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Les Frères musulmans sont une question arabe, pas américaine

Les États-Unis devraient réfléchir à l’impact de l’interdiction du groupe sur le renforcement du discours radical dans le monde arabe et la mise à mal des relations entre les musulmans et l’Occident

L’organisation des Frères musulmans est née en Égypte en 1928 en tant qu’association islamique de dawa, c’est-à-dire de prédication de l’islam aux musulmans. Ce ne fut pas la première organisation de ce genre, ni la dernière. L’Égypte n’a pas été le seul pays à majorité musulmane à assister à la naissance de telles associations civiles dont le souci principal est de travailler à la préservation des valeurs, des rites et du patrimoine religieux.

Des associations et sociétés civiles islamiques sont apparues dans la seconde moitié du XIXe siècle à Istanbul, au Caire, à Damas, à Tunis, et jusqu’à Delhi et Hyderabad en Inde.

Les Frères musulmans forment le courant sociopolitique le plus pluraliste de l’histoire arabe moderne

Le moteur de ces institutions, qui ont suivi le modèle des associations occidentales semblables, a été les ondes de choc provoquées par la modernisation, que ce soit au niveau de l’effondrement du consensus historique au sein des sociétés islamiques ou de l’accélération des influences occidentales sur la culture, la politique, les arts et les modes de vie.

Dans un laps de temps relativement court, un nombre croissant de communautés musulmanes ont compris que le patrimoine islamique était menacé et que la position de l’islam dans le domaine public se réduisait.

Certaines de ces sociétés et associations se sont concentrées sur l’éducation, l’imprimerie et l’édition. D’autres se sont focalisées sur des activités de dawa, tandis que d’autres se sont concentrées sur la création de ligues d’érudits dont le but était de préserver ce qu’il restait du statut et du rôle de ces érudits dans la vie publique.

Au début du XXe siècle, les villes islamiques historiques ont vu naître des dizaines – peut-être même des centaines – de sociétés et d’associations de ce genre telles que la Société orientale, la Société de la jeunesse musulmane, l’Association des érudits du Levant, la société Ahl al-Hadith, Ansar al-Sunnah, la Société de l’urbanisation islamique et de la charia.

À ses débuts, l’association des Frères musulmans n’était pas différente des autres sociétés présentes en Égypte, en Syrie ou en Tunisie. Cependant, une chose en particulier a distingué les Frères musulmans et leur a permis de se répandre partout en Égypte comme au-delà et de vivre au cœur du monde sociopolitique islamique.

Le président égyptien déchu Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, se trouve dans la cage des accusés dans un tribunal du Caire, en 2014, pour des accusations liées à son évasion de prison lors du soulèvement du Printemps arabe en 2011 (AFP/photo)

Les Frères musulmans avaient une vision plus complète que les autres de l’islam et des besoins de la société. L’organisation était plus dynamique et plus sensible aux causes de l’Égypte, comme l’État constitutionnel, ainsi qu’à celles du monde musulman, comme la problématique palestinienne et la question de l’identité des musulmans arabes du Maghreb.

Voyant leur influence croître au sein de la société égyptienne, un groupe d’islamistes et d’arabistes entourant le jeune roi égyptien Farouk, notamment le cheikh al-Maraghi, Aziz Ali al-Misri et Ali Maher, a cherché à renforcer ses liens avec les Frères musulmans dans le but de contrebalancer l’influence du parti libéral nationaliste Wafd.

Paradoxalement, la plus haute institution d’État égyptienne de l’époque a encouragé les Frères musulmans à s’engager en politique. Toutefois, compte tenu du cercle d’intérêt de plus en plus large affiché par les Frères musulmans en Égypte dans les années 1930, on pouvait soutenir que l’organisation se dirigeait vers un engagement politique indépendant de l’initiative des islamistes arabistes qui entouraient Farouk. Cela dit, l’activisme et la durabilité des Frères musulmans ne dépendaient pas de ce qui se passait en Égypte, mais plutôt de deux de leurs principales caractéristiques.

Premièrement, l’histoire politique du groupe n’est pas née d’un plan prédéterminé ou d’une conception idéologique pure et simple. La vision que les Frères musulmans avaient du monde, des sociétés musulmanes, d’eux-mêmes et de leur rôle a changé avec le temps en réponse aux évolutions qui ont accompagné leur progression et aux contextes objectifs qui les ont entourés.

Il existe des influences mystiques au sein de l’organisation des Frères musulmans. Il y a également des influences salafistes réformistes et une pluralité jurisprudentielle illimitée

La seconde raison de sa croissance est liée à la vision étendue de l’islam entretenue par les Frères musulmans, qui a permis au mouvement de se transformer en un grand chapiteau capable d’englober une multitude de visions qui sont très souvent diverses et différentes.

D’une manière ou d’une autre, on peut dire que les Frères musulmans sont l’expression la plus proche de l’islam moderne pour les sunnites et les divers spectres de la jurisprudence, de la politique et de la théologie qu’ils ont adoptés au cours des siècles. Il existe des influences mystiques au sein de l’organisation des Frères musulmans. Il y a également des influences salafistes réformistes et une pluralité jurisprudentielle illimitée.

Il existe aussi des niveaux variables d’ouverture aux concepts occidentaux abstraits et aux notions occidentales de sociologie politique.

Ces deux caractéristiques des Frères musulmans ont permis au groupe de se transformer en un courant étendu et de s’adapter à des circonstances diverses et pluralistes ainsi que de répondre à des pressions énormes. De cette façon, il s’est répandu dans la plupart des pays arabes et a su s’adapter aux exigences de chaque État. Avec le temps et en réponse aux différents problèmes qu’il a rencontrés, le groupe a su développer son programme.

Des courants pluralistes

Les Frères musulmans comprennent des groupes de musulmans divers : des diplômés des universités les plus modernes, y compris des universités occidentales, mais aussi des personnes au niveau d’éducation modeste, des urbains et des ruraux, des écrivains, des journalistes et des académiciens, mais aussi des ouvriers et des paysans, des hommes d’affaires et des théologiens, des individus hautement politisés ou apolitiques. Ils forment le courant sociopolitique le plus pluraliste de l’histoire arabe moderne.

Un partisan jordanien des Frères musulmans participe à la manifestation contre la prise d’assaut de la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, à Amman, en 2014 (AFP/photo)

Au cours de leur siècle d’existence, la vision des Frères musulmans a constamment progressé. Ils ont commencé en tant que communauté qui se concentrait uniquement sur des préoccupations religieuses missionnaires, mais ont progressé pour devenir un groupe politique islamique. L’organisation est passée d’un groupe qui était proche du palais à un partenaire principal dans le coup d’État du Mouvement des officiers libres de Gamal Abdel Nasser et la naissance de la République, de la dawa à un État constitutionnel et à l’adoption d’un programme démocratique pluraliste, de slogans en faveur de la mise en œuvre de la charia à la défense de la volonté des slogans majoritaires.

Un énorme courant populaire

Malgré la propagation et l’expansion des Frères musulmans dans la plupart des États arabes ainsi que parmi les populations arabes migrant dans le monde entier, les Frères musulmans ont réussi, grâce à leur reconnaissance (controversée) de l’État arabe moderne et de sa souveraineté, à s'adapter aux différentes circonstances et contextes, que ce soit en joignant des coalitions gouvernementales, en résistant à l’occupation étrangère, en adoptant la position de minorités adverses au pouvoir, ou en se rangeant du côté des soulèvements populaires et des révolutions contre le despotisme et pour la liberté et le respect des valeurs de la dignité humaine.

Les Frères musulmans sont aujourd’hui plus influents, plus grands et plus lourds dans l’équilibre du pouvoir qu’ils ne l’étaient avant les campagnes qui ont été conçues pour les écraser

L’organisation des Frères musulmans n’est ni un parti, ni une secte, ni un groupe. Par conséquent, il ne serait pas aisé pour l’administration américaine de l’interdire ou de la désigner comme une organisation terroriste. Les Frères musulmans sont un énorme courant populaire, un phénomène historique qui doit être vu dans un contexte qui est submergé par l’anxiété, la division, la turbulence et l’espoir ; c’est ce contexte qui a formulé le Moyen-Orient moderne et qui a décidé de son sort.

Si l’objectif est de liquider le groupe, il est certain que les Frères musulmans ne seront pas éliminés en étant désignés comme une organisation terroriste par l’administration américaine. Aujourd’hui, les États-Unis sont certainement l’État le plus puissant au monde. C’est le pays le plus influent lorsqu’il est question des ressources de la planète et de la communauté humaine. Pourtant, les Frères musulmans, tout au long de leur longue histoire, ont traversé des circonstances plus difficiles que celles qui pourraient être générées par une désignation du groupe comme organisation terroriste par les États-Unis.

Ils ont été soumis à des pressions plus lourdes que la campagne qu’ils subissent actuellement. Et ce n’est pas fini. Si leur histoire est observée à plus long terme, sans même remonter très loin dans le temps, il est certain que les Frères musulmans sont aujourd’hui plus influents, plus grands et plus lourds dans l’équilibre du pouvoir qu’ils ne l’étaient avant les campagnes qui ont été conçues pour les écraser.

Avant de prendre leur décision, les États-Unis devraient réfléchir à l’impact que celle-ci pourrait avoir sur le renforcement du discours radical dans le monde arabe et la perte d’espoir quant à la construction de relations équilibrées et justes entre les musulmans et les puissances occidentales.

Néanmoins, ce qui est certain, c’est que la désignation des Frères musulmans en tant qu’organisation terroriste ne signifie pas grand-chose pour l’électeur américain qui a envoyé Trump à la Maison Blanche. La majorité des électeurs du Wisconsin ou de l’Ohio n’ont jamais entendu parler des Frères musulmans.

Si l’objectif est de liquider le groupe, il est certain que les Frères musulmans ne seront pas éliminés en étant désignés comme une organisation terroriste par l’administration américaine

Un ou deux États arabes ont perçu qu’il y avait une occasion à saisir dans la xénophobie du nouveau gouvernement et se servent de leur influence pour atteindre les objectifs liés à leur lutte pour l’avenir du monde arabe. Cela n’a rien à voir avec l’avenir des États-Unis ou de leurs intérêts.

Dans un scénario qui ressemble aux pressions exercées sur l’ancien Premier ministre britannique David Cameron pour qu’il désigne les Frères musulmans comme une organisation terroriste (il a répondu en créant une enquête visant à étudier l’impact des Frères musulmans sur les intérêts britanniques), ces mêmes États arabes s’efforcent d’atteindre le même objectif en exploitant les craintes et les préjugés de la nouvelle administration américaine.

Ce problème est un problème arabe et non américain. Plus tôt l’administration Trump se rendra compte de ce fait, mieux les relations entre les États-Unis et le monde islamique se porteront à l’avenir.

Basheer Nafi est directeur de recherche au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des partisans jordaniens des Frères musulmans chantent des slogans et agitent des pancartes, l’an dernier à Amman, lors d’une manifestation en solidarité avec les habitants d’Alep et contre le régime syrien (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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