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Le Printemps arabe n'était ni un printemps, ni exclusivement arabe

En qualifiant les soulèvements arabes de « printemps », on passe à côté des racines plus profondes de ces insurrections, commencées voilà six ans

Le 17 décembre 2016, il y a six ans de cela, Mohamed Bouazizi s’immola par le feu devant les bureaux du gouverneur à Sidi Bouzid. Cet acte atroce a déclenché la révolution tunisienne, et déchaîné, dans toute la région, des soulèvements en cascade qu’on désigna communément et, à mon avis, à tort, le « Printemps arabe ».

Terme trompeur. D’abord parce qu’il ne tient pas compte des nombreuses spécificités politiques et culturelles au sein du monde arabe, et donne à croire que les troubles qui ont fait rage dans des pays aussi différents que la Tunisie et le Bahreïn sont à mettre dans le même sac.

Ensuite, ce terme s’est inspiré du Printemps de Prague en 1968 – tentative du parti communiste tchèque d’obtenir plus de libertés civiles et de s’émanciper un peu de Moscou, efforts sauvagement écrasés par l'armée soviétique un peu plus tard la même année.

Ce que le mot « printemps » ne dit pas

L’Occident a toujours prétendu que le Printemps de Prague fut un moment essentiel. Il a montré que les citoyens de l’ancienne Union soviétique désiraient, comme l’Occident, jouir de la liberté et de la démocratie.

Certes, c’est globalement vrai. Cependant, tant les circonstances que la teneur du Printemps de Prague se démarquaient vraiment du soi-disant Printemps arabe, enclenché dès 2010.

En 1968, la Guerre froide battait son plein. Les Tchèques furent effectivement occupés par la Russie et devinrent partie intégrante du bloc de l’Est. Moscou ne pouvait tolérer qu’ils fassent sécession, de même que Washington n’aurait pas admis qu’un pays comme, par exemple, l’Italie, s’affranchisse des États-Unis. En 2010, la Tunisie n’était occupée par aucune armée étrangère, pas plus qu’aucun autre pays arabe, d'ailleurs.

Plus grave encore, en s’inspirant du Printemps de Prague pour désigner les soulèvements arabes, on les a rangés dans un récit politique particulier : une quête pleine de noblesse de liberté et démocratie. À mon avis, ils exprimaient non seulement l’exigence d’une représentation plus équitable du pouvoir, mais aussi d’une répartition plus équitable des richesses.

Il est en ce sens révélateur que si Bouazizi, l’instigateur de tous ces événements, s’est immolé par le feu, ce n’était pas pour réclamer la démocratie ou pour exiger la démission du président tunisien de l’époque, Ben Ali. Pas du tout.

Dès ses 10 ans, pour aider sa famille à joindre les deux bouts, Bouazizi vendait des légumes dans les rues. Le matin du 17 décembre, une policière lui a confisqué une partie de ses marchandises au motif qu’il n’avait pas de licence. Furieux, ce jeune homme de 26 ans avait tenté – en vain – de récupérer ses marchandises et d’obtenir une audience auprès du gouverneur.

« Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? » aurait-il crié avant de s’arroser d’essence. Privé d’avenir, il s’est immolé pour protester contre ce qu’il trouvait injuste. Il décéda à l’hôpital quelques jours plus tard.

Son immolation déclencha un cortège de protestations de masse et de revendications en faveur du changement, après des décennies de répression politique, brutalités policières, niveaux de chômage en constante augmentation – et de corruption à tous les étages, personnifiée par la femme de Ben Ali, Leila et sa famille.

Protestations et griefs oubliés

La révolte tunisienne fut un choc pour l’Occident. La Tunisie était un État policier, mais politiques et journalistes occidentaux la présentaient régulièrement comme un État modéré, voire un modèle pour le monde musulman. En 1995, l’Union européenne (UE) avait signé un accord d'association avec la Tunisie qui rendit possible une grande libéralisation du commerce.

Début 2011, la ministre française des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, offrit même à Ben Ali son aide pour rétablir l’ordre. Mais il était déjà trop tard.

Le 14 janvier 2011, Ben Ali et sa femme se sont réfugiés en Arabie saoudite, en toute sécurité et immunité. À peine avait-il atterri à Djeddah que l’Égypte explosa.

Aujourd'hui, nous connaissons tous les images héroïques de ces Égyptiens, jeunes et vieux, occupant la place Tahrir, résistant à la police même quand elle les chargeait à dos de chameaux, pour demander la démission du président Hosni Moubarak et la fin de trente ans d’état d’urgence.

C’est moins connu, mais nombre de docteurs, conducteurs d’autobus, ouvriers du textile et des milliers de milliers d’autres travailleurs se sont mis en grève, meurtrissant profondément le pays. On ne sait guère que, depuis l’an 2000, voire avant, les ouvriers égyptiens se mettaient régulièrement en grève, alors même que les attroupements étaient strictement interdits en Égypte s’ils dépassaient cinq personnes.

Joel Beinin, professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université de Stanford, a estimé que, pendant la décennie précédant la révolution du 25 janvier, plus de deux milliards de personnes participèrent au total à plus de 3 000 grèves, sit-in et autres formes de protestation.

Pas seulement à Prague, et pas seulement arabe

Il faut savoir que l’Égypte de Moubarak était vraiment un modèle de libéralisation et de privatisation au milieu du monde arabe. Le démantèlement de l’économie planifiée de Gamal Abdel Nasser avait commencé sous Anouar el-Sadate et, sous Moubarak, était en passe de s’achever, grâce à l’aide de Washington et Bruxelles.

Entre 1991 et 2009, Moubarak liquida 400 entreprises publiques pour un peu plus de 9 milliards de dollars. Une grande partie de ces sommes a fini dans les poches des élites riches et corrompues du pays – dont les militaires, qui, dès janvier 2011, contrôlaient quelque 25% de l’économie égyptienne.

Au même moment, selon l’ONU, un quart de la population environ vivait en dessous du seuil de pauvreté – 2 dollars par jour – pendant que 17 % de la population subissait quotidiennement l’insécurité alimentaire. Et pourtant, année après année, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ne tarissaient pas d’éloges à la gloire de Moubarak, ses acolytes et leurs politiques néolibérales.

Manque total de discernement. Le sommet de la pyramide devenait toujours plus exclusif et de plus en plus fortuné, alors que la base égyptienne voyait ses conditions de vie se détériorer. Pendant les grèves, slogans et manifestations n’étaient pas seulement dirigés contre Moubarak, mais aussi contre « le fonds » et « la banque ».

Les soulèvements au Bahreïn, en Libye, au Yémen et en Syrie avaient chacun leurs propres particularités et n’avaient, à maints égards, que peu à voir avec leurs équivalents tunisiens et égyptiens – aux sources du soi-disant Printemps arabe.

Dans la mesure où les protestations étaient aussi dirigées contre le statu quo financier, les soulèvements avaient plus à voir, en ce sens, avec « Occupy Wall Street » à New York et les mouvements anti-austérité en Espagne ou en Grèce, entre autres. La vérité qui dérange le plus l’Occident, c’est que le Printemps arabe ne fut pas seulement un Printemps de Prague et, encore plus préoccupant, pas seulement arabe.

- Peter Speetjens est un journaliste néerlandais qui a vécu plus de vingt ans à Beyrouth, voyage régulièrement en Inde et travaille plus particulièrement sur le rôle qu’ont joué les auteurs/voyageurs du XIXe siècle dans la conception actuelle du monde. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @PeterFromBeirut

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo. Le Caire, place Tahrir, le 31 janvier 2011 : les manifestants égyptiens se rassemblent au crépuscule, lors du septième jour du soulèvement contre Hosni Moubarak, président de l’Égypte depuis tant d’années (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par [email protected].

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