Aller au contenu principal

La Première Guerre mondiale a peut-être pris fin il y a un siècle – mais pas pour le Moyen-Orient

Alors que le 11 novembre 1918 est célébré comme la fin de la Première Guerre mondiale, non seulement les combats se sont poursuivis au Moyen-Orient après l’armistice, mais les conséquences de la « Grande Guerre » dans cette région se font encore sentir de nos jours

Il y a cent ans, à la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’année 1918, la Première Guerre mondiale a pris fin. Le dernier membre de l’armée impériale britannique à mourir fut le soldat canadien George Lawrence Price, tué en Belgique par la balle d’un tireur d’élite allemand à 10 h 58. Deux minutes plus tard, les armes à feu se taisaient et étaient remplacées par les acclamations des soldats et des civils des deux côtés de la ligne de front.

Mais alors que la guerre faisait ses dernières victimes dans les tranchées européennes, à des milliers de kilomètres de là, sur le front mésopotamien en Irak, l’armée britannique avançait toujours dans la province ottomane de Mossoul, dont elle s’empara le 14 novembre.

Pour beaucoup d’Arabes, une fois leur survie assurée après avoir subi, du Liban à l’Irak, les famines et les bouleversements dus au conflit, une quête identitaire s’est ensuivie

Alors que le 11 novembre 1918 est célébré comme la fin de la Grande Guerre, cet épisode du conflit, inachevé mais en grande partie oublié, montre que non seulement les combats se sont poursuivis après l’armistice, mais que les conséquences de la « Grande Guerre » se font encore sentir dans la région de nos jours.

Identités changeantes

Un siècle après que les armes se sont « tues », ces commémorations appellent à une réévaluation des changements d’identité qui ont suivi la chute de l’Empire ottoman, du rôle des Arabes dans la révolte arabe et enfin de la manière dont la violation britannique de son armistice avec les Ottomans a influencé l’évolution de l’Irak.   

Le traité secret de Sykes-Picot, scellé en mai 1916, a été accusé d’avoir tracé les frontières « artificielles » du Moyen-Orient, en particulier de l’Irak. En réalité, les frontières du Moyen-Orient ont été formalisées plus d’un an après l’armistice, dans le traité de San Remo de 1920.

De fait, pour les habitants du Moyen-Orient, le 11 novembre 1918 a marqué une reconfiguration des frontières d’appartenance de chaque individu, puisque l’empire qui avait régné sur eux et leurs ancêtres d’aussi loin qu’ils s’en souvenaient s’était effondré. Pour beaucoup d’Arabes, une fois leur survie assurée après avoir subi, du Liban à l’Irak, les famines et les bouleversements dus au conflit, une quête identitaire s’est ensuivie.

Un exemple de ces identités changeantes peut être celui de mon grand-père. Le 11 novembre 1918, il se considérait comme un musulman de Nadjaf, sujet de l’Empire ottoman. Il n’en voulait pas aux Ottomans parce qu’ils étaient Turcs et lui Arabe. Différences « ethniques » était une expression nouvellement créée qu’il n’entendait pas en arabe à cette époque. Néanmoins, à la fin de la guerre, l’Empire ottoman, auquel il appartenait, avait abandonné ses revendications sur les terres sur lesquelles il vivait.  

Mon grand-père vivait sur un territoire perdu dans les limbes, attendant de savoir quel sort les occupants britanniques lui réservaient. 

Lorsque les Britanniques annoncèrent la création du mandat irakien en 1920, mon grand-père prit un fusil et rejoint la révolte irakienne de 1920, déclenchée par un nombre croissant d’« Irakiens » déçus par l’occupation après l’armistice et prêts à sacrifier leur vie pour chasser les Britanniques. C’est l’opposition à la domination britannique qui a fait de lui un Irakien.

La révolte arabe

Ayant vécu en tant qu’Arabe en Turquie, j’ai souvent entendu dire que « les Arabes ont poignardé les Turcs dans le dos » pendant la Première Guerre mondiale, en référence à la révolte arabe de Lawrence d’Arabie. La mémoire historique populaire retrace les débuts du nationalisme arabe à cette révolte. Ces deux hypothèses sont entourées de mythes, récemment remis en cause par des historiens turcs et arabes.  

Si les Britanniques ne s’étaient pas emparés de la province ottomane de Mossoul, les Kurdes de cette région seraient en théorie devenus les habitants d’une future Turquie ou auraient peut-être été dotés de leur propre État

Par exemple, des soldats arabes combattirent avec ténacité au nom de l’empire lors de la bataille de Gallipoli. En 1916, 102 des 132 prisonniers ottomans d’origine arabe refusèrent de signer un accord avec leurs ravisseurs britanniques leur enjoignant de rejoindre la révolte arabe, peut-être par loyauté à l’égard de l’Empire ottoman ou simplement par lassitude face aux combats.

La plupart des officiers arabes de l’armée ottomane sont restés fidèles à l’empire tout au long de la guerre, mais se sont retrouvés sans emploi à compter du 11 novembre 1918. Pendant le mandat britannique sur l’Irak, le nouvel État disposait d’un groupe d’environ 600 anciens officiers ottomans susceptibles de rejoindre la nouvelle armée. Parmi eux, 450 servirent dans l’armée ottomane pendant toute la durée de la guerre de 1914-1918, tandis que 190 firent défection pour servir dans l’armée anti-ottomane de la révolte arabe.Certains de ces officiers qui rejoignirent l’armée irakienne étaient mécontents du contrôle britannique de l’institution et menacèrent de rejoindre l’armée de la République de Turquie nouvellement créée, ce qui montre que leur identité à ce stade précoce était floue et portait encore une allégeance au successeur de l’ancien Empire ottoman.

Le fait de léguer tant de pétrole à l’Irak fit également du pays une victime de la malédiction des ressources

Les violations de l’armistice par les Britanniques en Irak et leur prise de Mossoul conduisirent à l’intégration au sein des frontières de l’Irak des régions kurdes autour d’Erbil et de Souleimaniye ainsi que des lucratifs champs pétrolifères autour de Kirkouk, insérant deux courants instables dans le processus de construction de l’État irakien sous le mandat britannique à partir de 1920.  

À LIRE ►Sykes-Picot : cent ans après

Si les Britanniques ne s’étaient pas emparés de la province ottomane de Mossoul, les Kurdes de cette région seraient en théorie devenus les habitants d’une future Turquie ou auraient peut-être été dotés de leur propre État.

Néanmoins, la révolte kurde est devenue un facteur constant de l’histoire irakienne à partir des années 1920, offrant au gouvernement de Bagdad une couverture permettant de consacrer de précieuses ressources aux armes destinées à être utilisées contre ses propres citoyens, aboutissant à l’attaque par armes chimiques de la ville kurde irakienne de Halabja en 1988, qui fit près de 5 000 morts en une seule matinée.

La création d’un mandat unique en Irak permit à l’Iraq Petroleum Company (IPC), récemment créée et contrôlée par les Britanniques, d’exploiter les champs pétrolifères de Kirkouk au nord à Basra au sud au sein d’une seule entité politique. Ce contrôle constitua un point de ralliement pour les nationalistes irakiens en tant que symbole du contrôle britannique sur la souveraineté du pays.

À LIRE ► Halabja, souvenirs d’une rescapée des attaques chimiques

Le fait de léguer tant de pétrole à l’Irak fit également du pays une victime de la malédiction des ressources. Lorsque l’IPC a été nationalisée en 1972, les bénéfices inattendus ont entraîné une accumulation d’armes qui ont permis une invasion désastreuse de l’Iran en 1980, entraînant le plus long conflit interétatique du XXe siècle.  

Les articles consacrés à cet anniversaire ont négligé le front moyen-oriental de la Grande Guerre, rappelant qu’il y a un siècle, on estimait que le front ottoman était « un événement de second plan d’un événement de second plan ». Pourtant, il a donné naissance à une série de conflits, tels que le conflit israélo-palestinien, et au cri de ralliement lancé par le groupe État islamique de démolir la frontière Sykes-Picot. Cet « événement de second plan » n’en était pas un.

- Ibrahim al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces: An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017) et A Concise History of the Middle East (à paraître).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : la délégation arabe à la Conférence de paix de Paris au début de l’année 1919 était composée notamment de l'émir Fayçal ben Hussein, futur roi d’Irak soutenu par les Britanniques, et de T.E. Lawrence, troisième à partir de la gauche (domaine public).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].