Comment Israël teste sa technologie de pointe sur les manifestants palestiniens
L’inégalité entre les manifestants palestiniens et les forces israéliennes a souvent été comparée à un combat de David contre Goliath. Désormais, Goliath n’a même plus besoin d’aller sur le champ de bataille.
Grâce à une nouvelle invention, de petits drones ont été utilisés par l’armée israélienne pour larguer du gaz lacrymogène sur les manifestations palestiniennes le long de la frontière de la bande de Gaza avec Israël et en Cisjordanie occupée.
Vus pour la première fois début mars, lorsque la chaîne libanaise Al-Mayadeen a filmé un groupe de manifestants de Gaza pris pour cible par l’un d’eux, les drones transportant du gaz ont été largement utilisés dans les manifestations dans l’enclave côtière et en Cisjordanie occupée lundi et mardi.
Trois types de drones semblent être utilisés pour disperser le gaz.
Le premier, développé par la société israélienne ISPRA et connu sous le nom de « Cyclone Riot Control Drone System », est un petit drone qui porte une boîte contenant neuf cartouches en aluminium léger qui explosent après leur largage.
Cependant, ce sont deux autres modèles, qui n’ont jamais été vus auparavant selon des experts interrogés par MEE, qui semblent avoir été utilisés par Israël.
L’un est un drone qui libère du gaz directement depuis l’appareil, comme un aérosol, dispersant un nuage sur ceux qui se trouvent en dessous.
L’autre, un dispositif potentiellement beaucoup plus dangereux, est un drone de type hélicoptère qui transporte des grenades explosives en caoutchouc avec des toupies métalliques qui dispersent le gaz en tombant.
Traduction : « VIDÉO : Israël a développé des drones qui dispersent du gaz lacrymogène. Mi-mars, des responsables militaires israéliens ont déclaré qu’ils les avaient expérimentés à Gaza. Ils semblent aujourd’hui opérationnels. »
Alors que les manifestations de la Grande marche du retour ont atteint leur apogée plus tôt cette semaine, le troisième type de drone est devenu de loin le plus utilisé des trois, selon les spécialistes interrogés par MEE.
Ce drone ne semble pas être un appareil sophistiqué.
« C’est plus sophistiqué [qu’un drone commercial] – ce n’est pas quelque chose que vous achèteriez à bas prix sur Amazon, mais je pense qu’on n’en est pas loin », a déclaré à MEE Itay Mack, un avocat des droits de l’homme et activiste israélien qui suit les exportations militaires d’Israël.
« Ce n’est pas quelque chose que vous achèteriez à bas prix sur Amazon, mais je pense qu’on n’en est pas loin »
- Itay Mack, avocat des droits de l’homme
Le drone semble être équipé d’un support à ressort, qui s’ouvre pour laisser tomber un certain nombre de grenades lacrymogènes.
« Je pense que les goupilles sont ôtées manuellement des grenades lorsqu’elles sont fixées dans le support avant le décollage », a déclaré à MEE James Bevan, directeur exécutif de Conflict Armament Research.
Le support est alors relâché une fois que le drone est positionné au-dessus de la zone où la personne aux commandes souhaite disperser le gaz.
« Il peut s’agir de quelque chose d’aussi simple qu’une goupille rétractable attachée à un servomoteur, lequel est relié aux circuits du drone, explique Bevan. C’est ce que l’État islamique a utilisé en Irak et en Syrie. »
Selon Bevan, l’État islamique est le seul groupe pour lequel il existe des preuves concrètes de l’utilisation de ces petits drones hélicoptères en situation de combat, principalement à Mossoul (Irak) et à Tall Afar (Syrie).
« Nous constatons l’utilisation de drones sur d’autres théâtres, y compris par des groupes non étatiques, mais il s’agissait de drones militaires à voilure fixe », a-t-il indiqué.
Nouvelle portée, nouveau danger
Les manifestations de lundi à Gaza coïncidaient avec la cérémonie d’inauguration officielle de la nouvelle ambassade des États-Unis à Jérusalem, tandis que les manifestations de mardi marquaient le 70e anniversaire de la Nakba – ou catastrophe – au cours de laquelle 700 000 Palestiniens ont été chassés de leurs foyers en 1948.
Au cours de ces deux jours, 62 Palestiniens ont été tués par des tirs à balles réelles ou des gaz lacrymogènes des forces israéliennes qui tentaient de réprimer les manifestations.
Au moins 980 Palestiniens ont été blessés par les gaz lacrymogènes largués lors des manifestations de lundi, a indiqué le ministère gazaoui de la Santé, parmi lesquels de nombreux mineurs.
« Le problème avec les grenades lacrymogènes, c’est qu’elles sont particulièrement dangereuses pour les jeunes enfants et les personnes âgées »
- Itay Mack, avocat des droits de l’homme
Les drones ont accru la portée des forces israéliennes. Auparavant, les bombes lacrymogènes étaient tirées dans la bande de Gaza depuis des véhicules situés du côté israélien de la ligne de démarcation.
La grande clôture qui sépare l’enclave assiégée d’Israël limite la capacité de l’armée israélienne à tirer du gaz de l’autre côté de la frontière, contrairement à la Cisjordanie où les soldats tirent souvent les cartouches au moyen de fusils spécialement équipés.
Les forces israéliennes font rarement d’incursions dans la bande de Gaza, dont elles se sont retirées en 2005, alors qu’elles maintiennent une présence significative en Cisjordanie occupée.
Cette nouvelle portée permet aux Israéliens de cibler des zones éloignées de la zone frontalière, zones les plus susceptibles d’être peuplées par des familles, des mineurs et des personnes âgées.
Le gaz, une menace pour les personnes vulnérables
« Le problème avec les grenades lacrymogènes, c’est qu’elles sont particulièrement dangereuses pour les jeunes enfants et les personnes âgées », a déclaré Itay Mack.
Le gaz peut être mortel de deux façons : asphyxie et overdose en raison des produits chimiques utilisés.
Ces dernières années, la mort de plusieurs Palestiniens en Cisjordanie a été liée à l’inhalation de gaz lacrymogène. En 2015, un bébé de huit mois est mort dans le village de Beit Fajjar après que des soldats ont tiré du gaz lacrymogène sur sa maison.
En 2014, le ministre palestinien Ziad Abu Ein a également succombé à des complications liées à l’inhalation de gaz lacrymogène après avoir assisté à une manifestation près du village de Turmusaya.
L’année dernière, un rapport décrivait le camp de réfugiés d’Aïda, dans le sud de la Cisjordanie, comme la « communauté la plus exposée aux gaz lacrymogènes dans le monde ».
Lors des manifestations de cette semaine dans la bande de Gaza, un bébé de huit mois, Leila al-Ghandour, a également été tué par des gaz lacrymogènes. Elle aurait été exposée au gaz alors qu’elle se trouvait sur un site de protestations situé loin de la barrière de séparation israélienne, bien que, au moment de la publication de cet article, MEE n’ait pas pu vérifier de manière indépendante les circonstances de sa mort.
Des projectiles largués au hasard
Bien qu’elles soient constituées de caoutchouc, les grenades lacrymogènes larguées par les drones sont lourdes et leur toupie est en métal.
L’armée israélienne est soumise à des réglementations interdisant de viser directement des individus avec ces projectiles. Les cartouches de gaz tirées par des fusils spécialement adaptés sont particulièrement dangereuses à courte portée.
Les lance-grenades de longue portée et de calibre 40 mm utilisés par Israël sont également considérés comme dangereux dans la mesure où la précision de leurs tirs n’est que limitée.
Un porte-parole de l’Omega Research Foundation, un organisme qui étudie la fabrication, le commerce et l’utilisation des technologies militaires, policières et de sécurité, a indiqué à MEE que les drones pouvaient être utilisés pour augmenter la précision de la dispersion de gaz lacrymogène.
« D’un point de vue purement technique, les drones peuvent planer à une altitude permettant de larguer en toute sécurité les grenades et de viser les individus qui constituent une menace », a déclaré le porte-parole, qui a souhaité conserver l’anonymat.
Cependant, des séquences vidéo des protestations de cette semaine semblent montrer des cartouches larguées à haute altitude, ce qui réduit la précision et augmente le risque de blessures à la tête.
Une menace inexistante
Israël a accusé à plusieurs reprises les manifestants gazaouis de tenter de franchir la barrière frontalière et de poser des explosifs en territoire israélien. Selon Israël, l’emploi de balles réelles et de gaz lacrymogène est justifié par la menace que les manifestants représentent en cas de franchissement de la barrière.
Les drones peuvent « survoler certaines zones et lâcher des lacrymogènes dans des secteurs où l’on ne veut pas de manifestants », a déclaré à l’AFP Micky Rosenfeld, porte-parole de la police israélienne.
Cependant, des reporters de MEE présents à Gaza et en Cisjordanie ainsi que des vidéos diffusées en ligne invitent à penser que les forces israéliennes ont ciblé des secteurs éloignés de la zone frontalière et des individus qui ne semblaient pas constituer une menace.
Traduction : « Regardez ces drones israéliens qui larguent du gaz lacrymogène sur des journalistes alors qu’ils rendaient compte du massacre perpétré par Israël à Gaza. Toute l’entreprise israélienne est fondée sur une guerre contre la vérité. En plus de dépenser des centaines de millions de dollars en propagande (« hasbara »), Israël cible aussi délibérément les journalistes. »
Lundi, un journaliste de MEE ainsi que plusieurs autres membres des médias ont reçu du gaz largué par un drone. Le secteur visé était clairement occupé par de nombreux journalistes et des véhicules comportaient une inscription « PRESS » bien mise en évidence.
Dans une autre séquence vidéo, un drone a largué du gaz sur une tente commune remplie de femmes et d’enfants, apparemment située à plus de 450 mètres de la frontière.
Traduction : « Les Israéliens continuent de larguer du gaz lacrymogène avec un drone sur cette tente commune remplie de femmes et d’enfants. Nous sommes à plus de 450 mètres de la frontière et je ne vois personne jeter des pierres à proximité ni aucun autre fait pouvant justifier cela. #Gaza »
Le déploiement de grenades lacrymogènes depuis les airs semble dans certaines situations avoir semé la confusion et la peur parmi les foules au lieu de les disperser vers d’autres endroits.
Mardi, au cours d’une manifestation près de la colonie israélienne illégale de Beit El, en Cisjordanie, au moins quatre drones ont déployé du gaz directement sur les manifestants.
Selon un manifestant âgé de 20 ans, qui a souhaité s’entretenir avec MEE sous couvert d’anonymat, « un état de panique s’est ensuivi » lorsque les drones sont apparus dans le ciel.
« Les gens couraient dans tous les sens sans savoir où aller pendant que les drones planaient au-dessus de nos têtes en attendant de larguer du gaz lacrymogène », a-t-il déclaré à MEE.
« Les Israéliens ont commencé à utiliser ces drones il y a seulement quelques semaines. Ils ne font aucune distinction et ils ne montrent aucune pitié. »
« Ils ne font aucune distinction et ils ne montrent aucune pitié »
- Un manifestant palestinien
Selon Gabriel Avner, un consultant israélien en sécurité, la politique menée par Israël à Gaza s’écarte de ses méthodes habituelles de contrôle des foules.
« La situation à Gaza à l’heure actuelle est complètement différente de ce qui se passe partout ailleurs […] Ils y voient une zone de conflit de grande envergure », a-t-il expliqué à MEE.
« Il y a matière à s’inquiéter dans la mesure où les règles d’engagement sont figées », a-t-il indiqué, avant d’ajouter que l’armée israélienne devait s’assurer que les soldats étaient bien formés à la compréhension des conséquences potentielles de l’introduction de ce genre de nouvelles technologies.
Un « terrorisme des cerfs-volants »
Cependant, les drones ne servent pas qu’à disperser du gaz lacrymogène.
Certains Palestiniens font voler des cerfs-volants de l’autre côté de la frontière, souvent dans le but de déclencher des incendies : ces cerfs-volants transportent des charbons ardents pour provoquer des feux de brousse en territoire israélien.
Selon le quotidien israélien Haaretz, l’armée israélienne a fait appel à des pilotes de drones de course pour intercepter les cerfs-volants en se servant des hélices et des hameçons attachés aux engins pour couper leur fil et les faire dériver.
Les drones qui interceptent les cerfs-volants sont pilotés par des amateurs et peuvent atteindre une vitesse de 110 mètres par seconde, a rapporté Haaretz.
Un des cerfs-volants qui a rejoint le côté israélien de la ligne de démarcation était suspecté de transporter une bombe télécommandée, selon le journal.
Si l’appareil n’a pas explosé – les sapeurs des services de police ont affirmé qu’il s’agissait peut-être d’une bombe défaillante ou factice –, le journal a spéculé que cet épisode pouvait annoncer une nouvelle phase de ce qu’il a décrit comme un « terrorisme des cerfs-volants » le long de la frontière.
Beaucoup de ces cerfs-volants sont cependant inoffensifs, souvent utilisés par les manifestants pour faire flotter le drapeau palestinien.
S’ils ne sont pas interceptés par des drones, ces cerfs-volants sont souvent abattus par des tirs à balles réelles.
Des technologies à vendre
Israël est l’un des leaders mondiaux de la technologie de drones.
Son usage de véhicules aériens sans pilote remonte à la fin des années 1970 ; à l’époque, ils étaient utilisés par l’armée pour des opérations de surveillance dans le sud du Liban, avant d’être largement déployés en 1982 au cours de l’invasion par Israël de son voisin septentrional.
Selon Itay Mack, l’avocat des droits de l’homme, Israël s’est servi des conflits précédents pour mettre ses armes en vitrine afin de les vendre.
« La situation à Gaza à l’heure actuelle est complètement différente de ce qui se passe partout ailleurs [… Les Israéliens] y voient une zone de conflit de grande envergure »
- Gabriel Avner, consultant israélien en sécurité
Israël vend ses armes et ses technologies à de nombreux pays. Le mois dernier, le ministère allemand de la Défense « a annoncé son intention de signer un contrat d’un milliard de dollars avec Israel Aerospace Industries pour louer des véhicules aériens sans pilote.
Israël a été la cible de critiques pour avoir vendu des armes à des gouvernements présentant de piètres antécédents en matière de droits de l’homme, dont dernièrement la Birmanie, qui aurait acheté des équipements militaires israéliens dans le cadre de son opération contre la minorité rohingya. L’assaut du gouvernement birman contre les communautés rohingyas a été largement décrit comme un nettoyage ethnique.
En décembre, la société israélienne Global Group a également vendu des drones de surveillance au gouvernement assiégé et à court d’argent du Soudan du Sud pour plusieurs millions de dollars.
Les forces du gouvernement sud-soudanais ont été accusées par l’ONU de violations graves des droits de l’homme depuis le déclenchement de la guerre civile dans le pays en 2013.
L’utilisation de drones par l’armée israélienne pour larguer du gaz à Gaza et en Cisjordanie laisse entendre que les modèles vendus au Soudan du Sud pourraient également être adaptés pour lancer du gaz lacrymogène ou d’autres charges.
« Les drones commerciaux de plus grande taille […] sont conçus pour transporter tout un éventail de charges (des caméras de grande taille pour les événements sportifs, des accessoires de pulvérisation pour les cultures). Ils sont donc conçus pour commander les fonctions de la charge à distance. Ce serait très facile à configurer », a indiqué James Bevan, de Conflict Armament Research.
Kaamil Ahmed, Tessa Fox et Hind Khoudary ont contribué à ce reportage.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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