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Du Printemps arabe à la marginalisation du monde arabe

Après les soulèvements qui ont secoué le monde arabe, lui donnant une certaine centralité politique, il semble désormais relégué à la marge. La transformation d’anciens États relativement puissants en États tampons ou en enjeux de conflits en est une illustration

L’histoire du monde arabe est hantée par la peur – hélas souvent confirmée – de la marginalisation et de la défaite. L’une des premières grandes références au recul du monde arabe est la suprématie seldjoukide au XIsiècle. Plus tard, la domination ottomane sur des territoires arabes (de la Mésopotamie à l’Afrique du Nord, en passant par l’Égypte), notamment à partir du XVIesiècle, ne fait qu’exacerber cette déchéance. 

C’est d’ailleurs dans l’Empire ottoman moribond de la seconde moitié du XIXe siècle, décrit comme un « homme malade » par l’empereur de Russie, Nicolas Ier, qu’émerge le nationalisme arabe dans la foulée de la Nahda (renaissance). 

Photo d’archives datée du 18 janvier 1956 du Premier ministre égyptien Gamal Abdel Nasser lisant le préambule de la nouvelle Constitution égyptienne (AFP)

C’est une double prise de conscience qui est ainsi amorcée : celle d’une nécessaire « modernisation » (à l’œuvre dans l’Empire, avec les tanzimat – réformes ou réorganisation) et celle d’une nécessaire réappropriation culturelle et politique de l’arabité. Musulmans et chrétiens, à l’instar de Boutros al-Boustani, s’engagent dans cette entreprise. 

Au début du XXe siècle, le nationalisme arabe, dont les sources d’inspiration sont en grande partie européennes (du romantisme au positivisme), s’exprime radicalement contre l’Empire ottoman. Des auteurs aussi différents que le théologien musulman Abd al-Rahman al-Kawakibi et le chrétien Nagib Azoury s’opposent au joug turc et promeuvent « le réveil de la nation arabe dans l’Asie turque »(référence à un ouvrage d’Azoury). 

La révolte arabe (1916-1918), menée par les Hachémites et encouragée par les Britanniques, est porteuse de l’espoir d’un grand royaume arabe s’étendant du Proche-Orient à la péninsule Arabique

La révolte arabe (1916-1918), menée par les Hachémites (Hussein, le chérif de La Mecque, et ses fils) et encouragée par les Britanniques, est porteuse de l’espoir d’un grand royaume arabe s’étendant du Proche-Orient à la péninsule Arabique. Cet espoir est compromis par une nouvelle domination impériale : celle de la France et de la Grande-Bretagne au lendemain de la Première Guerre mondiale. 

Tandis que de nouveaux États arabes émergent– d’abord sous domination britannique ou française –, une nouvelle génération de nationalistes arabes apparaît. 

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Dans les années 1940, le parti Baas (résurgence) est créé à Damas à l’initiative de trois anciens étudiants syriens de la Sorbonne (issus de trois groupes confessionnels différents) : Zaki al-Arzouzi, Michel Aflak et Salah ad-Din al-Bitar. 

Ce parti séculier, nationaliste arabe et socialiste réussira à prendre le pouvoir en Syrie et en Irak, mais l’idée d’unité laissera place à une rivalité tenace. 

L’ultime grande expression du nationalisme arabe n’est autre que la figure du président égyptien Nasser. Dans un contexte de décolonisation (et de guerre d’Algérie), la nationalisation du canal de Suez en 1956 marque un tournant. Nasser devient le symbole d’une résistance arabe.

D’un côté, il n’hésite pas à soutenir la lutte des Algériens pour l’indépendance ; de l’autre, il engage son pays dans une fusion – très éphémère – avec la Syrie : c’est la création de la République arabe unie (1958-1961).

La nation arabe, écartée au profit de la oumma musulmane

Dans les décennies suivantes, le nationalisme arabe – et plus généralement, la montée en puissance des pays arabes issus de l’Empire ottoman et de la décolonisation – se heurte à au moins trois phénomènes qui l’affaiblissent : des défaites militaires, une profonde désunion entre les États arabes (que masque mal l’existence d’une Ligue arabe) et la concurrence de l’islam politique. 

La défaite humiliante des armées arabes face à Israël en 1967 est un coup dur pour le nationalisme arabe et pour l’image de Nasser. Elle incite la résistance palestinienne à s’organiser de façon quasi autonome. À toutes les échelles, les divisions se multiplient : des désaccords entre États – par exemple, l’hostilité suscitée par la paix israélo-égyptienne – à la guerre libanaise (1975-1990). 

Dans les années 1970, le monde arabe subit un certain nombre de transformations dont les conséquences sont encore perceptibles aujourd’hui

Dans les années 1970, le monde arabe subit un certain nombre de transformations dont les conséquences sont encore perceptibles aujourd’hui. 

Les hydrocarbures permettent aux monarchies du golfe Persique de gagner en influence au détriment des républiques (le désert commence à dominer les villes, en somme), ce qui annonce à certains égards les succès de l’islam politique qui bénéficie ainsi d’une nouvelle source de financement. Un islam politique transnational qui prospère dans les années 1980 en Afghanistan contre l’Armée rouge. L’échelle de la solidarité change : la nation arabe est écartée au profit de la oumma musulmane. Ce phénomène sera à l’œuvre en Syrie. 

L’émergence de la République islamique en Iran en 1979 a accompagné l’affirmation de l’islam politique dans le monde arabe. Sur cette photo, des manifestants brandissent le portrait de l’ayatollah Khomeini le 1erjanvier 1979 à Téhéran (AFP)

L’émergence de la République islamique en Iran en 1979 participe aussi à la transformation du monde arabe à au moins trois niveaux : elle a accompagné l’affirmation de l’islam politique dans le monde arabe (aussi bien chiite que sunnite), elle a permis à l’Iran de s’ériger en parrain ou en allié de mouvements de résistance à Israël (du Hezbollah libanais au Hamas palestinien) et elle a contribué à remodeler les relations interétatiques dans la région (notamment avec la mise en place d’un axe Téhéran-Damas). 

L’invasion américaine en Irak en 2003 et ses conséquences viennent parachever ce sombre tableau. La destruction de cet État arabe, qui fut naguère une puissance régionale, a été source de chaos et de terrorisme transnational. La soif de réformes politiques et de justice sociale portée par le Printemps arabe n’a accouché que de davantage de chaos. Le monde arabe donne l’impression d’entrer dans une nouvelle phase de marginalisation et de neutralisation. 

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Le monde arabe a bien tremblé comme un seul homme en 2011. Dès avril 2011, l’un des connaisseurs les plus fins du monde arabe, Georges Corm, évoque « l’unité retrouvée des peuples arabes ». Cette unité n’est hélas pas au rendez-vous. Le monde arabe prend plutôt le chemin de la fragmentation. 

Nous ne nous intéressons pas ici aux diverses expériences politiques nationales (tunisienne, libyenne, égyptienne, syrienne …) et aux transformations internes, mais aux grands équilibres géopolitiques, aux rapports de force. 

Un certain nombre d’États naguère relativement puissants ou influents ont disparu ou se sont considérablement affaiblis. 

Faible et désuni

En Libye, l’État est fragmenté à la fois institutionnellement et territorialement. Au Yémen, l’État est attaqué et menacé par une insurrection qu’une coalition d’États arabes n’arrive pas à vaincre. L’Irak est en train de devenir une sorte d’État tampon ménageant à la fois les intérêts iraniens et les intérêts américains. 

Au Liban, l’un des berceaux du nationalisme arabe, l’absence de gouvernement est en grande partie due à des pressions saoudiennes destinées à endiguer l’influence de l’Iran. La Syrie, cœur du nationalisme arabe, est aujourd’hui soumise au trio Moscou-Téhéran-Ankara. D’ailleurs, une partie du territoire syrien est aujourd’hui sous occupation turque. Au nord-est du pays, une partie de la population arabe s’est retrouvée sous domination kurde. 

Les États arabes partagent aujourd’hui une chose : ils sont faibles. Ils sont faibles et désunis. Comme il y a cent ans, le Proche-Orient arabe est dominé par des puissances non arabes

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), qui jouissent de la bienveillance américaine et qui mobilisent des miettes de nationalisme arabe contre l’Iran, montrent une certaine faiblesse dans le bourbier yéménite. L’échec d’armées grassement équipées face à une résistance locale, sur fond de catastrophe humanitaire, est évident. 

En plus de la neutralisation du monde arabe, une autre tendance est confirmée. Les groupes armés non étatiques, à l’instar de la résistance palestinienne après la défaite de 1967, sont encore des acteurs incontournables. Après sa résistance à Israël en 2006, le Hezbollah s’est distingué en Syrie dans la lutte contre les groupes « djihadistes ». Au Yémen, la rébellion houthie a réussi à contrôler une partie du territoire, à attirer une partie des tribus du pays et à tenir tête au président et à ses alliés. 

Les États arabes partagent aujourd’hui une chose : ils sont faibles. Ils sont faibles et désunis. Comme il y a cent ans, le Proche-Orient arabe est dominé par des puissances non arabes. 

Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe. Il dirige Araprism, site et association consacrés au monde arabe. Il travaille, par ailleurs, sur la notion de souveraineté et sur les usages actuels du droit international. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AdleneMo

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : affrontements au Caire, le 6 février 2012, entre manifestants et policiers devant le siège de la sécurité à la suite de violences meurtrières dans le football et d’appels à la désobéissance civile en Égypte (AFP).

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