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Le Printemps arabe est-il encore en vie en Jordanie ?

Le roi Abdallah II fait face à un choix : soit s’incliner devant les Saoudiens pour atténuer la crise économique, soit procéder à de véritables réformes politiques

Les voix de Jordanie méritent que tout le monde s’assoie pour les écouter.

« Nous, le peuple, sommes la source de l’autorité et […] nous voulons récupérer notre capacité à opérer des changements en présence d’institutions faibles comme le Parlement ou les partis politiques », a par exemple soutenu Hala Ahed, avocate.

Il y a aussi Deema Kharabsheh, qui a manifesté devant le bureau du Premier ministre : « Le peuple a fait tomber le gouvernement.  Il n’a pas démissionné de son plein gré. »

Ou encore cet homme, qui a déclaré : « J’ai appris de mon père à être aux côtés de mes fils et mes filles, les citoyens de Jordanie. »

Cette dernière phrase a été prononcée par le roi Abdallah II.

Si ce qui se passe en Jordanie ressemble à une reprise du soulèvement arabe de 2011, ce n’est pas le cas. C’est plus grand que cela ou que les protestations de 1989 et 1996 dans le pays. Ces deux années-là, les protestations étaient menées par des tribus dans des gouvernorats ruraux. 

Aujourd’hui, nous assistons aux premières protestations de masse dans l’histoire moderne du royaume, au cours desquelles 46 manifestations différentes ont eu lieu dans les villes de tout le pays. La grève nationale a réellement été un événement national.

La Jordanie est la preuve vivante que les forces qui ont nourri les soulèvements de 2011 sont bien en vie. En outre, peut-on garantir que le feu qui brûle en Jordanie pourra être contenu ?

Ce n’est pas seulement ce qui arrive quelques jours après le départ de Jordanie d’une délégation du Fonds monétaire international qui vient d’effectuer son deuxième examen du « programme de correction » économique du pays.

C’est ce qui arrive à un peuple qui en a assez de la hausse exorbitante des prix, d’une économie en contraction, d’un gouvernement gangrené par le copinage, des fausses élections, des faux partis – soit toute la panoplie des maux de l’État arabe moderne.

Pour tout dirigeant absolu observant ces événements de l’extérieur, en particulier de l’autre côté de la frontière saoudienne, il s’agit là d’un spectacle troublant. 

Qui a dit que les jeunes et les femmes, dont 18,2 % sont au chômage en Jordanie, avaient abandonné la rue ? Qui a dit que cette protestation pacifique alimenterait la dévastation et le chaos ? La Jordanie est la preuve vivante que les forces qui ont nourri les soulèvements de 2011 sont bien en vie.

En outre, peut-on garantir que le feu qui brûle en Jordanie pourra être contenu ?

Les graines de la crise

Les événements en Jordanie comportent une ironie manifeste. Ce pays qui a gardé son monarque et s’est targué d’avoir contourné le Printemps arabe en 2011 est désormais l’épicentre d’une nouvelle vague de mécontentement populaire.

Des Jordaniens manifestent dans les rues de la capitale Amman la semaine dernière (Reuters)

En grande partie, la Jordanie ne peut s’en prendre qu’à elle-même.

Comme tout citoyen le sait, il y a trois centres de pouvoir qui gouvernent – plus ou moins bien – le pays : la cour royale, les mukhabarat (services de renseignement) et le gouvernement. Le centre de pouvoir le plus visible et qui a la plus haute responsabilité est également celui qui a le moins de poids dans le processus décisionnel. Chaque ministre a une ombre qui prend ses décisions à sa place. 

Les trois pouvoirs n’ont pas toujours la même force, et au fil des ans, les mukhabarat et la cour royale se sont développés aux dépens du gouvernement.

Récemment, cependant, le roi et les mukhabarat se sont mis à s’envoyer des messages en public. 

Lorsque les prémices de la protestation actuelle se sont manifestées dans la ville de Karak en février, les unes des quotidiens locaux étaient largement consacrées à un complot d’assassinat contre le roi et aux actions déployées pour le déjouer trois mois auparavant. C’était pour les mukhabarat la manière de dire au roi que ce n’était pas le moment de procéder à des réformes.

Il y a eu d’autres messages depuis. Peu de temps après qu’Abdallah a parlé à des étudiants de l’Université de Jordanie de la nécessité de s’engager politiquement, un groupe d’activistes politiques a décidé de prendre la température.

« Généralement, ce que le roi veut correspond à ce que veulent les mukhabarat. Mais s’il fait des choses qui ne leur plaisent pas… Je veux dire que j’ai vu cela de mes propres yeux. Ils peuvent faire dérailler le processus sans le lui dire »

Ils ont laissé un groupe de jeunes lancer un nouveau parti, l’Alliance civique, en choisissant sciemment des visages inconnus et des individus sans passé politique. 

Suite à son lancement, chacun des membres a été convoqué pour un interrogatoire par les mukhabarat.  

Alors, qui croire ? Le roi qui prêche l’engagement ou la voix calme mais persistante au téléphone qui tente de l’étouffer ?

Comme un ancien haut responsable du gouvernement me l’a expliqué, « généralement, ce que le roi veut correspond à ce que veulent les mukhabarat. Mais s’il fait des choses qui ne leur plaisent pas… Je veux dire que j’ai vu cela de mes propres yeux. Ils peuvent faire dérailler le processus sans le lui dire. »

La Jordanie trébuche ainsi d’une crise à l’autre et, en tant qu’État fragile rempli de réfugiés, a parfaitement appris à exploiter sa fragilité pour tirer parti d’aides étrangères.

L’indifférence de Salmane

Qu’est-ce qui a donc mis un tel coup de pied dans la fourmilière ? Pour le comprendre, il faut regarder au-delà des frontières de la Jordanie. L’arrivée au trône du roi Salmane a changé la relation de l’Arabie saoudite avec son petit voisin plus pauvre. 

Salmane et son fils Mohammed n’avaient pas les affinités avec les Hachémites que ses frères aînés avaient pu entretenir. Aux yeux de Salmane, la Jordanie était soit avec eux, soit contre eux. Le désamour était total. Si la Jordanie n’acceptait pas complètement le dernier projet loufoque concocté à Riyad, elle pouvait aller se pendre. 

La Jordanie n’a pas touché un centime de l’Arabie saoudite en deux ans. Avant, elle recevait entre 1 milliard et 1,5 milliard de dollars par an en argent et en pétrole.

À cela se sont ajoutés d’autres messages : les Saoudiens, les Émiratis et Israël ont voulu faire pression sur Abdallah pour le forcer à accepter leurs plans visant à imposer une fin au conflit palestinien. 

Le roi Salmane d'Arabie saoudite et le roi jordanien Abdallah II, photographiés à l'aéroport d'Amman avant un sommet de la Ligue arabe en mars 2017 (AFP)

Chaque camp a des motivations différentes. Riyad et Abou Dabi veulent supplanter Amman en tant que porte d’entrée arabe vers Israël. Ils sont plus que détendus à l’idée de consentir à l’unification de Jérusalem et d’abandonner Jérusalem-Est en tant que capitale d’un État palestinien. À leurs yeux, le droit au retour des Palestiniens a peu de signification. Ils ont exprimé à plusieurs reprises leur impatience à l’égard de la question palestinienne. 

« Il est temps que les Palestiniens acceptent les propositions, qu’ils viennent à la table des négociations ou alors qu’ils ferment leur bouche et qu’ils arrêtent de se plaindre », a déclaré Mohammed ben Salmane devant des responsables de la communauté juive en mars à New York.

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Il s’agissait en grande partie de faire pression sur la Jordanie. Cette manœuvre a échoué puisqu’elle a eu l’effet inverse. Des manifestations ont eu lieu en Jordanie contre les prix appliqués par les compagnies saoudiennes pour le pèlerinage annuel à La Mecque. Les Saoudiens ne sont pas populaires dans les rues d’Amman.

Voir un nouveau président des États-Unis déambuler maladroitement au Moyen-Orient comme un éléphant dans un magasin de porcelaine (« Pourquoi la Jordanie ne peut-elle prendre le contrôle de la Cisjordanie ? », a demandé Donald Trump au roi Abdallah au cours d’une de leurs conversations téléphoniques) est une chose. 

Mais voir un Saoud racketter un Hachémite est une tout autre chose. Cela touche une corde plus profonde et bien plus sensible.

Le discours d’un roi

Le roi Abdallah II fait désormais face à un choix manifeste. Il pourrait s’incliner devant les souhaits du petit nouveau, le prince héritier Mohammed ben Salmane, et accepter que la Jordanie devienne une nouvelle franchise saoudienne.

Il pourrait conclure un accord par lequel la Jordanie conserverait la garde d’al-Aqsa, mais au prix de l’abandon de Jérusalem-Est comme capitale d’un État palestinien. 

Abdallah pourrait prendre compte ce que son père Hussein a fait il y a de nombreuses années. Et comprendre que pour être un leader, il faut résister aux brutes

L’aide et le pétrole saoudiens couleraient de nouveau en Jordanie, tout comme les exportations à l’international. La crise chronique de la balance des paiements pourrait être atténuée. Un homme de choix serait trouvé pour succéder à Mahmoud Abbas et les choses reprendraient rapidement leur cours normal. Les problèmes du royaume hachémite seraient une fois de plus résolus en tendant la main pour obtenir de l’argent.

Autrement, Abdallah pourrait prendre compte ce que son père Hussein a fait il y a de nombreuses années. Et comprendre que pour être un leader, il faut résister aux brutes. Ce n’est pas pour rien qu’Hussein était appelé le « Lion de Jordanie ».

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Hussein n’a jamais cessé d’être un monarque absolu. Pour que son fils puisse unifier la Jordanie et rassembler son peuple derrière lui, il faudrait passer à une monarchie constitutionnelle et permettre une représentation politique réelle. 

Il faudrait au final assumer la responsabilité des dysfonctionnements et se rendre compte que l’État rentier a vécu. Il faudrait plus qu’un simple clin d’œil favorable aux réformes politiques.

Si Abdallah est vraiment fidèle à sa parole, il pourrait renverser la situation à Riyad, Abou Dabi et Tel Aviv, qui ont cherché à affamer la Jordanie pour la soumettre. La dernière chose que ces capitales veulent voir est un voisin arabe sunnite indépendant et fonctionnel avec un dirigeant véritablement populaire

Les Premiers ministres sont comme des mouchoirs pour le roi, a fait remarquer autrefois l’un d’eux. Chaque fois qu’il en veut un nouveau, il jette l’ancien. Alors, finis les mouchoirs, s’il vous plaît.

Quel choix fera Abdallah ?

Lundi, il a déclaré à des journalistes : « Au cours de la période écoulée, j’ai été forcé de faire le travail du gouvernement et ce n’est pas mon rôle. Mon rôle est d’être un garant de la Constitution et de l’équilibre entre les autorités. Chaque autorité et chaque responsable doit être à la hauteur de ses responsabilités et quiconque n’est pas capable de faire son travail doit partir et laisser la place à quelqu’un qui saura mieux le faire. »

Si Abdallah est vraiment fidèle à sa parole, il pourrait renverser la situation à Riyad, Abou Dabi et Tel Aviv, qui ont cherché à affamer la Jordanie pour la soumettre. La dernière chose que ces capitales veulent voir est un voisin arabe sunnite indépendant et fonctionnel avec un dirigeant véritablement populaire.

Si cela devait être le résultat de la crise, Abdallah gagnerait son titre de roi, non seulement en Jordanie, mais aussi dans toute la région.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le roi Abdallah II de Jordanie (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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