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De Bourguiba à la Tunisie des marges, le parcours raté de l'école publique

Professeurs en grève, colère des parents d’élèves et recrudescence de la violence en milieu scolaire… Autrefois fierté tunisienne, l’école publique traverse une crise liée au manque de réformes
En 2012-2013, 100 000 élèves du primaire et du secondaire ont quitté l’école, selon une enquête du Forum des droits économiques et sociaux (AFP)

TUNIS – Malgré le début des vacances scolaires en Tunisie, les enseignants ne connaissent pas de repos. Ils sont quelques centaines à s’être rassemblés à Tunis et dans la ville de Sfax pour manifester mardi 19 décembre contre la prolongation de l’âge de la retraite et l’absence de recrutement pour l’année 2018, alors que le ministre de l’Éducation a déclaré à l’assemblée un déficit de près de 14 000 professeurs.

Lassaad Yakoubi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement supérieur lié à l’UGTT (centrale syndicale) a d’ailleurs encouragé une grève générale le 6 décembre et le mouvement de protestation du 19 décembre pour protester contre la précarisation du métier.

« En 2015, nous avions obtenu une victoire car le salaire des enseignants avait augmenté. Mais maintenant c’est le bras de fer. De plus en plus de jeunes professeurs n’ont pas la possibilité de devenir contractuels, et nous subissons de plein fouet l’austérité décrétée par le gouvernement et la nouvelle loi des finances » énumère-t-il. Mais au-delà de la colère des enseignants, la crise de l’éducation en Tunisie est plus profonde.

À LIRE : En 2018, les Tunisiens devront se serrer un peu plus la ceinture

« Je ne pense pas que l’école tunisienne doit s’inspirer d’un modèle préexistant, je pense qu’elle doit elle-même trouver son propre nouveau modèle ». Mehdi Chérif, 19 ans, étudiant en droit, avait créé le buzz l’été dernier en publiant à compte d’auteur Réflexions d’un élève insoumis. Ce livre, fruit d’un an d’enquête et d’entretiens, décortique les failles du système éducatif tunisien.

« Fils de diplomate, j’ai suivi ma scolarité dans des établissements français et on m’a toujours dit que j’avais de la chance par rapport à ceux qui étudiaient à l’école publique tunisienne. J’ai donc voulu faire une analyse extérieure de ce qui n’allait pas dans le système tunisien », explique-t-il à Middle East Eye.

Pour lui, le constat est sans appel : l’école publique tunisienne, devenue archaïque et inadaptée aux changements de la société tunisienne, étouffe l’élève et ne le laisse pas décider de son avenir. Cette crise dont parle Mehdi Chérif, les enseignants, les parents et les élèves la vivent tous. 

« Dans la mémoire collective, l’école publique tunisienne a toujours été une fierté, car elle émanait d’une nouvelle idée de la société voulue par Bourguiba, celle de l’école gratuite et pour tous »

- Lassaad Yacoubi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire

En Tunisie, l’école publique a toujours été une fierté, surtout pour la génération née sous Habib Bourguiba (président de 1957 à 1987). L’année dernière, alors que la rentrée scolaire commençait et que le débat « école publique versus école privée » faisait rage, plusieurs internautes ont écrit en guise de statut sur Facebook : « Je suis le produit de l’école tunisienne » en racontant ce qu’ils étaient devenus grâce à cette école et pourquoi ils défendaient une école gratuite et accessible à tous.

« Dans la mémoire collective, l’école publique tunisienne a toujours été une fierté, car elle émanait d’une nouvelle idée de la société voulue par Bourguiba, celle de l’école gratuite et pour tous », raconte Lassaad Yacoubi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire. Selon lui, c’est à partir des années 1990 que son image a commencé à se dégrader.

Un symbole de rejet

« L’école publique tunisienne n’est plus ce qu’elle était à cause de plusieurs facteurs : la marginalisation, la fin de la promotion de l’intelligence à laquelle on a préféré la concurrence aux meilleures notes. Elle est progressivement devenue un symbole de rejet pour les élèves car elle n’était plus adaptée à son environnement », confirme Abdelbasset ben Hassine, directeur de l’Institut arabe des droits de l’homme (IADH), qui a signé une convention avec le ministère de l’Éducation en 2011 pour participer à la réforme de l’éducation.

Malgré une grosse part du budget investi dans l’éducation, même dans les années Ben Ali comme le souligne un rapport de l’OCDE sur l’intégrité de l’éducation en Tunisie, l’école publique n’a pas tenu ses promesses pour la génération qui a grandi sous la dictature et celle qui a suivi.

Le taux d’analphabétisme est passé en 2017 à 18 %

Les chiffres post-révolution en témoignent. En 2012-2013, 100 000 élèves du primaire et du secondaire ont quitté l’école selon une enquête du Forum des droits économiques et sociaux (FTDES). Le taux d’analphabétisme en Tunisie est passé en 2017 à 18 % selon l’IADH. Et toujours selon l’étude de l’OCDE sur l’intégrité dans l’éducation, la perte de confiance dans l’école publique tunisienne s’illustre aussi par l’explosion du recours à des cours particuliers qui peuvent coûter de 50 dinars (17 euros) par mois par élève pour deux matières à entre 450 (150 euros) et 700 dinars (240 euros) pour les parents les plus aisés qui préparent leurs enfants aux études scientifiques.

Bien que l’ancien ministre de l’Éducation, Neji Jalloul, controversé pour ses prises de position drastiques sur la réforme de l’éducation, ait tenté de limiter l’ampleur du phénomène, au moins une famille tunisienne sur deux, selon plusieurs sources ministérielles, assure des cours particuliers à son enfant aujourd’hui en Tunisie, parfois même dès l’école primaire.

Neji Jalloul, nommé ministre de l’Éducation en 2015, a été limogé sous la pression syndicale en mai 2017 (Facebook)

En 2015, Neji Jalloul avait fait passer une loi pour interdire aux professeurs de l’école publique de donner des cours en dehors des heures d’enseignement. Mais difficile à mettre en application, la loi n’a pas vraiment mené à des sanctions, faute d’agents pour contrôler les abus.

« Une des professeures de ma fille propose durant ses cours particuliers de donner à ses élèves des examens déjà corrigés ! Et après on s’étonne du faible taux de réussite au baccalauréat… », raconte la mère d’une collégienne à Boumhel, en banlieue sud de Tunis, qui n’a pas voulu être citée. Car dans ce système, aussi bien parents que professeurs s’estiment quelque part responsables.

Course à la note

Wassila Guiga, conseillère en orientation scolaire et universitaire dans un lycée à Sousse et membre de l’association de parents d’élèves Atupe Sousse, souligne que ce sont les parents qui harcèlent les enseignants pour qu’ils dispensent des cours.

« Il existe une véritable course à la note pour le système d’orientation déterminé par la moyenne obtenue au baccalauréat et cela renforce des inégalités régionales. On peut voir que dans le Sahel et le Grand Tunis, les élèves s’orientent davantage vers des filières scientifiques ou la médecine par exemple, parce que les parents ont plus de moyens, tandis que dans le sud, ou les zones défavorisées, les élèves vont se retrouver dans des filières littéraires ou économiques. Il y a même un gouvernorat du sud où aucun étudiant n’a pu entrer en médecine cette année ! » relève-t-elle.

Latifa Sboui, professeur de mathématiques depuis vingt ans et depuis 2004 dans le lycée pilote de Gafsa, en fait les frais. Même dans un établissement dit « d’élite » qui sélectionne dès le collège les meilleurs élèves. « Je le vois à Gafsa [à quelque 300 km au sud de Tunis] où nous avons l’un des taux de réussite au baccalauréat les plus bas, il y a un fossé social entre les élèves des lycées pilotes qui viennent pour l’essentiel des classes aisées de la région. Les autres n’ont pas les moyens de payer les cours qui leur permettront d’atteindre la moyenne nécessaire pour entrer. »

À LIRE : « À Tataouine, nous sommes tous nés sans travail »

Les personnes rencontrées par MEE le disent presque toutes : l’école publique tunisienne autrefois ascenseur social pour n’importe quel Tunisien, quelle que soit sa région ou sa catégorie sociale, ne fait aujourd’hui que « reproduire des inégalités » selon Wassila Guiga.

Mais réformer tout un système n’est jamais évident. Neji Jalloul, limogé sous la pression syndicale en mai 2017, a payé cher son franc-parler lorsqu’il a été nommé au ministère entre 2015 et 2017. Malgré un record de longévité à ce poste qui a vu défiler une trentaine de ministres depuis l’Indépendance, l’homme n’a pas survécu à son mandat.

À coup de grandes déclarations, il a voulu entamer une réforme mais s’est mis à dos le corps enseignant et son syndicat, notamment en changeant brutalement le calendrier des vacances scolaires ou en parlant de digitaliser l’éducation avant de s’occuper des problèmes d’infrastructures.

« Dès l’école primaire, l’élève tunisien a dix-sept matières et le programme est surchargé jusqu’à ce qu’il arrive au baccalauréat »

- Neji Jalloul, ancien ministre de l’Éducation

« Cela m’a valu le slogan ‘’Les toilettes avant les tablettes’’ ! Mais je reste profondément convaincu de la nécessité d’une réforme en profondeur aussi sur notre manière d’enseigner. Dès l’école primaire, l’élève tunisien a dix-sept matières et le programme est surchargé jusqu’à ce qu’il arrive au baccalauréat », témoigne-t-il à MEE.

Ce projet de réforme est toujours en cours mais peine à se faire, malgré l’arrivée d’un nouveau ministre, Hatem ben Salem, ancien ministre de l’Éducation sous Ben Ali entre 2008 et 2011. Car le problème n’est pas seulement lié aux conflits entre professeurs et parents mais aussi aux perspectives de vie professionnelle dans un pays où le taux de chômage et le manque de travail ne font pas rêver les écoliers.

Des problèmes dans la maîtrise des langues

Mohamed Kochkar, doctorant en didactique et auteur du livre Le système éducatif au banc des accusés, évoque des problèmes plus complexes qu’un simple débat sur l’évolution de l’école publique. « De nombreux facteurs sont à prendre en compte dans le débat autour de cette réforme. Il y a eu par exemple une série de discussions après la révolution sur l’arabisation et ses bienfaits ou non dans l’éducation tunisienne ».

Aujourd’hui, un élève de collège étudie par exemple les matières scientifiques en arabe au collège puis en français au lycée, ce qui crée des problèmes d’apprentissage. La plupart des élèves tunisiens ont du mal à maîtriser l’une des deux langues et en utilisent au quotidien, une troisième, le dialecte tunisien qui possède sa propre écriture via Facebook et les SMS.

Du côté des enseignants, certains ont presque baissé les bras. Beaucoup parlent de plus en plus de pénibilité du travail et de violence. « Je n’ai pas choisi l’enseignement par vocation mais parce que je me suis retrouvée à étudier le français et que l’opportunité de me présenter au CAPES [diplôme pour les enseignants du second degré] se présentait à moi », raconte Yosra, enseignante désabusée de 33 ans, dans un collège d’un quartier populaire de Tunis.

« Je vois mes collègues s’absenter souvent et la violence au quotidien »

- Yosra, enseignante dans un collège d’un quartier populaire de Tunis

Depuis la révolution, elle sent qu’elle ne fera pas ce métier toute sa vie. « Je vois mes collègues s’absenter souvent et la violence au quotidien. Il arrive même un parent d’élève vienne frapper son fils dans l’enceinte de l’établissement » témoigne-t-elle.

Entre 2012 et 2015, 67 412 cas de violences en milieu scolaire ont été enregistrées selon une étude de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES, think tank) publiée en novembre 2017. Si les facteurs sont à la fois liés aux problèmes familiaux et à la situation sociale, les inégalités au sein de l’école, la flambée des cours particuliers favorisant les inégalités sociales entre les élèves et l’incapacité de voir l’école comme un lieu d’épanouissement jouent aussi un rôle.

Le taux de chômage dans le gouvernorat de Tataouine – de 58 % chez les diplômés et de 27 % chez les jeunes – est un des plus élevés dans le pays : une réalité qui ne fait pas rêver les écoliers (AFP)

Ce phénomène touche aussi les élèves. En 2016, un jeune de 17 ans, Ramzi Messaoudi, qui se sentait harcelé psychologiquement par un professeur, s’est immolé par le feu dans la cour de son lycée à Bouhajla dans le gouvernorat de Kairouan, à l’ouest du pays.

Face à ces problèmes et en attendant la fameuse réforme, certains tentent d’expérimenter de nouveaux modèles. L’IADH a passé en 2011 une convention avec le ministère de l’Éducation pour organiser des clubs de citoyenneté et d’éducation aux droits de l’homme. L’ONG a mis en place le programme dans 31 écoles des quartiers populaires de Tunis et dans plusieurs régions dans l’optique de promouvoir une « école citoyenne ».

À El Omrane, dans un collège en plein cœur du parc du Belvédère à Tunis, Radhia Louhichi, qui dirige l’établissement depuis trois ans, fait de même via des initiatives avec les jeunes issus des quartiers populaires autour du développement durable et de la culture.

Un livre blanc, sous la direction de Neji Jalloul, a été publié depuis 2016 sur tous les aspects de la réforme du système éducatif en Tunisie. Mais le changement se fait attendre. 

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