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Turquie et Russie : d’amis à ennemis potentiels concernant la Syrie

L’initiative russe en Syrie a considérablement tendu les relations de Moscou avec Ankara, la crise la plus grave de ces 60 dernières années, et menace leur coopération énergétique et économique

Il se peut que l’intervention russe en Syrie lancée fin septembre ait bouleversé l’échiquier de l’une des relations économique et politique les plus délicates, mais jusqu’à présent habilement gérée, en Europe.

Bien que la Russie semble avoir prévu cette décision depuis au moins six mois, ce changement est survenu inopinément. Lorsque le président Recep Tayyip Erdoğan a rendu visite au président Poutine à Moscou le 23 septembre, les deux pays semblaient avoir une bonne relation de travail basée principalement sur la coopération énergétique et les échanges commerciaux. La Russie était le 6e partenaire commercial de la Turquie en 2013 et le commerce bilatéral entre les deux pays a atteint 27,3 milliards d’euros l’année dernière. Cette année, les résultats risquaient d’être inférieurs, ce qui était l’une des raisons de la visite d’Erdoğan.

Dépendance gazière

La dépendance de la Turquie vis-à-vis des importations énergétiques en provenance de Russie compte plus que les statistiques sur le volume des échanges commerciaux russo-turcs. Plus de la moitié du gaz naturel turc est importé de Russie (jusqu’à 60 % selon certaines estimations), acheminé dans le pays au moyen de plusieurs gazoducs, le plus important étant Blue Stream qui passe sous la mer Noire et devait être élargi. La Turquie avait également espéré un accord sur un nouveau gazoduc, Turkish Stream, bien que les négociations s’y rapportant aient traîné cet été.

La Turquie a également signé un accord en 2010 pour que le Russe Rosatom construise une centrale nucléaire de 4 800 mégawatts (MW) en Méditerranée. La Russie, qui contribue au financement de sa construction à hauteur de 93 %, a jusqu’ici dépensé environ 2,6 milliards d’euros sur ce projet.

Les projets de ce type et l’expansion du commerce bilatéral, plus que la situation en Syrie, dominaient encore l’ordre du jour lorsque le président Erdoğan était à Moscou. Bien que les deux côtés, comme toujours, aient accepté d’avoir des opinions divergentes sur la Syrie, l’atmosphère était assez chaleureuse pour qu’Erdoğan suggère qu’Assad puisse être autorisé à rester pour une « période de transition » en cas d’un accord syrien. Ce fut une nette rupture avec la position inébranlable de la Turquie vis-à-vis d’Assad ; mais à son retour à Ankara, le président a de nouveau insisté sur le départ de ce dernier.

Initiative surprise de la Russie

Moins d’une semaine plus tard, l’intervention russe en Syrie a complètement changé la donne. Il ne serait pas étonnant que le président turc soit vraiment mécontent de la façon dont il a été induit en erreur sur les intentions russes à Moscou. Dix jours après sa visite dans la capitale russe, le président Erdoğan a accusé la Russie de faire une « grave erreur ». Deux jours après, il est allé jusqu’à dire que la Russie pourrait « perdre l’amitié de la Turquie ».

La présence russe en Syrie contrarie la politique étrangère turque à plusieurs niveaux. Premièrement, la Russie et la Turquie sont des ennemis historiques qui, au XXe siècle, ont trouvé une façon de vivre et travailler ensemble malgré leurs cultures et systèmes politiques contrastés. Toutefois, la Russie reste le pays qui a tenté de s’étendre en Turquie à de multiples reprises au fil des siècles. Sous Staline, au début des années 50, l’URSS exigeait encore des territoires turcs – une démarche qui a propulsé la Turquie dans l’alliance occidentale. Que la Russie dispose désormais d’une présence militaire importante au sud de la Turquie, en Syrie, constitue un changement profond et potentiellement inquiétant de l’équilibre géostratégique.

Ce qui est bien plus frustrant pour Ankara, c’est l’impact de l’intervention russe sur l’initiative de la Turquie visant à favoriser le renversement d’Assad et à le remplacer par un gouvernement formé par l’opposition syrienne. Un soutien actif des Russes signifie que les chances qu’Assad survive dans ce qui restera de l’État syrien augmentent considérablement. Les alliés d’Ankara dans l’opposition syrienne ont subi des attaques répétées de la part des chasseurs russes et même des missiles. Plus précisément, l’intervention russe empêche tout appui direct à l’Armée de la conquête – une coalition de combattants de l’opposition, modérés et extrémistes, dans le nord de la Syrie.

Les perspectives de la création d’une zone de sécurité le long d’un pan de la Syrie, au sud de sa frontière avec la Turquie, et de sa possible transformation en zone d’exclusion aérienne s’éloignent aujourd’hui.

Affrontement dans les airs

Cependant, ce qui a véritablement envenimé les liens entre la Turquie et la Russie est le bourdonnement régulier ou harcèlement des avions turcs dans l’espace aérien turc à proximité de la frontière syrienne, que ce soit par des chasseurs russes ou ceux de l’armée de l’air syrienne. Ces événements ne semblent pas relever d’erreurs fortuites : en dépit des déclarations de solidarité avec la Turquie de la part de l’OTAN, les incidents ont continué et, selon les observateurs occidentaux, ces violations sont délibérées. L’incident le plus récent remonte au 11 octobre : des chasseurs turcs auraient été frôlés par des avions syriens. Même si ces incidents ne sont que fanfaronnades et insolence de routine de la part des membres des forces armées russes et de leurs alliés et non une sérieuse menace formelle – l’explication qui aurait été donnée en privé par Moscou –, ils ont causé un embrasement des tensions et des avertissements lancés par les alliés de la Turquie à l’OTAN.

Cela a conduit à évoquer la rupture de certains liens économiques et d’investissement du pays avec les Russes, selon le président Erdoğan et certains de ses ministres, peut-être même de la centrale nucléaire d’Akkuyu.

« La Turquie peut obtenir du gaz auprès d’autres régions et d’autres pays pourraient construire sa première centrale nucléaire », a déclaré le président le 6 octobre.

Du côté russe, les perspectives d’avancer sur le projet Turkish Stream pourraient s’éloigner, alors que la Russie a porté un coup au programme énergétique turc le 5 octobre en annonçant qu’elle pourrait réduire de manière substantielle l’élargissement du gazoduc Blue Stream qui fournit déjà un tiers du gaz naturel de la Turquie. Cependant, Daily Sabah, un journal pro-gouvernemental turc, dément cette allégation.

Une diminution du commerce bilatéral nuirait gravement aux deux pays. Bien que les besoins énergétiques de la Turquie la rendent probablement plus vulnérable, l’économie russe est elle aussi fragile. Il semble y avoir des voix des deux côtés faisant valoir que les relations commerciales doivent se poursuivre comme à l’accoutumée. Le 10 octobre, Ali Rıza Alaboyun, ministre de l’Énergie dans le gouvernement pré-électoral, a rejeté les suggestions d’annulation possible de l’accord Akkuyu. « Il n’y a aucun problème entre la Turquie et la Russie sur ce projet », a-t-il déclaré. De même, en Russie, certains ont demandé à ne pas laisser fléchir la coopération économique et énergétique.

Pourtant les relations entre les deux pays sont au plus mal, la crise la plus grave de ces soixante dernières années. Si la Russie ne soutient pas seulement la Syrie d’Assad, mais aussi les Kurdes syriens, elles s’envenimeront certainement davantage. Tant que la Russie restera en Syrie, une entière normalisation sera difficile, voire impossible.
 

David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : le Novotcherkassk, navire de la marine russe, traverse le détroit des Dardanelles, le 9 octobre 2015 à Çanakkale, Turquie (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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