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Abu Dis, future « capitale » de la Palestine ?

Cette ville de la banlieue de Jérusalem-Est, isolée et fragmentée par l’occupation israélienne, est de nouveau évoquée comme capitale d’un futur État de Palestine, malgré l’opposition d’un grand nombre de Palestiniens
Un manifestant palestinien tape contre la barrière de séparation israélienne avec un marteau à Abu Dis, en octobre 2015 (Reuters)

C’était autrefois un petit village rural, réputé pour ses champs d’oliviers et ses points de vue spectaculaires sur la vieille ville de Jérusalem au sud-ouest et la vallée du Jourdain à l’est.

Mais aujourd’hui, la ville d’Abu Dis est évoquée par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane en tant que capitale potentielle d’un futur État palestinien, comme l’a rapporté le New York Times le 3 décembre dernier.

Cette petite banlieue de Jérusalem-Est s’est retrouvée quelques jours plus tard sous les feux des projecteurs suite à l’annonce par Donald Trump de l’intention des États-Unis de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël.

Cette décision a ébranlé l’Autorité palestinienne (AP), qui espérait que si Washington faisait un jour une telle déclaration, Jérusalem-Est serait également considérée comme la future capitale d’un État palestinien, en particulier après des années de pourparlers avec les Israéliens parrainés par les États-Unis.

L’idée qu’Abu Dis pourrait remplacer Jérusalem-Est va à l’encontre des accords d’Oslo de 1993, qui prévoyaient que la partie occidentale de la ville sainte deviendrait la capitale d’un futur État palestinien. 

Pourquoi Abu Dis ?

Abu Dis est considérée comme l’hôte potentielle d’un gouvernement palestinien pour deux raisons.

La première est géographique. Abu Dis est le point géographique le plus proche de la vieille ville, qui abrite certains des sites les plus sacrés de l’islam, dont la mosquée al-Aqsa, gérée et contrôlée par le Waqf islamique de Jérusalem, une fiducie religieuse.

Des gardes israéliens se tiennent près du chantier du bâtiment prévu pour le Conseil législatif palestinien, en mai 1998 (AFP)

Pour cette raison, Abu Dis a été désignée pour accueillir le site du Conseil législatif palestinien, que l’AP a commencé à construire en 1995. Fondé à la suite des accords d’Oslo, le conseil avait pour but de rédiger les lois et règlements palestiniens et d’administrer des institutions de l’AP.

Selon les estimations, le complexe de cinq étages et d’une superficie de 1 300 m² coûtait à l’époque 4 millions de dollars ; il disposait d’une grande salle de réunion qui offrait une vue sur le dôme du Rocher, entouré par les minarets de la vieille ville.

Le projet du Conseil législatif palestinien a cependant été interrompu en 2000, lorsque des députés palestiniens ont refusé d’accepter tout organe législatif qui n’était pas basé dans la vieille ville de Jérusalem. Ils ont préféré opter pour une institution provisoire à Ramallah, au moins jusqu’à la signature finale d’un accord de paix définitif avec les Israéliens.

La même année, les négociations de Camp David entre le dirigeant palestinien Yasser Arafat et le Premier ministre israélien Ehud Barak ont calé, avant d’être suivies en septembre par le début de la seconde Intifada. 

Abu Dis, qui était sous contrôle civil palestinien en 2000, faisait partie des sujets des pourparlers, selon des informations rapportées à l’époque par le Guardian, bien que l’on ne sache pas si les Américains et les Israéliens l’avaient proposée à Arafat en tant que capitale palestinienne.

Abu Dis était considérée comme étant potentiellement un lieu depuis lequel Arafat pourrait « profiter d’une vue imprenable sur le dôme du Rocher ». Néanmoins, comme l’a rapporté le Guardian, la droite israélienne n’a pas accepté l’idée, souhaitant une Jérusalem « indivisible et éternelle ».          

La deuxième raison pour laquelle Abu Dis est envisagée comme capitale palestinienne est liée à l’Arabie saoudite. Le 3 décembre, quelques jours avant l’annonce de Trump, le New York Times a rapporté que Mohammed ben Salmane avait suggéré au président palestinien Mahmoud Abbas de faire de cette banlieue une capitale potentielle.

D’après le journal, Mohammed ben Salmane souhaitait « imposer un règlement aux Palestiniens afin de renforcer la coopération d’Israël contre l’Iran ». Riyad considère Téhéran comme un rival régional, en particulier au Yémen, en Irak, en Syrie et au Liban, et souhaite vivement le soutien d’Israël contre la République islamique.

Le plan saoudien, a rapporté le Times, garantirait que « les Palestiniens obtiendraient leur propre État, mais uniquement des parties non contiguës de la Cisjordanie et avec seulement une souveraineté limitée sur leur propre territoire. La grande majorité des colonies israéliennes en Cisjordanie, que la majeure partie de la communauté internationale considère comme illégales, resteraient en place. Les Palestiniens ne se verraient pas attribuer Jérusalem-Est comme capitale et il n’y aurait pas de droit au retour pour les réfugiés palestiniens et leurs descendants. »

Tout cela serait « édulcoré » par une importante aide financière versée à l’AP par Riyad. Abbas n’a pas encore formulé de commentaires sur cette idée, mais s’est rendu à Riyad ce mercredi pour discuter avec le roi Salmane et Mohammed ben Salmane de la reconnaissance par les États-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël.

Croisades, vues imprenables et mariages

Cela fait beaucoup d’attention pour ce qui ressemble pour un simple observateur à une banlieue palestinienne comme les autres. Abu Dis, dont la population est actuellement estimée à 12 600 Palestiniens, se trouve à 3,8 km du mur oriental de la vieille ville de Jérusalem. Son nom dériverait du grec ancien et signifierait « mère de dix villages ».

Depuis des siècles, Abu Dis est un lieu de discorde. En 1187, l’armée du chef militaire et politique musulman Salah ad-Din a campé sur ses collines avant de libérer Jérusalem des croisés.

Un couple palestinien pose pour des photos de mariage près de la barrière de sécurité construite par Israël à Abu Dis, en février 2004 (AFP)

Autrefois, elle était la porte orientale pour l’armée de Salah ad-Din. Aujourd’hui, Abu Dis est entourée par d’autres banlieues palestiniennes, notamment at-Tur, Ras al-Amoud et al-Eizariya, qui étaient également autrefois de petits villages.

L’est et l’ouest de la banlieue, nichée à 628 mètres d’altitude, offrent une vue à couper le souffle. Le matin, par temps clair, on peut voir la mer Morte et les collines pourpres de Jéricho. À l’ouest se dressent les murs de la vieille ville de Jérusalem et le dôme du Rocher, qui arbore une couleur dorée flamboyante.

Son expansion a commencé en 1967, à la suite de la guerre israélo-arabe, lorsque les terres palestiniennes ont été confisquées par les autorités israéliennes. Cela a forcé les habitants d’Abu Dis à construire des habitations sur des terres précédemment utilisées pour l’agriculture, une tendance stimulée par le manque de permis de construire israéliens délivrés aux Palestiniens de Jérusalem-Est. At-Tur, Ras al-Amoud, Abu Dis et al-Eizariya se sont également étendues jusqu’à former une seule et même vaste zone urbaine.

Le secteur a été défiguré, tout d’abord par les accords d’Oslo qui ont créé une mosaïque de zones de contrôle à travers la Cisjordanie, puis par la construction du mur de séparation

La réputation d’Abu Dis sur le plan culturel ne remonte qu’à 1984, date à laquelle l’université al-Quds a ouvert ses portes et commencé à attirer des étudiants qui affluaient de Jérusalem et des villes palestiniennes.

Toutefois, le secteur a été défiguré, tout d’abord par les accords d’Oslo du début des années 1990 qui ont créé une mosaïque de zones de contrôle à travers la Cisjordanie, puis par la construction des murs de séparation à partir de 2002.

Aujourd’hui, Abu Dis déborde de tours d’habitation. Une route unique relie al-Eizariya au nord de la ville. Les deux banlieues servent de lieu de mariage, où les Palestiniens d’Hébron, de Bethléem et de Ramallah qui détiennent une carte d’identité verte délivrée par l’AP – et se voient donc refuser l’entrée dans la vieille ville – retrouvent leurs amis et les membres de leur famille qui vivent à Jérusalem-Est et possèdent la carte d’identité bleue israélienne.

Fragmentation et vol de terres

L’évocation d’Abu Dis en tant que capitale palestinienne semble optimiste sur le papier pour plusieurs raisons, notamment la nature fragmentée de la banlieue.

Comme ailleurs en Cisjordanie, ce secteur est désormais une série de zones où les droits des Palestiniens sont précaires ou inexistants, la propriété de la terre ayant été rongée par les priorités israéliennes au fil des ans.

D’après un rapport établi en 2012 par l’Institut de recherche appliquée de Jérusalem, la superficie d’Abu Dis est actuellement de 23,6 km².

En 1967, comme la Cisjordanie et Gaza, la ville est passée sous occupation israélienne. Depuis s’est opérée une série de confiscations de terres consacrées aux colonies et bases militaires israéliennes ainsi qu’au mur de séparation.

En 1975, Israël s’est emparé d’un kilomètre carré pour construire la colonie de Ma’ale Adumim, puis de 0,35 km² en 1980 pour créer la colonie de Mizpe Yedud.

Il y a ensuite le mur de séparation, qu’Israël a commencé à construire en 2002 et qui sépare Abu Dis de la vieille ville de Jérusalem ; celui-ci s’étend sur plus de 8 km autour de la banlieue.

Le mur a également rendu l’accès à Jérusalem beaucoup plus difficile pour les habitants. Désormais, les Palestiniens doivent rouler dans la direction opposée à leur destination, puis virer vers le nord et traverser la zone C, qui est totalement sous contrôle militaire et administratif israélien. Ils doivent ensuite emprunter la route reliant Jérusalem à Jéricho, avant de passer le check-point d’al-Zaim, un poste de contrôle important installé en Cisjordanie.

Des colons israéliens se tiennent devant leur nouvelle maison, à Abu Dis, en mai 2004 (AFP)

Avant l’édification du mur, le trajet de 4 km prenait 15 minutes. Ce trajet s’est aujourd’hui considérablement allongé : le parcours de 18 km se fait en au moins 40 minutes.

L’accord intérimaire d’Oslo II signé en 1995 a réparti les terres cisjordaniennes entre la zone A (où l’Autorité palestinienne exerce un contrôle civil et sécuritaire total), la zone B (où l’Autorité palestinienne exerce un contrôle civil total et un contrôle sécuritaire conjoint avec les autorités israéliennes) et la zone C (où les autorités israéliennes exercent un contrôle civil et sécuritaire total).

Bien qu’environ 3,5 km² d’Abu Dis – soit 14,8 % – soient classés dans la zone B, la majeure partie de la banlieue – environ 20 km², soit approximativement 85 % – est classée dans la zone C et donc sous contrôle israélien.

Les habitants se retrouvent ainsi avec peu de terres pour développer des solutions de logement et des infrastructures. Les Palestiniens ont l’interdiction de construire et de gérer leurs terres dans la zone C sans un permis délivré par l’Administration civile israélienne, un organisme dirigé par un commandement militaire en Cisjordanie.

Le rapport publié en 2012 par l’Institut de recherche appliquée a indiqué qu’à son achèvement, le mur de ségrégation isolerait près de 11,1 km² – ou 47 % – de la superficie d’Abu Dis, dont des zones urbaines, des terres agricoles et des espaces non bâtis.

À l’ouest, a précisé le rapport, une section du mur l’isolerait de Jérusalem. À l’est, un autre mur serait érigé, tandis qu’au nord se trouve la colonie israélienne de Ma’ale Adumim.

Le dôme du rocher vu d’Abu Dis, en décembre 2017 (Reuters)

En raison de cette fragmentation, Abu Dis s’est retrouvée dans l’incapacité de développer les futures infrastructures et les futurs services attendus d’une capitale en devenir, notamment un hôpital, une force de police, des bâtiments ministériels ou encore un aéroport.

Prenez par exemple les soins de santé. Le mur de séparation empêche les Palestiniens de faire le trajet de dix minutes pour se rendre à l’hôpital al-Makassed, sur le mont des Oliviers. Ils doivent se rendre à la place à Ramallah ou à Bethléem pour recevoir des soins ; il leur faut ainsi parcourir pendant une heure au moins des routes sous contrôle israélien pour atteindre les zones contrôlées par l’AP. 

Une proposition condamnée par les Palestiniens

La majorité des Palestiniens s’opposent à la désignation d’Abu Dis comme capitale de leur État. Ainsi, lorsque la proposition saoudienne a été divulguée, la réaction a été rapide – et forte. De nombreux internautes ont retweeté des hashtags spécifiant que Jérusalem (al-Quds en arabe) est la capitale de la Palestine, des tweets qui ont gagné en popularité après l’annonce de Trump.

Haifa Wehbe, une des stars les plus célèbres de la pop arabe, a déclaré que « Jérusalem [était] la capitale éternelle de la Palestine »…

… tandis que d’autres ont exprimé leur soutien à travers l’art…

Traduction : « Une peinture murale en Palestine occupée, un symbole plus puissant que tous les slogans: "Je vois. Jérusalem est la capitale de la Palestine !" »

« La proposition d’Abu Dis comme capitale n’est pas un fait nouveau, a déclaré Ahmed Azem, analyste politique à l’Université de Beir Zeit. Elle a été suggérée en 2000 avant les pourparlers de Camp David afin de faire d’Abu Dis la capitale de l’État palestinien, mais cela ne s’est pas produit. »

Des manifestants palestiniens escaladent la barrière séparant Abu Dis de Jérusalem, en novembre 2014 (Reuters)

« Cette idée manque de sens pratique et ne portera pas ses fruits. On ne peut pas résoudre le problème de Jérusalem sans résoudre les autres questions palestiniennes essentielles telles que les frontières, les terminaux et la souveraineté. »

« Le trajet de Jérusalem-Est à Abu Dis et inversement est extrêmement long et épuisant », a affirmé Rana al-Sheikh Qasem, diplômée en médias de l’Université al-Quds. « En raison de l’occupation israélienne, il nous est difficile de visiter la vieille ville. Israël ne veut pas de Palestiniens à Jérusalem. Toutes ces colonies, tous ces check-points et ce mur de séparation sont là pour nous pousser à vivre sur une infime portion de terre. »

« Je ne peux que voir Jérusalem comme la capitale de tous les Arabes et de tous les Palestiniens »

– Heba Erekat

Même les habitants d’Abu Dis ne sont pas séduits par cette idée.

« Mon école était à sept minutes de route de chez moi, mais à cause du mur de séparation israélien, le trajet prend désormais au moins une heure », a déploré Heba Erekat, 31 ans.

« C’est une proposition pathétique et nous la considérons comme une blague. Bien que je sois fière d’être une habitante d’Abu Dis, je ne peux que voir Jérusalem comme la capitale de tous les Arabes et de tous les Palestiniens. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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