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C’est l’histoire, pas la religion, qui a amené la violence dans les sociétés islamiques

L’introduction du modèle étatique européen et l’effondrement de l’Empire ottoman sont à l’origine de la violence qui touche actuellement la région, et non l’islam

Lorsque nous parlons des racines de l’islam politique, nous pouvons remonter à l’Égypte des années 1920 et à l’émergence de groupes tels que les Jeunes musulmans et les Frères musulmans.

Nous pourrions également remonter à des savants et penseurs islamiques réformistes tels que Jamal al-Din al-Afghani, Mohamed Abduh, Rachid Rida, Mohamed Iqbal ou encore Jamal al-Din al-Qasimi.

Pourtant, il existe encore une époque antérieure qui est souvent ignorée, bien qu’il soit difficile de lire la crise sociopolitique qui traverse le monde arabe sans la prendre en considération.

Depuis les années 1840, et après des décennies de défaites militaires douloureuses, les dirigeants ottomans ont lancé un vaste programme visant à moderniser l’État et les normes sociales, mais aussi à construire une nouvelle relation entre l’État et la société.

Pour préserver le sultanat après une série de retraites face à l’impérialisme d’Europe occidentale, des hommes de pouvoir de haut rang tels que Rachid Pacha, Fuad Pacha et Ali Pacha estimaient qu’il était nécessaire de s’inspirer du modèle étatique européen, à savoir un État central disposant d’une hégémonie absolue sur son territoire et ses habitants.

Ils ont aboli le système d’imposition fondé sur les intermédiaires et établi une relation d’imposition directe entre l’État et ses citoyens. L’armée a été organisée pour constituer une institution permanente sur des fondations européennes modernes, à la fois en termes d’administration et de formation, et a été placée sous l’autorité du ministère de la Guerre.

L’État a pris la responsabilité de l’éducation et créé un ministère central chargé de diffuser l’enseignement moderne et de contrôler ses programmes. Le système judiciaire traditionnel a également été aboli et un ministère de la Justice est né, tout comme sont apparues des lois modernes adoptées via un processus de légifération centralisé.

De même, à travers un processus de privatisation progressive de la propriété foncière et par le biais de la prise de contrôle du secteur important des awqaf (dotations), l’État a cherché à améliorer ses sources de revenus et à réunir les fonds nécessaires pour les institutions de gouvernance et d’administration qui connaissaient une expansion sans précédent dans l’histoire de la société islamique.

L’effondrement du consensus

Dans des provinces telles que l’Égypte et la Tunisie, qui bénéficiaient d’une autonomie tangible, le projet de modernisation s’est produit en parallèle avec les changements à Istanbul, les doublant parfois et suivant leurs traces par moments.

Les administrations coloniales rapidement tombées sous le joug de l’hégémonie étrangère, comme l’Algérie et l’Inde, se sont lancées dans un processus de modernisation rapide et extrêmement rude.

La modernisation a été marquée par l’adoption du modèle étatique d’Europe de l’Ouest, apportant avec lui les lois, législations, institutions, normes sociales et conceptions occidentales de l’identité, complètement étrangères à l’héritage islamique.

Par conséquent, pour la première fois dans l’histoire, la société islamique a perdu sa culture, ses normes éthiques et sa conscience unificatrices.

L’islam fournissait le cadre de référence des sociétés islamiques, même lorsque les organisations et institutions des sociétés n’étaient pas nécessairement entièrement islamiques. Avec la modernisation, ce point de ralliement a disparu.

Ce projet a également été marqué par le gonflement de l’institution étatique et du pouvoir de son énorme bureaucratie au détriment des pouvoirs du sultan en personne. De telles évolutions ne pouvaient se dérouler sans produire de contrecoups.

Les contrecoups

Au niveau populaire, la seconde moitié du XIXe siècle a été marquée par plusieurs contre-révolutions contre ce que le public musulman percevait comme un abandon des valeurs de la religion et un gaspillage des ressources du pays.

Au sein de l’élite, un groupe connu sous le nom de « Jeunes-Ottomans », comprenant İbrahim Şinasi et Namık Kemal, et même le jeune Midhat Pacha, a été le premier à exprimer son opposition.

Les Jeunes-Ottomans considéraient le nouvel État comme une énorme institution despotique dont les dirigeants étaient engagés dans la destruction des centres de pouvoir traditionnels de la société islamique, une simple conséquence selon eux de l’affirmation de leur monopole du pouvoir.

Leur solution était le retour au régime traditionnel, à savoir « le retour à la charia ». Ils ont ainsi jeté les bases pour associer l’État central moderne à l’oppression et identifier la justice de la charia à un système de gouvernance traditionnel, à un régime qui avait précédé l’État central et sa bureaucratie hégémonique.

La charia, pour les Jeunes-Ottomans et dans le patrimoine islamique, représentait le « discours de la société » et non une institution juridique supérieure et imposée.

En d’autres termes, la charia était l’espace dans lequel les méthodes de conduite, les modes de relations, la culture, la langue, les us et coutumes et la conception du bien et du mal de la communauté étaient formés. Ce n’était pas seulement une poignée de lois relatives à un nombre réduit de crimes.

Dès lors, l’appel des nouveaux Ottomans au « retour à la charia » a constitué la première fois que la charia était considérée comme un édifice objectif et séparé de l’État qui avait été abandonné et devait être « rétabli ».

Dans les décennies qui ont suivi, l’écho du discours des nouveaux Ottomans a finalement conduit à la naissance du courant politique islamique.

Des sociétés exacerbées

Au cours des cent ans de création du projet de modernisation, le climat de division interne au sein des sociétés islamiques a été exacerbé. Les points de référence unifiés étaient brisés.

L’État, qui avait toujours souffert d’une crise de légitimité, était devenu plus hégémonique, plus dominant et plus despotique. Même dans les rangs du courant politique islamique, au moins depuis les années 1970, il n’y avait plus une seule et même force qui pouvait prétendre parler en son nom.

Avec l’explosion de la violence islamique dans les années 1970 en Égypte, dans les années 1980 en Syrie et dans les années 1990 en Algérie, puis avec la naissance de groupes islamiques armés transnationaux, la fragmentation de l’expression islamique a atteint un niveau sans précédent dans toute l’histoire de l’islam.

Pourtant, alors que la fragmentation de l’unité et la perte de certitudes ont reflété certaines des caractéristiques les plus distinctes de la modernité, on peut dire que les expressions islamiques au cours de la seconde moitié du siècle dernier étaient davantage le résultat du contexte moderne de l’expérience humaine qu’une reproduction de l’héritage.

Un moment paradoxal

Aujourd’hui, alors que des groupes islamiques armés menacent la sécurité de nombreuses sociétés islamiques et la sécurité du monde dans son ensemble, il existe une opinion – de plus en plus acceptée au sein des milieux occidentaux officiels et non officiels – selon laquelle le problème est essentiellement présent au cœur même de l’islam.

Cette opinion ne manque pas de soutien auprès de certains milieux arabes et musulmans. La vérité est qu’il serait absurde de prétendre que l’islam ne diffère pas du christianisme ou des autres grandes religions. L’islam est en effet différent. Il n’y a pas de preuve plus convaincante de l’existence d’une telle différence que la réponse de l’islam à la modernité.

Cependant, étant donné que chaque patrimoine religieux est nécessairement différent, le caractère distinct et unique de l’islam ne suffit pas pour expliquer la fragmentation observée dans les expressions de l’islam moderne ou le développement aussi inédit de l’islam armé et de la violence aléatoire perpétrée au nom de l’islam.

Plus probablement, le problème a davantage à voir avec le contexte historique des sociétés islamiques qu’avec le patrimoine religieux en lui-même.

Sans aucun doute, la question de la position de l’islam et de son rôle dans la sphère publique représente la question la plus importante et la plus complexe de l’expérience moderne des sociétés islamiques.

Ce sont l’effondrement paradoxal du consensus, la fragmentation des points de référence et l’émergence tardive d’une masse historique capable de faire avancer ces sociétés qui font qu’il est difficile d’apporter des réponses claires aux questions portant sur le rôle de l’islam et sa position dans la sphère publique.

Pourtant, cela ne se rapporte pas seulement au rôle et à la position de l’islam. Depuis déjà plus d’un siècle, la plupart des sociétés islamiques ne cessent d’être aux prises avec les questions de démocratie, de libertés, d’identité et de citoyenneté, du rôle de l’État et des relations interarabes et internationales, et même avec des questions de pauvreté et de développement.

Ceux qui sont incapables de se mettre d’accord pour aborder un minimum de ces questions qui préoccupent les grandes nations ne seront certainement pas en mesure d’apporter des réponses aux questions sur l’islam.

Pour que s’élève une masse historique capable de résoudre les conflits et différends internes, l’explosion de la violence dans les sociétés islamiques ne doit pas être considérée comme un simple développement accidentel.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : manifestation publique pendant la révolution des Jeunes-Turcs dans le quartier de Sultanahmet, à Constantinople, en 1908 (Wikipédia).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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