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Il est trop tôt pour évaluer les révolutions arabes

Cinq ans après le début des soulèvements, le truisme selon lequel la Tunisie a réussi là où d’autres pays de la région ont échoué est trompeur et prématuré

Au cours des cinq dernières années, chaque anniversaire des soulèvements arabes de 2011 a occasionné une vague d’évaluations catégoriques visant à déterminer si ceux-ci sont des réussites ou des échecs. Les requiems réductionnistes et prématurés relatifs aux révolutions arabes abondent, déplorant la violence et le chaos déclenchés.

Les trajectoires des différents pays sont comparées comme si le progrès pouvait être quantifié à l’aide d’une unité de mesure standard, la Tunisie étant présentée comme un succès et d’autres pays dans la région comme des échecs complets et regrettables.

Je propose que nous n’en fassions rien. Ces analyses manquent totalement de contextualisation et ne rendent pas vraiment justice aux expériences, aux désirs et aux combats des peuples concernés. Elles se concentrent sur la phase actuelle de changement chaotique la dépeignant comme une aberration, comme si celle-ci était précédée d’une période d’harmonie, de prospérité et de bien-être social. Cette approche anhistorique est dissociée de la réalité de la violence quotidienne, des sérieux affronts et de la corruption généralisée infligés à ces sociétés depuis des décennies par les régimes qui les gouvernaient.

Nous sommes tous peinés par les actuelles divisions d’une Libye au bord de la guerre civile, par un Yémen empêtré dans une lutte sectaire, par l’Égypte et la mort de son processus démocratique et par la Syrie, scène de massacres quotidiens.

Cette violence a été précédée par des décennies de traitement violent au cours desquelles les mouvements citoyens étaient étroitement surveillés, les libertés strictement circonscrites, l’expression de toute dissidence sévèrement punie et les ressources de l’État détournées au profit d’une cabale étroite de réseaux d’élite et de familles.

Les services de renseignement syriens, les moukhabarat, surveillaient chaque instant de la vie d’un Syrien, de sa naissance jusqu’à sa mort, inspirant une peur profonde à la population. Ces services regorgeaient d’une créativité et d’une habileté étonnante pour terroriser la population, en utilisant pas moins de 38 types de tortures et de mauvais traitements contre les détenus, selon des rapports d’Amnesty International et d’associations locales des droits de l’homme. Ceux-ci comprenaient les chocs électriques, l’arrachage des ongles, la brûlure des organes génitaux, l’introduction d’objets dans le rectum, les passages à tabac alors que la victime est suspendue au plafond (familièrement connu comme la position du « poulet rôti »), l’arrosage des victimes avec de l’eau glacée et les coups successifs, l’hyperextension de la colonne vertébrale, le ligotage du corps au cadre d’une roue et la flagellation des parties exposées du corps, l’utilisation d’une « chaise allemande » pour asphyxier la victime ou lui fracturer la colonne vertébrale, et le dénudement des prisonniers à la vue du public.

Le régime syrien, qui cherche aujourd’hui sans vergogne à se présenter comme une victime du terrorisme, terrorise et traumatise sa population depuis des dizaines d’années. Il en va de même pour tous les régimes que les soulèvements arabes ont cherché à renverser. Évaluer les soulèvements en termes de réussite ou d’échec en raison de la flambée de violence ne permet pas de les situer dans un contexte prérévolutionnaire de déploiement quotidien des formes les plus barbares de violences physiques et psychologiques et de répression des libertés.

De même, contextualiser ces révolutions dans l’espace et le temps est essentiel. Contrairement aux précédentes vagues de démocratisation, les soulèvements arabes ont eu lieu dans des conditions uniques : un ralentissement du cycle économique mondial et le déclin du produit national brut, du commerce et de l’investissement ; une diminution spectaculaire du pouvoir et de l’adhésion aux partis politiques à travers le monde ; des sociétés civiles fragmentées et opposées ; et l’essor des réseaux sociaux donnant lieu à la question controversée de savoir comment transformer les réseaux et l’activisme virtuels en changement politique concret.

Contrairement à de nombreux autres cas récents de démocratisation, les soulèvements arabes se déroulent dans une région avec peu d’expérience préalable en matière de démocratie, des institutions régionales extrêmement faibles et inefficaces et de multiples conflits.

Comme le spécialiste de la démocratie Philippe Schmitter le souligne, la région MENA ne dispose pas d’une « communauté de sécurité » qui peut agir pour maintenir la stabilité et empêcher les pays voisins de profiter du déclin de la capacité étatique des pays en transition au cours de leur transformation. Au lieu de cela, les pays connaissant des soulèvements ont eu à faire face à l’ingérence des puissances régionales qui ont exacerbé les conflits, approfondi les failles et même apporté un soutien direct aux forces contre-révolutionnaires.

Le truisme consistant à dire que la Tunisie a réussi là où d’autres pays de la région ont lamentablement échoué est également trompeur. L’histoire nous a montré qu’il n’y a pas une voie unique vers la démocratie – deux pays voisins peuvent atteindre le même point en empruntant des voies totalement différentes, comme on le voit avec les transitions singulières de l’Espagne et du Portugal. Comme l’a écrit le spécialiste en droit public Jacques Ziller au sujet des transitions en Europe de l’Est, « personne ne peut savoir quelle sera la méthodologie de ces transitions – comme le mouvement, cela ne peut être prouvé que par l’acte du déplacement. »

Les transitions peuvent impliquer des cycles d’autocratie et de démocratie pendant diverses périodes. Furet nous rappelle que la France a alterné entre république et monarchie de 1789 à 1851. Il situe le moment de la « victoire de la révolution » au triomphe des républicains sur les monarchistes et la fondation de la Troisième République en 1870. La construction d’un système démocratique fut un processus de longue durée et douloureux, s’étalant sur près d’un siècle.

Comparer les chemins du changement politique dans les pays où se sont déroulés les soulèvements arabes impose une unité imaginée concernant des formes d’État et des contextes sociologiques totalement différents et adopte un cadre culturaliste pour comprendre le changement politique.

Les théories culturalistes représentent depuis longtemps la politique dans la région arabe comme une conséquence des valeurs religieuses et culturelles, ainsi que d’obscurs facteurs tels que les structures sociales et économiques et les histoires de la formation de l’État. En conséquence, ces théories étaient parfaitement incapables d’expliquer le déclenchement des révolutions arabes. De même, elles ne sont pas aujourd’hui en mesure d’expliquer la divergence importante dans les chemins qu’ont empruntés les révolutions arabes malgré des caractéristiques communes comme la langue, la culture et la religion.

La Tunisie semble bien être sur le chemin de la démocratie, mais une démocratie sujette à l’obstruction et un possible revers à tout moment – plus particulièrement à la lumière des récentes attaques terroristes et de la tentative de retour à un État policier. Toutefois, la société tunisienne est sans doute parvenue à un certain nombre de gains irréversibles depuis la révolution. Les cinq dernières années constituent une expérience du pluralisme qui est sans précédent dans l’histoire de la Tunisie.

L’Assemblée nationale constituante, qui a rédigé la Constitution tunisienne entre 2011 et 2014, fut le théâtre d’un dialogue politique animé, de négociations et de coopération entre des acteurs qui représentaient l’ensemble du spectre de la société tunisienne. Cela a redéfini la politique, créant un espace politique national accessible à de nouvelles voix provenant de groupes sociaux, de classes et de régions précédemment exclus. Elle a élargi l’espace politique pour inclure de nouvelles questions économiques et sociales – ce qu’on constate dans les débats nationaux qui font rage sur la brutalité policière, la justice transitionnelle, le système éducatif défaillant, la corruption, les lois sur l’homosexualité et les conditions carcérales, entre autres.

Les citoyens mènent des campagnes pour introduire des inspections plus strictes des prisons, établir une meilleure protection contre le harcèlement sexuel des femmes, abolir les lois strictes sur la possession de drogue et sur beaucoup d’autres questions qui redéfinissent le rôle du citoyen.

La révolution tunisienne n’a pas fondamentalement transformé les structures économiques, les pratiques administratives, la police et les politiques de sécurité ou les inégalités régionales. C’est ce qu’ont montré de récents cas de décès en garde à vue qui ont provoqué l’indignation. Mais elle a révolutionné le domaine du possible. Elle a ouvert un espace public sans précédent pour l’expression, la délibération et l’action politique qui servent de terreau à une mobilisation durable à long terme pour réformer les structures de l’État, construire les institutions démocratiques et créer une société basée sur l’égalité et la justice sociale. Il s’agit d’un travail à long terme qui nécessite une mobilisation continue des citoyens à travers les mouvements sociaux, les collectifs et les campagnes aux niveaux local et national.

Le travail de l’organisme de la justice transitionnelle tunisien, l’instance Vérité et Dignité, est essentiel à cette transformation. Depuis décembre 2014, l’organisme a travaillé à recueillir les témoignages de victimes de violations des droits de l’homme remontant jusqu’à 1955. Ce processus abordant un passé douloureux ne vise pas seulement à rétablir la dignité individuelle de ceux qui ont souffert de la violence d’État. C’est également un processus collectif redéfinissant le corps politique, reconnaissant et donnant une voix aux expériences de ceux qui étaient jusqu’ici sans voix – ceux que l’État tunisien d’après l’indépendance a torturés, exclus, réprimés et marginalisés.

Cela signifie révolutionner notre compréhension de l’histoire tunisienne moderne, de la nature de l’État tunisien, du rôle des élites politiques, des expériences de différentes régions et de l’imposition de structures de marginalisation politique et économique ayant conduit à des conditions qui ont déclenché la révolution. Ce processus redessine les frontières de l’Histoire et constitue la clé de la transformation de la relation entre l’État et la société que la révolution tunisienne a cherché à provoquer.

Les révolutions n’ont pas de fin clairement identifiable, aucun « indicateur » se prêtant à une évaluation simple et aucun « repère » ne permettant de comparer les progrès accomplis. Ce sont des processus uniques de transformation des structures politiques, administratives, constitutionnelles, économiques et sociales. C’est ce qui les différencie des coups d’État, qui sont de simples remplacements de dirigeants par d’autres. Ces transformations n’ont aucun délai prédéfini. On peut être optimiste dans le cas de la Tunisie : la création de la Cour constitutionnelle pour respecter la Constitution et le processus imminent de décentralisation du pouvoir aux autorités locales et régionales sont la promesse d’une transformation des pratiques et des structures du pouvoir d’État.

Que les révolutions arabes parviennent à établir un gouvernement plus responsable et représentatif ne peut se prouver que par l’acte révolutionnaire qui se joue. La révolution américaine de 1776 est saluée pour sa mise en place d’un système démocratique – bien que plus de la moitié de la population (les femmes et les esclaves) ait continué à se voir refuser le droit de vote pendant encore plus de 100 ans. La révolution française a donné naissance à un nouvel ordre démocratique et à de nouvelles conceptions de l’Histoire – ainsi qu’à la guerre civile, à la guillotine, à la mort de plus d’un million de Français et Françaises et au règne de la terreur au cours duquel au moins 300 000 suspects ont été arrêtés et 17 000 personnes officiellement exécutées.

Les soulèvements arabes ne font pas exception à l’histoire des révolutions, ils impliquent des luttes pour le pouvoir entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, des rébellions locales, des interventions étrangères et de l’instabilité. L’incertitude est la monnaie d’échange des révolutions et la région arabe aujourd’hui ne fait pas exception.

 

- Intissar Kherigi est un chercheuse tuniso-britannique et doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des employés tunisiens du secteur de la santé manifestent en face de la mairie de Tunis le 22 janvier 2011 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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