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Comment la Jordanie s’est infligé ses déboires économiques

Mauvaise gestion et corruption – plutôt que les mesures soutenues par le FMI, l’afflux de réfugiés ou la baisse de l’aide étrangère – seraient au cœur des problèmes du royaume
La police sécurise le bureau du Premier ministre jordanien lors d’une manifestation à Amman, le 2 juin (Reuters)

Alors que les protestations se poursuivent en Jordanie, le royaume rejette la responsabilité des piètres performances de l’économie et des réformes fiscales controversées sur les mesures d’austérité soutenues par le FMI et la baisse de l’aide étrangère.

En réalité cependant, estiment les analystes, l’économie est mal gérée depuis des décennies et des sommes considérables des dépenses publiques ne sont toujours pas divulguées.

« Ces problèmes remontent à bien avant l’arrivée des réfugiés ou le retrait des capitaux émiratis »

- Pete Moore, professeur associé à la Case Western Reserve University

Un rapide coup d’œil aux chiffres de base permet tout de suite de comprendre ce qui a déclenché les mouvements de protestation contre la création d’un nouvel impôt sur le revenu et de fortes hausses des prix, et d’expliquer pourquoi elles ont duré une semaine, malgré la démission du gouvernement et du Premier ministre.

Selon les données du département des statistiques publiées cette semaine, le taux de chômage a atteint son plus haut niveau en 25 ans : 18,4 %, et même 24,1 % chez les diplômés universitaires – des estimations par ailleurs conservatrices.

Des manifestants protestent à Amman lundi soir malgré la démission du Premier ministre jordanien (Reuters)

Par-dessus le marché, l’inflation a doublé depuis 2006, et fait grimper le coût des biens de consommation courante. Fin mai, l’Economist Intelligence Unit a décerné à Amman la palme de la ville la plus chère du monde arabe (et la 28eau monde).

Les syndicats affirment que le salaire minimum (220 dinars jordaniens, soit 263 euros) par mois est d’un tiers inférieur au revenu indispensable pour garder seulement la tête hors de l'eau.

Lundi, le roi Abdallahreconnaissaidevant les médias « l’incompétence et le relâchement de certaines autorités à prendre les décisions qui s’imposent ». Mais selon lui, « la communauté internationale n’a pas assumé pleinement ses responsabilités » quand l’aide a été réduite, alors même que le royaume accueille près d’un million de réfugiés syriens.

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Il a également reconnu une totale absence de pédagogie autour des réformes fiscales – l’une des conditions posées par le FMI, restée lettre morte depuis des années. 

Les États du Golfe, devenus les plus généreux bailleurs de fonds de la Jordanie au fil des ans, ont réduit leur aide, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Toutefois, les experts prétendent que le lien de cause à effet dont souffre l’économie jordanienne est un peu plus complexe.

« Personne n’a obligé la Jordanie à adopter toutes ces politiques. Le royaume a des voisins difficiles, certes, et il accueille de nombreux réfugiés [syriens]. Cela étant, les problèmes actuels remontent à bien avant l’arrivée des réfugiés ou le retrait des capitaux émiratis », rappelle Pete Moore, professeur associé et directeur des études supérieures à la Case Western Reserve University aux États-Unis.

« Partie importante du récit jordanien : les élites politiques jordaniennes n’ont à s’en prendre qu’à elles-mêmes ».

Cause ou conséquence ? 

Il est vrai que l’aide à la Jordanie a diminué. Selon Standard & Poor’s, les fonds des bailleurs étrangers équivalaient à 2,5 % du PIB, puis ils ont d’année en année diminué de 15 % depuis 2017.

Pendant ce temps, le pays a dû se tourner vers les marchés monétaires internationaux pour financer la dette, passée de 67,1 % du PIB, en 2010, à 95,9 % du produit intérieur brut (PIB) en 2017, selon Capital Intelligence Ratings. Les emprunts internationaux sont passés de 3 % de la dette publique, en 2012, à 21,9 % en 2017.

Des Jordaniens manifestent dans les rues de la capitale Amman la semaine dernière (Reuters)

Mais ces malheurs n’ont rien de nouveau – et ils ne sont pas tous liés à l’aide étrangère, précise Pete Moore.

« La cour royale essaie de faire croire que le FMI, ou les Saoudiens ou encore les Émiratis font pression sur la Jordanie, mais c’est confondre cause et effet », précise-t-il.

« En cause principalement, les politiques menées par la cour royale depuis les années 1980, notamment le renforcement massif du budget militaire sous le roi Hussein. En termes de dépenses par habitant, le régime a en fait détourné l’argent en direction des dépenses militaires et rendu opaque la répartition des enveloppes budgétaires. C’est là l’une des principales raisons de la crise socio-économique ».

Les dépenses militaires sont si secrètes qu’il n’existe même pas de ministère de la Défense

Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), en 2017, les dépenses militaires représentaient 15,8 % des dépenses publiques et 4,8 % du PIB, l’un des budgets les plus importants dans une région où les dépenses militaires figurent parmi les plus élevées au monde.

Estimé à 1,87 milliard de dollars – dont 350 millions par an financés par les États-Unis –, le montant total du budget des armées, de la direction générale du renseignement (GID) de la cour royale n’a pas encore été divulgué. Les dépenses militaires sont si secrètes qu’il n’existe même pas de ministère de la Défense. 

Les manifestants lèvent le poing contre la police antiémeute devant le bureau du Premier ministre cette semaine (AFP)

C’est ce manque de transparence qui a rendu les mesures d’austérité et les augmentations d’impôts difficiles à avaler pour de nombreux Jordaniens, explique Ziad Abu-Rish (également jordanien), professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université de l’Ohio et corédacteur en chef de Jadaliyya.

« L’argument selon lequel il y a un déficit budgétaire et qu’il convient donc de réduire les dépenses, présente la situation sous un jour plus innocent qu’en réalité. Nous ne savons pas à quoi ressemble le budget. Impossible, par conséquent, de déterminer la légitimité de ces compressions budgétaires, car nous n’avons qu’une vague idée de la part du budget de l’État consacrée aux institutions militaires et royales, et de la façon dont sont utilisés ces fonds. Je tiens à le dire tout net : nous autres citoyens jordaniens, sommes dissuadés de discuter de ces questions, et parfois même criminalisés si l’on s’y risque », rappelle Ziad Abu-Rish.

« Ainsi, la population trouve absurde cette idée de réduire le filet de sécurité tout en aggravant chômage et pauvreté et en affaiblissant le pouvoir d’achat. »

Un assortiment hétéroclite de réformes

Alors que les dépenses militaires restent élevées, le budget alloué aux problèmes socio-économiques a été resserré. Il en va de même des sources de financement public après la mise en œuvre par la Jordanie d’une série de réformes économiques au début des années 2000, destinées à s’aligner sur la promotion du libre-échange et des politiques néolibérales préconisées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale et le FMI. 

Les droits de douane comptaient parmi les plus importantes recettes publiques, mais ils ont été réduits en conséquence, tandis que les politiques d’exonération fiscale visant à attirer les investissements étrangers ont également impacté le budget du pays.

Un vendeur de fruits et légumes à Amman (Reuters)

« On se lamente de la perte de l’argent saoudien et émirati, mais en même temps se dresse dans le ciel d’Amman le Jordan Gate, projet immobilier haut de gamme financé par les Émiratis, exonéré d'impôts et construit par des travailleurs étrangers », nuance Pete Moore.

Il pointe également du doigt les zones franches établies au début des années 2000, également exonérées d'impôts, ainsi que les zones industrielles accréditées, qui fabriquent des vêtements pour une valeur de 1,3 milliard de dollars par an, mais appartiennent en majorité à des entreprises du sud-est asiatique, alors que sur les 56 000 personnes employées dans ce secteur, 30 % seulement sont de nationalité jordanienne. 

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« De plus, le pays accueille 800 000 travailleurs migrants – un peu moins de 10 % de la population – dont les bas salaires profitent aux employeurs et petites entreprises, sans réduire le chômage », déplore Tariq Tell, professeur jordanien de sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth.

Il ajoute que le secteur bancaire du pays appartient à des intérêts saoudiens. Or c’est lui qui gère la dette publique, tandis que l’une des plus importantes sources de devises étrangères du pays – l’industrie du phosphate – a été privatisée, privant le royaume de revenus à long terme.

Une classe moyenne pénalisée

Ce qui frappe le plus dans le cas de ces mouvements de protestation, c’est que, contrairement aux précédents, les manifestations actuelles sont orchestrées par des confédérations professionnelles, et ont mobilisé les classes moyennes.

« Cette nouvelle loi fiscale frapperait les contribuables de 1 000 à 1 500 dinars jordaniens (de 1 200 à 1 800 euros) par mois, alors que la classe entrepreneuriale échappe pratiquement à l’impôt. Un grand nombre de failles pourraient être colmatées, mais c’est la classe moyenne qui paie la note, d’où sa mobilisation », explique Tariq Tell.

« On a le sentiment que les fonds qui entrent dans notre pays sont mal gérés, alors pourquoi les plus pauvres sont-ils les plus lourdement imposés ? »

- Liat Shetret, conseiller principal au Centre mondial sur la sécurité coopérative

Derrière les appels des manifestants à geler les réformes fiscales, perce la colère qui monte contre corruption, népotisme et mauvaise gestion fiscale. « Les manifestants proclament que la corruption est un problème central, ce qui est tout à fait exact. D’énormes sommes d’argent entrent en Jordanie et en ressortent, qu’il s’agisse de capitaux irakiens, d’aide au développement ou de fonds américains, mais la plus grande partie n’a pas bénéficié au peuple jordanien », souligne Pete Moore.

La Jordanie a été classée 59sur 180 pays dans l’Indice 2017 de Perception de la Corruption, publié par Transparency International. « Les gens sont convaincus que sévit une corruption généralisée et que la famille de la reine Rania est corrompue », ajoute Tariq Tell.

Tant que cette corruption n’est pas éradiquée et la transparence budgétaire accrue, l’augmentation des impôts – indépendamment de la réelle nécessité d’équilibrer les comptes – sera difficile à faire accepter.

Dans la rue à Amman : pendant la prière du vendredi, un homme vend des cartons aux fidèles (Reuters)

« On a le sentiment que les fonds qui entrent dans notre pays sont mal gérés, alors pourquoi les plus pauvres sont-ils les plus lourdement imposés ?  Plus de transparence autour du système fiscal est indispensable, car cela permettrait d’apaiser les soupçons de corruption et de débattre de l’argent qui entre », argumente Liat Shetret, conseiller principal pour le programme d’intégrité financière au Centre mondial sur la sécurité coopérative, à Amman.

« Le gouvernement jordanien s’occupe des relations avec les bailleurs de fonds, mais il n’est pas aussi coordonné que nécessaire. Le plus préoccupant, c’est qu’on n’a pas de visibilité sur les programmes mis en œuvre et que l’argent des bailleurs fait parfois double emploi ». 

Qui est responsable ?

Dans l’immédiat, on a l’impression que le nouveau cabinet sert surtout, par une manœuvre détournée, à soustraire la monarchie de toute responsabilité.

« Depuis 25 ans, les gouvernements successifs prétendent vouloir réformer l’économie. Puisque nous souffrons du taux de chômage le plus élevé depuis 25 ans, cela signifie que ces réformes ont complètement échoué. Alors à qui doit-on demander des comptes ? », demande Ziad Abu-Rish.

« Il faut bien reconnaître que la monarchie concentre massivement le pouvoir politique, et qu’un cabinet peut se former et se dissoudre parce que tel est le bon plaisir du roi. C’est la cour royale qui a décidé qui ferait partie du Cabinet ; c’est elle qui a mis en place [le Premier ministre] Hani al-Mulki et son groupe, pour les destituer ensuite. Et c’est encore elle qui est en train d’installer une nouvelle formation ».

« Depuis 25 ans, les gouvernements successifs prétendent vouloir réformer l’économie. Puisque nous souffrons du taux de chômage le plus élevé depuis 25 ans, cela signifie que ces réformes ont complètement échoué. Alors à qui doit-on demander des comptes ? » 

- Ziad Abu-Rish, professeur à l’Université de l’Ohio et corédacteur en chef de Jadaliyya

Le nouveau cabinet est le septième depuis l’arrivée au pouvoir du roi Abdallah en 1999, et le deuxième depuis la dissolution du Parlement par le roi, en 2016.

Le nouveau Premier ministre, Omar Razzaz, est diplômé de Harvard et ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale. On s’attend à le voir poursuivre une stratégie économique similaire à celle des gouvernements précédents.

En fin de compte, constate Riad al-Khouri, directeur pour le Moyen-Orient chez GeoEconomica GmbH à Amman, la Jordanie est lourdement endettée en raison de la corruption et de l’inefficacité des autorités.

« Le nouveau Premier ministre va-t-il résoudre tous ces problèmes ? Non. Les mesures qu’il introduira seront les mêmes que d’habitude », regrette-t-il. « Je pense que cette loi sur la fiscalisation des revenus sera adoptée mais, au lieu d’être introduite en bloc, on la fera passer par étapes, plutôt que de la faire avaler brutalement aux citoyens. »

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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