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« C'est un mémoricide » : la Turquie démantèle les monuments de la culture kurde

Les habitants de Diyarbakır accusent l’État turc d’essayer d'effacer le patrimoine kurde dans le sud-est du pays, et, ce faisant, leurs aspirations politiques
Des policiers turcs montent la garde devant le tribunal de Diyarbakır, dans le sud-est de la Turquie, le 30 octobre 2016 (AFP)

DIYARBAKIR – Il y a quelques mois à peine, en s’approchant de la mairie de Diyarbakır, les visiteurs étaient accueillis par une grande statue en pierre noire représentant un Lammasu – une ancienne divinité assyrienne flanquée d’une tête d’homme, d’un corps de bœuf et d’ailes d'oiseau. À présent, le bâtiment est protégé par des gardiens bien différents : des policiers pointant leurs fusils d'assaut à travers un avant-poste blindé en métal.

Depuis quelque temps, les responsables turcs démantèlent systématiquement les monuments publics et commémoratifs kurdes dans le sud-est du pays, à majorité kurde. Le Lammasu de la mairie de Diyarbakır n’est que l'une des dernières victimes de cette purge des statues.

« C'était très puissant pour les gens de pouvoir voir dans les espaces publics des personnalités représentant autre chose qu’Atatürk »

- Şerif Derince, ancien conseiller du maire de Diyarbakır

Au cours de l’année passée, le gouvernement turc a mené une vaste opération de répression contre les partis politiques kurdes suite à la rupture en 2015 d'un cessez-le-feu entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit en Turquie, et l'État turc, entraînant des batailles de rue brutales à Diyarbakır et dans d'autres villes de la région.

Maintenant que les combats sont terminés, les autorités semblent avoir porté leur attention sur les monuments et les expressions culturelles du mouvement kurde.

La liste des monuments de la minorité kurde supprimés ou détruits par les autorités turques comprend une peinture murale rendant hommage à un politicien kurde décédé, des reliefs représentant des scènes de l’ancien royaume kurde des Marwanides et des plaques commémoratives arborant les noms d'enfants kurdes tués par les forces de sécurité turques pendant le dernier conflit.

Un homme enlève la signalisation en langue kurde sur la façade de la mairie de Diyarbakır (Hatice Kamer/MEE)

Lorsqu'une statue célébrant l'écrivain kurde du XVIIe siècle Ahmedi Khani a été détruite dans la ville de Dogubeyazıt, l'administrateur municipal de l'État a affirmé que la destruction avait eu lieu accidentellement lors de travaux d'entretien routier.

Les démantèlements ont été dirigés par les administrateurs de l'État, connus sous le nom de Kayyumlar, qui ont été nommés par le ministère turc de l'Intérieur pour diriger les municipalités à la place des maires élus arrêtés lors de la répression.

Au cours des dix-huit derniers mois, plus de 80 co-maires de municipalités locales ont été arrêtés car accusés (à tort, selon des groupes de défense des droits de l’homme) de soutenir le PKK.

Le monument de Roboski avant son démantèlement (Hatice Kamer/MEE)

« Les monuments publics érigés par les conseils municipaux kurdes sont une partie importante d'une tentative plus large visant à contrer l'homogénéisation des espaces publics par l'État turc et ils ont constitué des symboles de l'histoire multiculturelle de la ville », a déclaré Şerif Derince, ancien conseiller du maire de Diyarbakır et ancien responsable des programmes culturels de la ville. Il a été renvoyé par le nouvel administrateur après l'arrestation de ses anciens patrons, les co-maires Gültan Kışanak et Fırat Anlı.

Şerif Derince fait remarquer que sur la place centrale de Sheikh Saïd, à Diyarbakır, on peut voir une statue du fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, mais aucun monument rendant hommage à celui qui a donné son nom à la place : Sheikh Saïd, chef religieux kurde pendu sur le site après avoir dirigé une rébellion contre le gouvernement central en 1925.  

« C'était très puissant pour les gens de pouvoir voir dans les espaces publics des personnalités représentant autre chose qu’Atatürk », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

En marchant dans le centre de Diyarbakır, il ne faut pas longtemps pour trouver des preuves de la nouvelle politique des administrateurs. Les restes brisés d'un monument en pierre qui commémorait la mort d’Uğur Kaymaz, un garçon kurde de 12 ans abattu par des soldats turcs dans la ville de Kızıltepe en 2004, sont toujours visibles autour du piédestal qui le soutenait autrefois.

« Ce monument était tout particulièrement important », a indiqué Şerif Derince.

« Uğur Kaymaz a été tué juste parce qu'il était kurde – il y a eu des centaines de cas comme celui-ci et le monument était une façon de marquer cette histoire. »

Le site du monument de Roboski dans le parc Kayapınar, à Diyarbakır, après son démantèlement (Murat Bayram/MEE)

Dans le quartier de Kayapınar, à proximité, un espace vide dans un parc municipal raconte une histoire similaire. Jusqu'à récemment, un grand monument s’y trouvait, érigé par la ville pour commémorer le meurtre de 34 villageois kurdes dans une attaque aérienne de l'armée turque en 2011. Il n’en reste aucune trace.

Le bureau de l'administrateur d'État de la municipalité n'a pas répondu aux demandes de commentaires formulées par Middle East Eye au sujet du démantèlement des monuments.

« Diyarbakır était connue autrefois pour être une plateforme multiculturelle et multinationale, abritant des Kurdes, des Turcs, des Arméniens, des Assyriens, des Yézidis et des Roms », a expliqué Adnan Çelik, anthropologue spécialisé sur les questions kurdes à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris.  

À LIRE : « Qui peut faire une chose pareille ? » : la destruction d’une ville oblige les Kurdes à partir

« Lorsque les partis kurdes locaux ont été élus, ils ont mis en place des programmes cherchant à célébrer ce multiculturalisme et à marquer leur histoire », a-t-il poursuivi.

« En démolissant ces marqueurs, l'État essaie de détruire non seulement les monuments, mais également le souvenir de cet esprit et, au bout du compte, la conscience que le mouvement kurde s’est forgée. »

L'une des premières mesures prises par les administrateurs a consisté à supprimer les noms kurdes sur les panneaux de signalisation à travers toutes les provinces du sud-est. À Diyarbakır, le nom kurde et assyrien de la ville, Amed, a été retiré de la façade de la mairie et remplacé par une grande image du drapeau turc.

« Ce n'est pas seulement une attaque contre le mouvement kurde, c'est une attaque contre son projet politique, y compris l’accent mis sur une identité multiculturelle et multiethnique, que malheureusement l'État turc trouve menaçante », a déclaré Celik.

« C'est une destruction non seulement de la ville physique, comme cela s’est produit durant la répression, mais aussi de la mémoire publique : c'est une sorte de mémoricide. »

Traduit de l’anglais (original).

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