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Contre une jeunesse affranchie, le Maroc réimpose le service militaire

Pour ressouder sa jeunesse, le Maroc opte pour une mesure vieux siècle : l'instauration du service militaire obligatoire. Une décision qui peut aussi se lire comme une volonté de sortir l'armée de son autarcie et de l'ouvrir davantage sur la société

La décision a déconcerté, mais s'inscrit dans une suite logique : depuis quelques mois, Mohammed VI s'affiche de plus en plus publiquement en chef d'état-major des armées, et de plus en plus présente est la symbolique militaire. 

Dans deux discours successifs, Mohammed VI a multiplié les références à l'armée, arborant un turban frappé de l'insigne des Forces armées royales (FAR), une cravate à motifs jacquard sur laquelle est agrafé un autre pin's de l'armée et à son annulaire, une chevalière sertie d'une pierre verte, attribut de noblesse, mais aussi insigne de conquête et de puissance, symbole militaire par excellence.

Dans deux discours successifs, Mohammed VI a multiplié les références à l'armée, arborant un turban frappé de l'insigne des Forces armées royales (AFP)

En juillet, durant le discours du trône, le monarque a rendu un hommage appuyé aux Forces armées royales « pour leur mobilisation constante, sous notre commandement, afin de défendre l’intégrité, la sécurité et la stabilité du pays », mais aussi pour leur action « humanitaire et sociale […] tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays ». Marquante aussi, la présence d'un colonel des Forces royales air en tenue d'apparat en arrière-plan, au début et à la fin du discours – la règle générale voulant qu'ils soient relégués dans le hors-champ.

https://www.youtube.com/watch?v=JXcJMyI2sI8

Le 20 août, lors de la commémoration de la Révolution du roi et du peuple, le souverain a adopté un projet de loi rétablissant le service militaire obligatoire. Entouré du plus grand secret – contactés par Middle East Eye, ni le chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani, ni le ministre chargé de l'administration de la défense Abdellatif Loudiyi n'ont répondu à nos sollicitations – le projet de loi a été débattu avant même d'être rendu public.

Le texte de loi, qui devrait être discuté par le Parlement en octobre, vise à instaurer un service militaire de douze mois et concerne les citoyennes et citoyens marocains de 19 à 25 ans. 

Introduit une première fois en 1966, le service militaire obligatoire a été abrogé quarante ans plus tard, en 2006

En plus d'une formation militaire, les conscrits devraient bénéficier d'une formation professionnelle et technique, et devraient participer « aux grands chantiers structurants du pays. Le tout, en plus de l’apprentissage des règles de vie au sein de l’armée (discipline, autonomie, travail en équipe, rigueur, sens des valeurs, citoyenneté, etc) », selon le site d'information Le360.

Introduit une première fois en 1966, le service militaire obligatoire a été abrogé quarante ans plus tard, en 2006. 

« Introduire le service militaire en 1966 avait du sens : l’État s’appropriait les outils d’encadrement du territoire et de la population avec une économie dirigiste, des institutions et des offices qui ont le monopole d’activités civiques et économiques », rappelle l'économiste Zouhaïr Ait Benhammou. 

Contrôle social

La décision s'inscrivait également dans l'air du temps : un plus tard, la Libye adoptait une mesure similaire, une loi sur le service militaire obligatoire fut votée par la Chambre des députés le 13 mars et approuvée à l'unanimité par le sénat libyen le 16 avril.

En 1956, au lendemain de l’indépendance, « la monarchie est un acteur parmi d’autres, bien qu’elle bénéficie du métarécit produit par les nationalistes. Si la décolonisation est sans conteste moins violente qu’en Algérie, la France et l’Espagne ne transfèrent pas aux nouveaux dirigeants un appareil étatique clé en main, qui revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime », et ce, « de façon continue à l’intérieur d’un territoire géographique déterminable », explique la politiste Mounia Bennani-Chraïbi. 

La création dans la foulée des Forces armées royales « aurait été dictée par la crainte d’une jonction entre l’ALN et le FLN algérien »

Le protectorat a laissé une monarchie au prestige rénové, en partie grâce à l'action d'Hubert Lyautey, qui s'est engagé à la réformer tout en investissant les registres traditionnels de légitimité du monarque. 

Les nationalistes marocains, qui ont pour leur part grandement contribué à construire la légitimité moderne et séculière du roien tant que « symbole » de la nation, n'en espéraient pas moins une limitation de ses pouvoirs une fois l'indépendance acquise. 

Dans l'esprit des nationalistes marocains, l'Armée de libération nationale (ALN), elle-même enjeu de lutte entre plusieurs acteurs politiques, aurait pu dissuader les velléités expansionnistes de la monarchie, ou du moins offrir plus de poids au mouvement nationaliste. 

Les leaders du FLN et le commandant de l'armée des frontières participent à un défilé d'unités de l'ALN et se recueillent devant le drapeau de la willaya V, à Oujda, le 23 mars 1962 (AFP)

Armée de résistance dont l'objectif était la libération de l'ensemble du Maghreb, elle entretenait des liens étroits avec Mohamed Boudiaf et Larbi ben M'hidi, du FLN algérien.

La création dans la foulée des Forces armées royales « aurait été dictée par la crainte d’une jonction entre l’ALN et le FLN algérien. C’est ce qui explique aussi la concrétisation accélérée par la France des clauses contenues dans les accords d’indépendance », souligne Mounia Bennani-Chraïbi. 

L'objectif était d'absorber l'ALN sans se confronter directement à elle. « Il n'est pas déraisonnable de penser que l'élimination politique de l'armée de libération a été une des raisons fondamentales de la création des FAR », écrivaient en 1972 Jean-Claude Santucci et Jean-Claude Régnier, pour qui la mise en place des FAR offrait « un moyen idéal pour désamorcer les oppositions potentielles des "patriotes" et de canaliser leurs énergies sans s'attaquer ouvertement à eux ». 

Cet avis était partagé par Abderrahmane Yousfi (personnalité de gauche et ancien Premier ministre marocain), qui déclarait en 1960 que les FAR avaient été créés sur l'instigation de la France pour permettre la dissolution de l'armée de libération. 

Au départ réticents, désireux de garder à leur disposition une force coercitive, les partis politiques ont finalement accepté que soit intégrée l'Armée de libération nationale aux FAR. Mais si nombre de groupes de l'ALN ont été dissous au sein de l'armée régulière, l'Armée de libération du sud a été maintenue.

Les Forces armées royales ont dans un premier temps cherché à contrôler les activités de l'Armée de libération du sud tout en inscrivant leur action dans le cadre d'une « habile surenchère aux revendications territoriales nationalistes », selon Santucci et Régnier. 

Opération Écouvillon et soulèvement du Rif

Dès 1956 en effet, le roi Mohammed V s'est approprié certaines revendications territoriales des nationalistes, « notamment celles de l'Istiqlal (parti nationaliste) sur les ‘’provinces du sud’’ ».

Deux moments ont fortifié les FAR – et contribué à assurer à la monarchie le monopole de la contrainte physique. En 1958, « l’opération Écouvillon a eu pour effet de dessiner les frontières du Maroc dans le Sud et de donner un coup fatal à l’armée de libération », raconte Mounia Bennani-Chraïbi. 

Menée conjointement par la France et l'Espagne, cette opération a forcé l'Armée de libération du sud à évacuer ses positions au Sahara occidental, et permis à l'Espagne de récupérer plusieurs localités tombées entre les mains des résistants marocains. 

Hassan II au Sahara occidental en 1985. En arrière-plan, en turban noir, le prince héritier Sidi Mohammed (futur Mohammed VI) (Forum FAR-Maroc)

Affaiblie, désagrégée, la résistance de l'Armée de libération du sud prenait fin en même temps que l'armée régulière marocaine absorbait une grande partie des résistants, dissipant dans ses rangs les velléités révolutionnaires de ces « guérilleros socialisants » dont les chefs étaient « peu enthousiastes, pour les raisons que nous avons vues. Le roi, par contre, et la France, tenaient [à l'intégration des éléments de l'Armée de libération au sein des FAR] », écrivaient Santucci et Régnier. 

D'autres prendront le maquis et poursuivront leur lutte – dans un premier temps contre le colonisateur, puis contre le pouvoir par la suite.

Avec la suppression de l'ALN, les Forces armées royales se retrouvent garantes du pouvoir coercitif désormais monopolisé par la monarchie, et ont ainsi joué un rôle primordial dans l'affirmation de l'autorité politique centrale de l'État. 

Avec la suppression de l'ALN, les Forces armées royales se retrouvent garantes du pouvoir coercitif désormais monopolisé par la monarchie, et ont ainsi joué un rôle primordial dans l'affirmation de l'autorité politique centrale de l'État

Le soulèvement du Rif, entre 1958 et 1959, a alloti un nouveau rôle à l'armée : une fonction de contrôle social. La répression qui s'est abattue sur la région, menée par le général Oufkir et le prince héritier Moulay el- Hassan, a durablement marqué les esprits.

En 1963, Hassan II, qui a succédé deux ans auparavant à son père Mohammed V, « réalise pleinement l’importance du nationalisme comme registre de mobilisation : la guerre des Sables [qui éclate en 1963 entre le Maroc et l’Algérie au sujet du tracé des frontières héritées de la colonisation] permet à la monarchie d’établir des frontières avec l’Algérie dans l’Est, de contrôler la circulation des hommes et des armes, de dissuader la jeune république d’''exporter sa révolution", tout en semant la division au sein de la gauche », alors proche du Front de libération nationale (FLN). 

« Autrement dit, le processus de délimitation des frontières externes de l’État-nation est allé de pair avec la mise au pas des adversaires politiques internes de la monarchie », relève Mounia Bennani-Chraïbi.

Non seulement les Forces armées royales se voient attribuer un nouveau rôle, celui de la défense des frontières, mais elles bénéficient pleinement du nouveau récit nationaliste axé sur la sauvegarde de l'intégrité territoriale du pays. 

« Pour la première fois, [l'armée] apparaissait vraiment comme un rempart efficace contre d'éventuelles menaces étrangères, se montrant ainsi indispensable ; elle consolidait à l'extérieur sa place sur l'échiquier politique intérieur », et « dans cette période troublée qui allait amener à l'état d'exception [déclaré en 1965], elle se posait discrètement comme la seule force cohérente et organisée du pays », notent Santucci et Régnier. 

Discipliner les jeunes

Les événements du 23 mars 1965 – protestations initiées par des lycéens à Casablanca suite à une circulaire interdisant aux élèves âgés de plus de 16 ans de redoubler le brevet, qui se sont transformées en révolte sociale – ont de nouveau permis à l'armée de s'affirmer. 

L'intervention des Forces armées royales lors de ces événements a entaché le crédit et le prestige accumulés par les Forces armées royales deux ans auparavant face à l'Algérie – la répression de ces protestations a occasionné une dizaine de morts selon les autorités marocaines, un peu plus de 1 000 selon l'opposition – mais qu'importe : un an plus tard, Hassan II instaurait le service militaire obligatoire. 

Émeutes à Casablanca, boulevard El Fida contrôlé par les étudiants qui ont incendié des autobus, le 23 mars 1965 (AFP)

Venue conforter la fonction de contrôle social de l'armée, cette décision, prise le 9 juin 1966, a été précédée de réunions de travail tenues en janvier et avril de la même année, ainsi que d'un considérable travail d'organisation des FAR.

Quelques mois plus tôt, Hassan II a adopté plusieurs décrets relatifs au corps militaire, fixé le statut de la Garde royale, nommé le président et de présidents suppléants du tribunal militaire permanent des FAR. En 1967, dans son discours du trône, Hassan II justifiait l'instauration du service militaire en mettant en avant des objectifs diversifiés : « disposer d'une armée capable de défendre son intégrité, sauvegarder son honneur et repousser toute forme d'agression », inculquer aux appelés « une formation professionnelle dont le but est de faire d'eux des citoyens utiles, capables de contribuer au développement du pays ».

Les chroniqueurs de l'époque relevaient malgré tout qu'un autre objectif poursuivi était « l'incorporation de milliers de jeunes gens que le marché du travail est incapable d'absorber tous »

Les chroniqueurs de l'époque relevaient malgré tout qu'un autre objectif poursuivi était « l'incorporation de milliers de jeunes gens que le marché du travail est incapable d'absorber tous, qui apportera une solution, au moins partielle, au problème de l'emploi », comme l'écrivait André Adam dans sa chronique sociale et culturelle de 1966.

Pour la chercheuse Mounia Bennani-Chraïbi, l'instauration du service militaire en 1966 se lit « dans le prolongement des événements de mars 1965, de la proclamation de l’état d’urgence [survenue en 1965], et de la dissolution du Parlement. Peu après la promulgation de la loi sur le service militaire, et deux semaines avant le congrès de l’Union nationale des étudiants du Maroc [UNEM, principal syndicat estudiantin du Maroc et fer de lance de la contestation], prévu fin juillet 1966, huit membres de son comité exécutif sont envoyés dans un camp d’entraînement militaire à Hajeb ». 

L'armée contre la faillite des partis ?

Le retour du service militaire en 2018 semble obéir à des visées disciplinaires quelque peu similaires. Confronté à une jeunesse de plus en plus affranchie, ainsi qu'à des mouvements sociaux majoritairement menés par de jeunes Marocains, Mohammed VI semble attendre de son armée qu'elle recapture une jeunesse de plus en plus critique, de plus en plus demandeuse de développement et de libertés, pour la stériliser contre l'insubordination, l'arracher à son insouciance pour la plonger dans la discipline. 

En 1966 comme en 2018, « "la jeunesse" reste associée aux "classes dangereuses" qu’il importe de discipliner – après ou parallèlement – à un épisode répressif », estime Mounia Bennani-Chraïbi. 

Pour l'économiste Zouhaïr Ait Benhammou, « la priorité semble de rattraper l'échec de l'éducation et de faire oublier les problèmes structurels du marché du travail au Maroc ». « Je serai curieux de savoir ce que pensent réellement les officiers généraux de cette décision. Dans d'autres pays plus transparents, les professionnels voient d'un mauvais œil le rétablissement du service militaire comme politique de réhabilitation des personnes marginales et/ou exclues de la société », note l'économiste.

Confronté à une jeunesse de plus en plus affranchie, ainsi qu'à des mouvements sociaux majoritairement menés par de jeunes Marocains, Mohammed VI semble attendre de son armée qu'elle recapture une jeunesse de plus en plus critique

Pensée comme un « rite de passage vers la citoyenneté », au Maroc comme ailleurs, la conscription se voit prêter des vertus nombreuses : brassage social, homogénéisation d'une classe d'âge issue de classes sociales cloisonnées, de milieux atomisés, apprentissage de la citoyenneté, voire même sauvetage d'une « jeunesse en perte de repères », selon certains de ses défenseurs. 

Pour Zouhaïr Ait Benhammou, « la mixité sociale et le brassage signifient qu'un bourgeois comme un paysan peuvent se trouver à servir comme soldats de rang. Peut-on raisonnablement prétendre que les plus nantis accepteront que leur progéniture serve dans des positions subalternes ou dans des contrées inhospitalières ? », se questionne-t-il.

Quant à l'apprentissage de la citoyenneté, « peut-on dire que les militaires eux-mêmes sont citoyens ? On leur interdit de rejoindre des partis politiques et des associations et de penser par eux-mêmes. Le bon citoyen dans une démocratie libérale est un agent libre de penser par lui-même, qui est impliqué dans la vie de sa communauté. Ce ne sont pas des caractéristiques qu'on trouve parmi les militaires au Maroc. On retrouve plutôt d'autres qualités comme l'obéissance à l'autorité », estime l'économiste.

Défilé pour le cinquantième anniversaire des Forces armées royales (AFP)

Apolitique dès sa naissance – ce qui explique l'absence d'une classe militaire au Maroc – l'armée marocaine évolue dans un étau de valeurs qui offrent un miroir des registres de légitimité que s'est forgé le pouvoir marocain : idéologie du progrès dont la monarchie est présentée comme seule initiatrice, fidélité à certaines valeurs traditionnelles, à la religion et au roi. 

S'agit-il des valeurs que Mohammed VI souhaite inculquer à sa jeunesse ? En tous cas, cette préoccupation transparaît particulièrement dans le discours des promoteurs de la conscription. 

Pour Hassan Benaddi, membre fondateur du Parti authenticité et modernité (PAM), « il s'agirait, après les événements d'Al Hoceima, de canaliser « le mouvement d'une jeunesse majoritairement mal formée mais bien informée » et de remédier à « la faille des partis et des syndicats dans son encadrement », explique-t-il au site d'information Le360

Pour l'homme politique, la conscription permettrait de « rattraper une jeunesse dont on ne s'est pas occupée. Avec toute la bonne volonté du monde, le système actuel de formation ne peut absorber aujourd’hui que 100 000 jeunes. Or, il en sort 300 000 chaque année. Nous nous retrouvons ainsi, et tous les cinq ans, avec un million de Marocains totalement livrés à eux-mêmes. Or, en les canalisant, on peut en faire une véritable force à même de réussir le tournant politique, économique et social que nous négocions », plaide Benaddi.

À travers ces déclarations, il est attendu de l'armée d'écarter les jeunes des mobilisations sociales, de leur inculquer des représentations collectives plus conformistes, ainsi que de les aligner sur une conception messianique du progrès et du développement, auxquels ils sont appelés à contribuer – l'un des objectifs de la conscription étant « la participation aux grands chantiers du pays ». 

De facto, l'armée est appelée à jouer un rôle formateur et éducateur, et devrait donc concurrencer d'autres socialisations qui s'effectuent dans le cadre d'organisations politiques et syndicales qui auraient « failli à encadrer les jeunes », et que la conscription se propose de supplanter. 

Près de la ville de Jerada, des Marocains protestent en brandissant des pancartes en arabe demandant du « travail » (AFP)

À partir des valeurs et du credo des Forces armées royales, peuvent être extrapolés les contours de l'identité collective dont le service militaire obligatoire devrait colorer la classe d'âge à laquelle il s'adresse : l'armée constituerait un espace de socialisation qui inculquerait les valeurs du patriotisme dans un cadre apolitique exaltant la hiérarchie, la déférence à l’égard de l’autorité, le respect de la monarchie et la discipline militaire.

Elle même « réceptrice de ces thèmes », elle serait appelée à « en être la diffuseuse auprès de la nation toute entière », comme l'écrivaient Santucci et Régnier en 1972.

Et la tranche d'âge concernée (19-25 ans), et sa durée (douze mois) et les rôles qui lui sont dévolus ainsi que les termes en lesquels il est formulé (encadrer, former des jeunes, remédier aux failles des organisations classiques) laissent présager un service militaire pensé comme une socialisation qui devrait précéder et surplomber les autres.

Les chantiers nationaux contre la rationalité économique 

Comme le relève le chercheur Levent Ünsaldi dans un article portant sur la Turquie, l'armée est dépeinte comme porteuse d'« intérêts universels », a contrario des partis politiques, portraiturés en défenseurs d'« intérêts particuliers ».

Une telle conception des valeurs défendues par les deux sphères (militaire et politique) étant échelonnées et hiérarchisées. 

Le discours et l'approche antipolitique de Mohammed VI, dont l'armée sert de réflecteur par son caractère apolitique, font craindre une conscription qui inculquerait « une méfiance […] envers le monde politique civil », déjà présente dans le discours officiel, ainsi qu'une « absolutisation des valeurs et normes militaires », relevées par Levent Ünsaldi au sein de la société militaire turque. 

Cette méfiance, déjà consacrée par l'interdiction faite aux membres de l'armée marocaine de rejoindre des organisations politiques, syndicales ou associatives, nourrit une distanciation critique envers la participation politique, et favorise la circulation de valeurs et de représentations militaires indéfiniment décalquées, quel que soit le rang.

Mohammed VI passe en revue son armée le 14 mai 2006 (AFP)

Les déclarations de Hassan Benaddi et les discours du monarque laissent peu de doutes quant aux visées dépolitisantes du service militaire obligatoire, édulcorées dans un discours faisant la part belle au récit du développement comme horizon du possible, un accomplissement, dit-on, à portée de main si le pays dispose d'une jeunesse disponible, dont les représentations recoupent celles véhiculées par l'État. 

Traversant en profondeur ce discours, l'imaginaire des « chantiers nationaux », nécessitant une mobilisation massive pour réussir... au détriment de la rationalité économique : « Le souci avec ce type de réflexion est qu'il suppose que nous pouvons encore mener de grands chantiers intensifs en main d'œuvre. Pour la construction d'infrastructures routières, portuaires, etc., on utilise de plus en plus des machines pour creuser et aménager l'espace. Donc avoir une main d'œuvre nombreuse va en réalité faire chuter la productivité du travail dans ces chantiers », explique Zouhaïr Ait Benhammou, qui suppose qu'en invoquant la participation des conscrits aux chantiers nationaux.

« L'État cherche une valeur de propagande plutôt que de suivre un raisonnement économique. Je prends juste l'exemple de la ‘’Route de l'Unité’’, construite en 1957. Ce sont 12 000 jeunes qui ont été mobilisés pour un chantier de 31 kilomètres. C'est un projet inefficient d'un point de vue économique, mais sa valeur symbolique est importante. Va-t-on déployer autant de jeunes chaque année pour la valeur symbolique ? Autre chose : employer les jeunes sur des chantiers est une création temporaire d'emploi – à priori le chantier sera bouclé à un moment – mais après ? », s’interroge l'économiste.

En matière de rationalité économique, le retour du service militaire semble bien loin d'être une mesure raisonnable. Son coût serait même prohibitif. Selon les calculs de Zouhaïr Ait Benhammou, « le service militaire obligatoire et universel implique d’encadrer annuellement près de 300 000 jeunes parmi la classe d’âge des 18-24 ans. Son coût est significatif, de l’ordre de 73 milliards de dirhams [sept milliards d’euros] qui doivent être régulièrement réévalués pour assurer un ratio de dépenses militaires au PIB de l’ordre de 6 à 7 % du PIB », estime-t-il.

« Le service militaire obligatoire et universel implique d’encadrer annuellement près de 300 000 jeunes entre 18 et 24 ans. Son coût est significatif et doit être régulièrement réévalué alors les effets de relance budgétaire implicite à cette augmentation des dépenses sont minimes »

- Zouhaïr Ait Benhammou, économiste

« Les effets de relance budgétaire implicite à cette augmentation des dépenses sont minimes, de l’ordre de 34 000 emplois additionnels pour une relance budgétaire de 1 % de dépenses additionnelles de l’État. Le taux de chômage des jeunes baisse légèrement à hauteur de deux points : le taux de 2016 était de 22,5 % et baisserait à 20, 04 %. Cette mesure ne toucherait cependant que 25% des jeunes de 18-24 sans emploi, ni à la recherche d’emploi, ni en formation. »

« Le Maroc dépense actuellement environ 30 à 35 milliards de dirhams [entre 3 et 3,5 milliards d’euros] pour son budget de la défense. Je me suis servi de la moyenne des pays OTAN avant et après 1991 – fin de la guerre froide et dividendes de paix – pour extrapoler l'objectif de doubler la fraction du PIB allouée à la défense », explique l'économiste, pour qui la multiplication par deux du budget de la défense « n'est pas farfelue étant donné que l'effectif actuel des FAR coïncide avec le nombre d'individus concernés par la conscription ». 

Le service militaire obligatoire semble bien incompatible avec « l'objectif d'atteindre un déficit budgétaire de 2,5 à 2 % du PIB d'ici 2021. Je ne sais pas ce qu'en pensera le FMI, le Maroc ayant promis de maîtriser considérablement ses dépenses en 2016 », ajoute Zouhaïr Ait Benhammou, pour qui « l'effet mécanique de l'augmentation des dépenses de défense va forcément donner un rôle plus important aux FAR ».

Reconstruire les rapports entre armée et société

Une autre préoccupation, restée en sourdine, semble motiver le retour du service militaire obligatoire : l'absence de renouvellement au sein des Forces armées royales, ainsi que la coupure entre armée et société.

Suite aux deux putschs manqués contre Hassan II en 1971 et 1972, les Forces armées royales ont vu leurs domaines d'intervention échancrés, limités à la seule défense des frontières. 

Le conflit au Sahara occidental a offert à Hassan II l'occasion d'immobiliser l'armée au sud. Au bout de dix-neuf ans de règne, Mohammed VI n'avait, jusqu'à peu, pas dévié de manière notable de cette conception du rôle de l'armée, malgré les appels à diversifier les missions de l'armée, notamment pour répondre aux demandes d'infrastructure et d'équipement dans les régions reculées. 

Le conflit au Sahara occidental a offert à Hassan II l'occasion d'immobiliser l'armée au sud (AFP)

À quelques exceptions près – intervention après le séisme d'Al Hoceima, missions ponctuelles dans des villages reculés – l'armée ne contribue que rarement à des missions sociales. L'instauration du service militaire obligatoire, qui devrait comporter une dimension sociale, vise-t-elle à construire un nouveau rôle pour l'armée, ainsi qu'à l'ouvrir davantage sur la société marocaine ? 

La reconstruction du couple armée-nation, si elle est souhaitable, se heurte a priori à plusieurs obstacles institutionnels. 

Au Maroc, « la politique de défense est malaisément définie comme politique publique, le gouvernement n’ayant pas de compétence réelle quant à la stratégie militaire du pays. Il exerce seulement un pouvoir réglementaire, dans certaines circonstances relatives à la déclaration de guerre ou à l’état de siège », relève le chercheur Brahim Saidi dans un article consacré aux relations civilo-militaires au Maroc. 

À quelques exceptions près – intervention après le séisme d'Al Hoceima, missions ponctuelles dans des villages reculés – l'armée ne contribue que rarement à des missions sociales

L'action du Parlement « ne dépasse pas l’approbation du budget de la Défense – qui ne fait l’objet d’aucune discussion, et est voté en l’état à l’unanimité », et « les rapports entre instances politiques et militaires, en matière d’élaboration de la politique de défense, sont donc concentrés au sommet de l’État. L’architecture bureaucratique n’a qu’un rôle consultatif, en termes de préparation des choix et d’information stratégique », écrit Saidi. 

Une plus grande participation de l'armée aux chantiers publics, et la réorientation d'une partie de ses missions vers les secteurs sociaux devrait obligatoirement commencer par une plus grande association de l'exécutif et du Parlement, en tant qu'organes de décision et de contrôle, ainsi que par la pose des bases d'un contrôle démocratique du pouvoir civil sur l'armée.


 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Photo : Hassan II au Sahara occidental en1985, avec en arrière-plan, en turban noir, le prince héritier Sidi Mohammed (futur Mohammed VI), sur une des rares photos où l’on voit le roi et son armée en dehors d’un cadre protocolaire (Forum FAR-Maroc).

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