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Le règne de l’enfant-roi Mohammed ben Salmane est terminé avant même d’avoir commencé

Si Mohammed ben Salmane est capable d’ordonner un acte aussi atroce à 33 ans, seize mois seulement après sa nomination en tant que prince héritier, de quel acte dément sera-t-il capable une fois devenu roi ?

Quelles ont été les dernières pensées de Jamal Khashoggi tandis que deux hommes le traînaient hors du bureau du consul général à Istanbul et qu’il se rendait compte qu’il était tombé dans un piège ?

Khashoggi n’était pas naïf. Il connaissait le fonctionnement des consulats et ambassades saoudiens. Lui-même avait travaillé dans deux d’entre eux : Washington et Londres. Il connaissait la bête, sa façon de penser, d’agir, de sentir.

Il connaissait aussi les règles. Il avait travaillé pour Turki ben Faisal, ancien chef des renseignements saoudiens. Les règles du jeu étaient brutales, mais rationnelles. Il y avait des limites très claires. Si vous les connaissiez, vous pouviez calculer les risques que vous preniez.

Derniers instants

Jamal Khashoggi venait d’acheter un appartement à Istanbul. Il allait se marier le lendemain. Le couple attendait encore ses meubles. Il a dû se dire que le pire qu’ils puissent lui faire, c’était de l’interroger ou de l’arrêter. Mais aurait-il risqué un enlèvement, sans parler de sa vie, pour un morceau de papier l’autorisant à se remarier en Turquie ? 

Il avait dit à ses amis qu’il avait quitté le royaume parce qu’il ne supportait pas la perspective d’aller en prison. C’est pourquoi il estimait que s’exprimer était un devoir moral. S’il était libre, alors que des milliers comme lui dépérissaient en prison, c’était son devoir de parler.

Si la mort de Khashoggi est un acte dément, celui qui l’a ordonné doit être totalement fou. Un homme pour lequel il n’y a aucune pensée rationnelle, aucune règle, aucune limite, un homme qui a pu agir en totale impunité, et dont personne n’est à l’abri

Dans ses derniers instants, Khashoggi doit s’être rendu compte que plus rien de cela ne s’appliquait. 

Si la mort de Khashoggi est un acte dément, celui qui l’a ordonné doit être totalement fou. Un homme pour lequel il n’y a aucune pensée rationnelle, aucune règle, aucune limite, un homme qui a pu agir en totale impunité, et dont personne n’est à l’abri.

Arrivée en Virginie

L’ouragan de catégorie 4 qu’a déclenché l’assassinat de Khashoggi a changé de direction ces dernières 48 heures. Il ne plane plus sur le détroit du Bosphore et il ne s’agit plus d’un conflit entre deux pays du lointain Moyen-Orient (l’Arabie saoudite et la Turquie), chacun d’eux ayant un passif chargé concernant le traitement des journalistes. 

Alors que les informations divulguées au compte-gouttes concernant l’assassinat – l’identité des passagers, des jets privés, la scie à os utilisée pour démembrer le corps de Khashoggi, l’information que j’ai dévoilée selon laquelle il avait été traîné hors du bureau du consul général et maintenant l’enregistrement audiovisuel macabre de l’interrogatoire, de la torture et de la mort de Khashoggi – ont été partagées par les Turcs avec leurs alliés occidentaux, cela s’est transformé en énorme crise pour la Maison-Blanche et pour l’Amérique.

Les dimensions de cette crise ne font qu’apparaître. C’est un acte barbare dont le groupe État islamique (EI) serait fier. Une victime totalement innocente et très médiatisée a été piégée, battue, torturée et sacrifiée comme un animal. Mais cela n’a pas été perpétré par des fanatiques religieux. Cet acte a été ordonné et perpétré par le principal allié arabe des États-Unis au Moyen-Orient, dans ses locaux diplomatiques à l’aide de ressources étatiques. 

Les Saoudiens continuent de nier toute responsabilité dans ce meurtre.

L’ouragan Jamal est arrivé en Virginie et se dirige vers la Maison-Blanche. « Cela s’est passé en Turquie et Khashoggi n’est même pas un citoyen américain », a déclaré en vain le président américain Donald Trump hier soir. Mais à ce moment-là, Khashoggi n’était plus seulement un dissident saoudien parmi d’autres. Il était devenu « un résident de Virginie ».

Le président américain Donald Trump est un allié proche du prince héritier Mohammed ben Salmane (AFP)

La tempête a commencé à compromettre les certitudes de Washington : ce prince héritier, Mohammed ben Salmane, dont certains gardes du corps personnels faisaient partie des quinze assassins, était « [leur] homme ». « Nous avons mis notre homme au sommet ! », avait annoncé Trump à ses amis, comme l’a rapporté Michael Wolff dans son livre Le Feu et la Fureur.

L’homme qui a créé Mohammed ben Salmane, qui l’a soutenu et a réorienté l’ensemble de la politique étrangère américaine, de l’establishment militaire et de sécurité en plaçant sa confiance en lui, c’est Trump. Et c’est Trump qui a permis au prince héritier d’agir en toute impunité

La bromance que Jared Kushner, gendre de Trump et conseiller du président à la Maison-Blanche, a entamée avec Mohammed ben Salmane, les réunions passées jusqu’à 4 heures du matin à échanger et à planifier des stratégies (MBS a indiqué à des confidents que Kushner avait discuté des Saoudiens déloyaux envers le prince héritier, bien que le porte-parole de Kushner ait nié cela), le soutien cash et franc que Trump accordait constamment au prince héritier depuis son investiture, les éloges incessants et éhontés que le prince héritier saoudien recevait dans les médias américains qui le présentaient comme un jeune réformateur

Tout cela est parti en fumée en une nuit et les dégâts sont partout. Les médias américains sont indignés. « Assez des flagorneries de l’Occident envers le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane », a tweeté Karen Attiah, rédactrice en chef de Khashoggi au Washington Post.

Traduction : « Assez des flagorneries de l’Occident envers le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. Ce n’est pas un réformateur. C’est un enfant-roi fou qui gère son pays comme un conducteur ivre et irresponsable armé du pouvoir de l’argent du pétrole. Des gens perdent la vie. »

Une épidémie de peste à Riyad ?

Les grands de ce monde se retirent d’une conférence d’investissement, la Future Investment Initiative, censée se tenir à Riyad plus tard ce mois-ci, à un rythme tel qu’on pourrait penser qu’une épidémie de peste s’est déclarée à Riyad : Richard Branson, le New York Times, CNN, le PDG d’Uber Technologies Dara Khosrowshahi, le PDG de Viacom Inc Bob Bakish. 

Dieu nous en préserve, même le Financial Times s’est retiré.

Le vent souffle également sur Capitol Hill. Au Sénat, une initiative bipartite est en cours de déploiement pour invoquer des sanctions à l’encontre de Mohammed ben Salmane en vertu de la loi Magnitski (le texte de loi utilisé contre des ressortissants russes impliqués dans des crimes graves). 

La seule question qui préoccupe les Saoudiens est de savoir comment ils peuvent protéger l’enfant-roi du retour de flamme

Le sénateur républicain de premier plan Paul Rand exerce des pressions pour mettre un terme aux financements, aux activités de formation et à toute autre forme de coordination avec l’armée saoudienne « jusqu’à ce que Khashoggi soit restitué vivant ». 

L’influent sénateur républicain Lindsey Graham a déclaré à CNN : « Nul besoin d’être Sherlock Holmes pour être préoccupé ici. Et si cela est l’œuvre du gouvernement saoudien, si le prince héritier a été impliqué de quelque manière que ce soit, cela anéantira pratiquement sa capacité à diriger ce pays sur la scène internationale. »

Le réseau complexe de lobbyistes saoudiens et émiratis à Washington, mis en place pour orchestrer l’entrée de Mohammed ben Salmane sur la scène mondiale, commence également à s’effriter. 

Harbour Group, une société basée à Washington qui conseille l’Arabie saoudite depuis avril 2017, a mis un terme ce jeudi à son contrat d’un montant de 80 000 dollars. « Nous avons mis fin à la relation », a déclaré le directeur général Richard Mintz. Mintz est étroitement lié à l’ambassadeur des Émirats arabes unis à Washington Yousef al-Otaiba, qui a joué le rôle d’impresario de Mohammed ben Salmane à Washington.

Une couverture commode

En Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan se préparait à recevoir une délégation de haut rang menée par le prince Khaled ben Fayçal, émir de la Mecque et conseiller spécial du roi. Le fait qu’il soit également le frère aîné de l’ancien patron de Khashoggi, le prince Turki ben Fayçal, ancien chef des services de renseignement et ambassadeur à Washington et à Londres, ne passe pas inaperçu.

Une opération visant à isoler le roi Salmane de toute relation avec ces événements est actuellement en cours. L’enquête conjointe entre la Turquie et le gouvernement qui a commis cette atrocité est une couverture commode. 

À LIRE ► Jamal Khashoggi : « Saoudien, mais différent »

En partageant hier soir avec ses alliés occidentaux des extraits audio et vidéo des derniers instants tragiques vécus par Khashoggi, la Turquie a assuré le résultat de l’enquête avant même qu’elle n’ait commencé. La seule question qui préoccupe les Saoudiens est de savoir comment ils peuvent protéger l’enfant-roi du retour de flamme.

L’homme qui a créé Mohammed ben Salmane, qui l’a soutenu et a réorienté l’ensemble de la politique étrangère américaine, de l’establishment militaire et de sécurité en plaçant sa confiance en lui, c’est Trump. Et c’est Trump qui a permis au prince héritier d’agir en toute impunité.

Trump n’a plus qu’un seul plan d’action depuis que le contenu de l’enregistrement audio et vidéo a été révélé. Il ne peut plus laisser Mohammed ben Salmane monter sur le trône

Il ne peut avoir qu’une pensée : si Mohammed ben Salmane est capable d’ordonner un acte aussi atroce à 33 ans, seize mois seulement après sa nomination en tant que prince héritier, de quel acte dément sera-t-il capable une fois devenu roi d’un pays érigé par l’armée américaine en pilier de sa puissance dans le Golfe et dans la région en général ?
 
Trois choses doivent être en place pour qu’un prince héritier saoudien devienne roi. D’abord et avant tout, le consentement de la Maison-Blanche, puis le soutien de la famille royale et, loin derrière, l’opinion publique. Le soutien de la Maison-Blanche l’emporte largement sur les deux autres éléments. C’est là que réside le statu quo. Trump n’interférerait pas dans un processus interne s’il retirait son consentement en faveur de l’accession du prince héritier au trône.
 
Trump n’a plus qu’un seul plan d’action depuis que le contenu de l’enregistrement audio et vidéo a été révélé. Il ne peut plus laisser Mohammed ben Salmane monter sur le trône. 
 
C’est le moins que Jamal Khashoggi et les innombrables autres personnes assassinées par ce régime puissent mériter.

Note de la rédaction : des responsables saoudiens ont insisté sur le fait que Jamal Khashoggi avait quitté le consulat peu après son arrivée et qu’ils s’inquiétaient de son sort. Ils n'ont toutefois présenté aucune preuve corroborant leurs dires et affirment que les caméras du consulat n’enregistraient pas à ce moment-là.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Donald Trump et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Washington le 14 mars 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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