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Pourquoi nous haïssent-ils ? Comment l’Occident crée ses propres ennemis

La tendance occidentale à représenter ou à définir « l’autre » oriental comme une incarnation du mal est maintenant profondément ancrée dans la pensée politique et le discours dominants

L’administration de Donald Trump semble être résolue à croiser le fer avec le reste du monde. À quelques exceptions près, telles que la Russie (en ce qui concerne Trump lui-même), Israël et l’Arabie saoudite, presque tous les pays du monde ont subi la colère et le mépris de l’actuel président américain.

Les relations avec les alliés traditionnels des États-Unis ont été remises en question et les nombreux principes, piliers et règles de l’ordre mondial libéral, lui-même conçu et façonné par les États-Unis, sont désormais désavoués.

Ignorance

Ces développements ne peuvent être simplement attribués à Donald Trump. La pensée du président américain est partagée par une frange importante de la population américaine, qui connaît peu le monde au-delà de ses frontières et qui semble encline à croire que son pays est à jamais menacé. Les sujets de plainte et l’amertume exprimés par Trump trouvent souvent un véritable public.

Cette vision manichéenne et polarisée du monde n’est pas provisoire. [...] C’est en fait une attitude ancrée dans la culture politique américaine

Le résultat net est la mobilisation contre les menaces existentielles auxquelles serait confrontée la nation américaine, ainsi que les politiques intransigeantes adoptées pour la protéger des tromperies, des ennemis impitoyables et des pratiques commerciales déloyales d’alliés ingrats. En un slogan : « Make America Great Again » (« Rendre l’Amérique à nouveau grande ») ou, dans un style plus brutal, « We are America Bitch! » (« Nous sommes l’Amérique, putain ! »).

Cette vision manichéenne et polarisée du monde n’est pas provisoire. Il est peu probable qu’elle prenne fin si Trump fait l’objet d’une procédure de mise en accusation devant le Congrès ou s’il est vaincu lors des élections de 2020. C’est en fait une attitude ancrée dans la culture politique américaine, et ce en raison de deux éléments fondamentaux. Le premier est l’exceptionnalisme américain. Le second est plus généralement lié à la culture occidentale et remonte à la Grèce antique.

Exceptionnalisme américain ?

L’exceptionnalisme américain est une croyance que presque chaque Américain – républicain ou démocrate, pro- ou anti-Trump – considère comme faisant partie de son propre code génétique politique.

Henry Kissinger en a fourni une définition claire, écrivant qu’il s’agit de la croyance selon laquelle les principes américains sont « universels et que les gouvernements qui ne les pratiquent pas ne sont pas pleinement légitimés. Une notion tellement ancrée dans la pensée américaine […] qui incite à penser qu’une partie du monde vit dans une situation insatisfaisante, provisoire, et qu’un jour elle sera sauvée [par l’Amérique »].

L’ancien homme politique américain conclut que l’exceptionnalisme américain est une croyance qui provoque une situation de conflit latent et général entre une grande partie du monde et la superpuissance mondiale, les États-Unis. Cette conviction a un corollaire important, à savoir qu’il ne peut y avoir de différence entre les intérêts des États-Unis et ceux de l’humanité.

L’exceptionnalisme américain est une croyance que presque chaque Américain – républicain ou démocrate, pro- ou anti-Trump – considère comme faisant partie de son propre code génétique politique

Bien que d’éminents universitaires américains pensent qu’il s’agit d’un mythe, il est possible de dire qu’au XXe siècle, l’exceptionnalisme américain a sauvé des millions de personnes d’un terrible destin. Depuis la fin de la guerre froide, sa mise en œuvre a été mal gérée et le sentiment qu’il a échappé à tout contrôle est fort.

Le deuxième élément de base auquel j’ai fait référence – relatif à la culture occidentale et remontant à la Grèce antique – est la tendance de l’Occident à se définir à travers ses propres ennemis, réels et imaginaires. Ces ennemis ont été situés géographiquement et mentalement dans l’hémisphère oriental, un lieu représenté comme le foyer du despotisme et de la barbarie, contrairement à l’Occident et à sa défense de la liberté et de la démocratie, de la science et de la technologie.

Une représentation négative

Dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme, Edward Saïd soutient que les sociétés, primitives comme modernes, « semblent obtenir négativement un sens de leur identité ». En d’autres termes, elles ont tendance à se définir davantage par ce qu’elles ne sont pas que par ce qu’elles sont.

Le président américain Donald Trump (à droite) et l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger dans le bureau ovale de la Maison Blanche le 10 octobre 2017 à Washington, D.C. (AFP)

Le sens de soi d’une société est ainsi affirmé et renforcé via un processus de comparaison avec les sociétés considérées comme représentant son contraire. En général, ces sociétés opposées seront considérées comme inférieures et menaçantes. L’Occident semble avoir regardé l’Est de cette manière depuis l’Antiquité.

Il s’agit d’une distinction binaire résultant de la pensée dichotomique héritée de la philosophie aristotélicienne. Cette tradition intellectuelle s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui, façonnant de manière significative non seulement la pensée politique occidentale moderne, mais, surtout, la manière de penser des Occidentaux.

La représentation négative et polarisante de l’Orient remonte au Ve siècle avant J.-C., lors des guerres entre la Grèce et l’Empire perse. À cette époque, les Grecs utilisaient le terme « barbare » pour désigner toute personne qui ne parlait pas le grec. Dans la plupart des cas, il s’agissait des populations de l’Est, qui étaient considérées comme différentes quant à leurs valeurs et comportements.

Ennemis orientaux

Les Grecs ont probablement été les premiers à introduire cette distinction significative vis-à-vis de leurs voisins asiatiques sur des concepts liés à l’autonomie politique de leurs sociétés respectives et à la relation entre leurs habitants. Les conflits avec la Perse ont renforcé la prise de conscience par les Grecs de leurs différences avec l’empire oriental.

Le sentiment de soi des Grecs a ainsi été consolidé par le biais de la comparaison avec les Perses, et les caractéristiques négatives de leurs ennemis orientaux ont été confortées et accentuées. Les victoires sur les Perses ont été célébrées sur scène dans les tragédies de dramaturges athéniens comme Eschyle.

L’Occident a progressivement considéré l’Orient comme son grand contraire complémentaire et négatif, une vision systématiquement renforcée par l’historiographie et la littérature

Selon ces tragédies, les Athéniens étaient sortis vainqueurs parce qu’ils étaient unis, libres, disciplinés et efficaces en raison de leurs valeurs démocratiques. À l’inverse, leurs ennemis avaient perdu parce qu’ils avaient été exactement le contraire, sous le règne despotique d’une seule personne.

Hérodote, avec ses Histoires, a exprimé le même point de vue. Plus tard, quand Alexandre le Grand a entrepris de conquérir l’Asie, il s’est d’abord arrêté à Troie pour accomplir des sacrifices, un acte symbolique qui a réinterprété la guerre de Troie en en faisant un affrontement entre Grecs et Orient à travers la présentation des Troyens comme des Barbares – une représentation qui n’est appuyée par aucune preuve dans l’Iliade d’Homère.

Au cours des siècles suivants, ce schéma mental est resté le même. L’Occident a progressivement considéré l’Orient comme son grand contraire complémentaire et négatif, une vision systématiquement renforcée par l’historiographie et la littérature.

La nouvelle religion

L’essor de l’islam a accru cette polarisation, la nouvelle religion devenant rapidement un symbole de terreur et de dévastation. Pendant au moins quatre siècles, l’Empire ottoman était considéré comme la principale menace pour l’Europe et le christianisme. Paradoxalement, c’est grâce aux érudits islamiques que l’Europe a redécouvert les œuvres grecques classiques qui ont tant contribué à la polarisation Ouest-Est.

Peinture de Wilhelm von Kaulbach représentant la bataille de Salamine, qui a eu lieu en 480 avant J.-C. entre une alliance de cités grecques et l’Empire perse (WikiCommons)

Aux XVIIIe et XIXe siècles, le colonialisme européen a davantage renforcé le « soi » occidental, notamment à travers le fameux « fardeau de l’homme blanc ». La fin du XXe siècle a vu une renaissance de la menace orientale à travers l’islam radical. Aujourd’hui, les ennemis orientaux semblent abonder : la Russie, la Chine et les nations musulmanes sont, à des degrés divers, toutes perçues comme des menaces.

Paradoxalement, c’est grâce aux érudits islamiques que l’Europe a redécouvert les œuvres grecques classiques qui ont tant contribué à la polarisation Ouest-Est

Les attitudes occidentales à l’égard des cultures et des civilisations orientales ne se sont pas uniquement caractérisées par un sentiment de supériorité, elles ont également été marquées par une tendance à décrire la relation en termes manichéens. Il est vraiment surprenant de constater à quel point le lexique occidental et la description (négative) de l’Orient ont peu changé au cours des siècles.

L’expression « axe du mal » est, par exemple, considérée comme un modeste héritage politique de l’ancien président américain George W. Bush. Or en réalité, celle-ci a probablement été utilisée pour la première fois le 17 septembre 1656 par Oliver Cromwell au Parlement anglais, lorsque le militaire et homme politique anglais a évoqué un « axe du mal » à l’étranger, un Autre étrange et autoritaire qui menaçait le mode de vie de son pays. Moins de vingt ans avant que Bush n’utilise ce terme, Ronald Reagan appelait l’Union soviétique « l’empire du mal ».

Démocratie et liberté

La démocratie et la liberté sont donc les deux principes fondamentaux utilisés par l’Occident pour justifier sa différence vis-à-vis des « autres ». L’un des principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui est que l’Occident a appliqué ces principes de manière inéquitable, à la carte, affaiblissant ainsi la crédibilité de l’ordre libéral.

Il y a eu, pour les nations occidentales, de bons dictateurs et de mauvais dictateurs. Les violations des droits de l’homme ont été examinées à travers différents prismes, en fonction de leur auteur. Les processus électoraux ont été jugés justes et légitimes seulement lorsque les gagnants étaient des amis de l’Occident.

Toute personne qui tente d’interpréter ou de définir la liberté et la démocratie d’une manière qui s’éloigne même légèrement du manuel occidental a été assimilée à un ennemi malin avec lequel le compromis, voire la coexistence, est impossible.

L’ancien président américain George W. Bush et les principaux médias américains ont expliqué que le 11 septembre avait été motivé par la haine envers les sociétés occidentales pour ce qu’elles étaient.

L’un des principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui est que l’Occident a appliqué ces principes de manière inéquitable, à la carte, affaiblissant ainsi la crédibilité de l’ordre libéral

Il y a du vrai dans cette affirmation, mais ces mêmes sociétés occidentales n’ont pas ressenti le moindre doute quant à la possibilité que, parfois, l’Occident puisse être détesté pour ce qu’il a fait et non pour ce qu’il a été. Ces politiques ont été adoptées bien avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.

La tendance occidentale à représenter ou à définir « l’autre » non pas comme simple détenteur d’intérêts ou de valeurs différentes, mais aussi comme une incarnation du mal, est maintenant profondément ancrée dans la pensée politique et le discours dominants.

Des manifestants en faveur de la loi anti-charia défilent sur la plage lors de la manifestation « Marche pour les droits de l’homme et contre la charia » à Oceanside, en Californie (États-Unis), le samedi 10 juin 2017 (AFP)

La matrice qui prévaut actuellement, selon le manuel exceptionnaliste, est le changement de régime. Après la fin de la guerre froide, de nouveaux ennemis ont été recherchés pour remplacer les anciens.

De nouveaux ennemis

La facilité et la hâte avec lesquelles Washington identifie de nouvelles menaces semblent parfois ridicules. Au cours du dernier quart de siècle, la nation la plus puissante du monde a catalogué le Panama, la République serbe, la petite île de Grenade, une bande de fanatiques dans une grotte afghane et une série de nations musulmanes déconfites comme étant des dangers clairs et présents pour sa propre sécurité nationale.

Ces mêmes sociétés occidentales n’ont pas ressenti le moindre doute quant à la possibilité que, parfois, l’Occident puisse être détesté pour ce qu’il a fait et non pour ce qu’il a été

Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis, par le biais de l’expansion « intelligente » de l’OTAN vers l’Est, ont réalisé le chef-d’œuvre de recréer une nation brisée telle la Fédération de Russie comme son principal ennemi. En outre, avec la récente offensive commerciale contre la Chine et l’intimidation financière par le biais du dollar, l’ancien alignement entre les deux géants eurasiens a été relancé.

Pensée binaire

La situation internationale actuelle est devenue tellement phobique que toute discussion sensée sur la Russie, la Chine, Israël-Palestine ou l’Iran, pour citer les exemples les plus percutants, est devenue quasiment impossible.

Exprimer des doutes sur le discours dominant concernant les activités de la Russie conduit à être qualifié de larbin de Poutine. Souligner que les excédents commerciaux de la Chine sont en grande partie le résultat des délocalisations industrielles massives des plus grandes entreprises occidentales (un exemple qui en vaut cent : Apple) signifie être pris pour un imbécile. Critiquer certains actes discutables du gouvernement israélien vous expose à des accusations d’antisémitisme. Rappeler que l’Iran a signé et respecté jusqu’à présent l’accord de Vienne sur le nucléaire ou demander le respect des droits des Palestiniens tels que soutenus par le droit international est une collusion avec le terrorisme.

À LIRE ► Le « réorientalisme », ou la quête d’un nouvel Orient

Cette pensée binaire – vous êtes soit avec nous, soit contre nous – provient de l’exceptionnalisme américain et de la quête occidentale d’identification par le biais des ennemis orientaux, une quête qui, comme je l’ai écrit, remonte à la Grèce antique.

Lorsque les cercles du pouvoir politique commencent à croire en leur propre propagande et qu’ils poussent leur peuple à en faire de même – comme les États-Unis l’ont fait avec les « armes de destruction massive » irakiennes –, les chances d’erreurs de jugement et, par conséquent, de conflit augmentent.

Des questions fondamentales

Certaines questions fondamentales nécessitent une réponse : pourquoi les pays occidentaux ressentent-ils si souvent le besoin de croire en tant d’histoires infondées et d’envisager tant de menaces pour leur sécurité nationale ? Pourquoi cette chasse constante aux ennemis pour afficher, prouver et sauvegarder les valeurs libérales occidentales alors que celles-ci sont intrinsèquement fortes et valables par elles-mêmes ?

Pourquoi cette chasse constante aux ennemis pour afficher, prouver et sauvegarder les valeurs libérales occidentales alors que celles-ci sont intrinsèquement fortes et valables par elles-mêmes ?

Une école de pensée répond généralement à ces questions en montrant du doigt le complexe militaro-industriel américain. C’est une réponse, mais ce n’est pas la réponse. Nous craignons qu’il puisse y avoir une réponse plus inquiétante : le soupçon que la véritable menace à l’Occident et à ses valeurs se trouve au sein même des sociétés occidentales, et que ce serait réducteur, à tout le moins, de blâmer uniquement le dernier arrivé, Donald Trump.

Si l’ennemi est en nous, enfoui dans les profondeurs de nos consciences, cela peut être quelque chose de si difficile à accepter qu’au bout du compte, nous sommes contraints de le chercher à l’extérieur.

- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un supporter de Donald Trump brandit un drapeau américain lors d’un rassemblement organisé le 10 juin 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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