réaction à l’appel à célébrer l’investiture de Kais Said, mercredi, l’un des administrateurs du groupe « Nous voulons notre pays propre » a fait cette mise au point : « Kais Saied nous a rendu l’espoir et ravivé en nous l’amour de la patrie, mais le célébrer aura un impact négatif. Habib Bourguiba et Ben Ali ont été applaudis par le peuple et on connaît le résultat. Le président est un fonctionnaire au service du peuple et de l’État, il est payé pour son travail, il ne nous fait pas une faveur. Nos enfants doivent apprendre à ne pas idolâtrer les dirigeants et que personne n’est supérieur, afin que le souffle révolutionnaire ne meure pas ».

Une force citoyenne contre les partis

L’élan sera-t-il éphémère ? En tout cas, il se cherche déjà une suite. Le week-end prochain, le nettoyage pourrait s’étendre aux écoles et aux hôpitaux. Selon les principes des organisations horizontales, chacun est libre de proposer son action. C’est l’ampleur de l’adhésion qu’elle suscite qui décide de sa force.

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L’idée d’une collecte nationale pour financer des investissements publics (réparer des écoles, acheter des équipements médicaux… ) tourne déjà.

Sur le groupe « Nous sommes la machine », elle commence à se doter d’un plan d’action : contacter les opérateurs de téléphonie mobile pour mettre en place la collecte, rencontrer les  gouverneurs pour mettre au point les procédures…

Sur un autre groupe, « État de conscience », un membre propose de s’attaquer aux intérêts privés qui ont utilisé (voire entretenu) les mouvements sociaux du bassin minier de Gafsa depuis 2011, pour prendre le contrôle du transport du phosphate par camions, beaucoup plus couteux.

Le week-end prochain, le nettoyage pourrait s’étendre aux écoles et aux hôpitaux

L’objectif serait d’obtenir qu’il soit à nouveau transporté uniquement par train, escorté par l’armée.

Cette mobilisation est donc à la fois une réappropriation citoyenne et un appel à un État fort contre toutes les figures de la corruption et du détournement du bien public. En ce sens, elle va bien au-delà d’une simple campagne de propreté.

Par la conscience politique qui la sous-tend, elle préfigure la force citoyenne sur laquelle Kais Saied pourrait devoir s’appuyer face aux résistances des partis dans l’application de son programme de réformes pour instaurer une démocratie « par le bas ».

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Thierry Brésillon is an independent journalist based in Tunis since April 2011. He previously edited a monthly publication for an international solidarity organisation and covered the conflicts in Africa and in Israel-Palestine. He tweets @ThBresillon
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