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En France, l’Union juive française pour la paix fait entendre une autre parole juive

Depuis 1994, l’UJFP construit sa voie sur la question de l’antiracisme politique et la dépossession des Palestiniens. Des causes à contre-courant des positions officielles françaises, et surtout du discours du CRIF, réputé proche d’Israël
Extrait du générique des clips « Paroles juives contre le Racisme » (avec l'aimable autorisation de l’UJFP)

Paris, 12e arrondissement, librairie La Brèche. Entre les rayonnages où s’amoncèlent les livres sur la révolution russe de 1917 et la Commune de Paris de 1870, Gramsci côtoie Michel Foucault, lequel voisine avec Derrida. La seconde édition du livre collectif de l’Union juive française pour la paix (UJFP), Une Parole juive contre le racisme, trône sans trancher avec tous ces ouvrages pointus de philosophie politique.

« Le racisme, est-ce une simple affaire d’individus, voire de groupes ? N’est-ce pas plutôt un outil utilisé par le pouvoir pour dominer ? »

- Extrait d’Une Parole juive contre le racisme

La seconde édition de ce livre tient tout autant du manifeste sur l’antiracisme politique que du manuel didactique à l’intention du personnel éducatif et des jeunes Français, public à qui il est d’abord destiné.

Dans cet essai, l’UJFP ne dissocie pas la question palestinienne de la problématique du racisme en France. Elle parvient même à les articuler dans une réflexion qui interroge autant la diplomatie de la France que sa politique vis-à-vis de ses minorités, quelles qu’elles soient.

« Porter une parole juive dont nous ressentions être privés »

L’UJFP est une association qui s’est donnée pour ligne, comme il est rappelé dès l’introduction du livre, de « soutenir les droits de tous les êtres vivant en Israël et dans les territoires occupés palestiniens, voulant porter une parole juive dont nous ressentions être privés par la prétention des dirigeants d’Israël de parler au nom des juifs du monde entier ».

Dès l’introduction, le livre précise : c’est « la montée du racisme » qui a conduit l’UJFP à « défendre en même temps ces mêmes droits humains ici et maintenant en France ». Et si, selon l’association, « l’antisémitisme n’a pas disparu », « nous devons aussi constater que les principales victimes du racisme ne sont plus les juifs […] quand l’islamophobie se déchaîne, quand la négrophobie est quotidienne […] ».

L’ouvrage le revendique ainsi clairement : « la lutte contre le racisme est indivisible ».

« L’UJFP se bat contre le racisme et non pas contre le racisme et l’antisémitisme », explique le coordinateur du livre, Dominique Natanson. « Cette dissociation suppose qu’il y aurait, à cause de la Shoah, un racisme suprême, l’antisémitisme. Nous refusons ainsi ce distinguo […]. »

« […] les principales victimes du racisme ne sont plus les juifs […] quand l’islamophobie se déchaîne, quand la négrophobie est quotidienne […] ».

- Extrait d’Une Parole juive contre le racisme

Une Parole juive contre le racisme aborde de front les questions qui font depuis quelques années vaciller, voire trembler, la France sur son socle républicain du « vivre-ensemble ». « Le racisme, est-ce une simple affaire d’individus, voire de groupes ? N’est-ce pas plutôt un outil utilisé par le pouvoir pour dominer ? », interrogent les auteurs.

Pour l’UJFP, la lutte contre le racisme n’est pas une simple affaire morale, réduite à la peur, l’ignorance ou la bêtise de chacun, mais une véritable problématique politique. Cette démarche suppose de montrer et dénoncer les mécanismes de pouvoir qui jouent de ce racisme. Voire le favorisent. Et dans les cas extrêmes, en tirent leur propre légitimation.

Antisémitisme ou antisionisme ?

Autre point sur lequel s’engage fermement l’UJFP, la distinction entre antisémitisme et antisionisme. « Fondamentalement, l’antisionisme, c’est l’idée que le sionisme a créé une société raciste et discriminatoire. Et qu’une paix fondée sur l’égalité des droits est antinomique avec l’existence d’États basés sur l’origine ethnique ou la religion », rappelle Une Parole juive contre le racisme.

Des membres de l’UJFP participent à une manifestation en soutien aux réfugiés à Menton, dans le sud de la France, en décembre 2017 (avec l'aimable autorisation de l’UJFP)

« […] dans les quartiers populaires et au-delà, se développe un anti-israélisme, c’est-à-dire un rejet profond de la politique coloniale et discriminatoire envers le peuple palestinien menée par l’État d’Israël », précise le livre.

« Parfois, cette opposition [à Israël] s’exprime comme une opposition aux juifs, tant Israël se prétend l’État des juifs du monde entier, que les représentants les plus médiatiques de la ‘’communauté’’ juive soutiennent cet État dans toutes ses actions y compris criminelles, et que les dirigeants de notre propre pays s’opposent à toute sanction contre cet État »

- Extrait d’Une Parole juive contre le racisme

« Il est vrai que parfois, cette opposition s’exprime comme une opposition aux juifs, tant Israël se prétend l’État des juifs du monde entier, que les représentants les plus médiatiques de la ‘’communauté’’ juive soutiennent cet État dans toutes ses actions y compris criminelles, et que les dirigeants de notre propre pays s’opposent à toute sanction contre cet État, pratiquant un ‘’deux poids, deux mesures’’ ».

Pour Dominique Natanson, « si les préjugés antisémites existent dans la société française, ils sont en très forte régression. Les sondages montrent que les juifs, parmi tous les racisés, sont la catégorie la moins rejetée. […] Toute cette théorie de ‘’nouvel antisémitisme’’ est basée sur la défense d’Israël, car elle suppose que toute critique d’Israël est antisémite. Pourtant, un sondage récent a montré que la catégorie politique la moins touchée par l’antisémitisme est celle qui est la plus critique envers la politique d’Israël ».

Palestiniens et Israéliens de gauche manifestent contre le mur de séparation le 7 février 2004 (AFP)

Pour celui qui fut aussi le co-président de l’UJFP, cette idée que la critique de l’État d’Israël serait par nature antisioniste puis, par glissement, antisémite, trouverait ses racines dans l’impérialisme occidental : « J’ai longtemps pensé qu’il y avait une culpabilité occidentale qui expliquerait le soutien occidental à Israël. Je pense désormais que ce soutien tient à des questions impérialistes. Israël est faible et chaque fois qu’il s’est fait taper sur les doigts par ses protecteurs occidentaux, il a obtempéré.

« Les Israéliens ont peur de ne plus avoir peur. […] La peur est un ciment pour ce pays, sinon il imploserait »

- Dominique Natanson, ex co-président de l’UJFP

« En outre, les Israéliens ont peur de ne plus avoir peur. Ils voient même de l’antisémitisme dans des manifestations pacifiques, comme récemment à Gaza. La peur est un ciment pour ce pays, sinon il imploserait. »

Le mot « apartheid » est aussi utilisé dans Une Parole juive contre le racisme pour qualifier le sort fait aux Palestiniens. « Des faits en Palestine rappellent ce crime, estime Dominique Natanson. La ségrégation spatiale, la création de zones qui pourrait s’apparenter à des bantoustans. Si on rapporte les financements publics aux habitants, les Arabes israéliens reçoivent 4 % alors qu’ils sont 20 % de la population.

« La ségrégation est diffuse. Par exemple, les Arabes de citoyenneté israélienne sont dispensés du service militaire. Or, pour certains emplois, accès à des bourses universitaires, il y a obligation de l’avoir effectué. »

Qui a peur de l’Union juive française pour la paix ?

« Beaucoup [de juifs français] pensent que la voie de Netanyahou est une erreur mais n’osent pas en parler publiquement. Pourtant, aux États-Unis, les digues sont rompues et certains juifs américains sont très critiques de la politique israélienne » - Dominique Natanson, ex co-président de l'UJFP

Les positions de l’UJFP tranchent ainsi nettement avec celles du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), l’autre voix juive, jugée en France « représentative ». Mais l’est-elle vraiment ?

Dominique Natanson relève que « peut-être un quart des juifs se reconnaissent dans les positions du CRIF ; mais même là, cela est difficile à dire car les statistiques ethniques sont interdites en France ».

Une vraie évolution idéologique et dans le soutien à Israël s’est observée chez les juifs de France, note-t-il. « Longtemps, ils ont été plutôt de gauche, très antiracistes. Après 1967, il y eut comme un engouement autour de la défense d’Israël chez les juifs de France. On a aussi observé une droitisation du CRIF, qui est passé de Théo Klein à une proximité avec les idées d’extrême droite. Lors de la manifestation pour la mémoire de Mireille Knoll, ceux qui ont protégé Marine Le Pen portait un écusson de la police des frontières israéliennes. »

Des membres d'IfNotNow, un groupe de jeunes juifs américains, sont arrêtés pour avoir bloqué l'entrée du consulat israélien à Boston en signe de protestation contre l'occupation (MEE/Emily Glick)

Le militant observe par ailleurs comme une « impasse » dans laquelle se trouveraient ses concitoyens de confession juive : « Ils sont sensibles à la distorsion de leurs valeurs par rapport à ce qui se passe en Israël. Beaucoup pensent que la voie de Netanyahou est une erreur mais n’osent pas en parler publiquement. Pourtant, aux États-Unis, les digues sont rompues et certains juifs américains sont très critiques de la politique israélienne. »

Du fait de ses positions, l’UJFP crispe. Dès la première édition d’Une Parole juive contre le racisme, le CRIF envoie une lettre à Manuel Valls, alors Premier ministre, pour se plaindre des subventions publiques qu’il a reçues, précise Dominique Natanson.

L’UJFP obtient toutefois une nouvelle subvention du CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires) pour publier la seconde édition et réaliser des clips de sensibilisation sur le racisme à destination du jeune public.

Cependant, raconte Dominique Natanson, « le CGET a été furieux en raison de la notion de racisme d’État qui est abordée dans le livre. Il a demandé à ce que soit retiré son logo des clips et a demandé le remboursement de la subvention […] ». Une décision contestée par l’UJFP devant le tribunal administratif.

D’autres pressions auraient eu lieu, notamment, « des coups de fils pour dissuader un lycée de recevoir l’UJFP pour une intervention sur le livre ».  

L’antiracisme politique, la convergence des causes

« Le racisme inter-racisé est aussi le résultat du racisme d’État. À nous de construire notre propre mécanisme pour ne pas reproduire ce mécanisme institutionnel, car le racisme est d’abord une affaire de domination » - Saimir Mile, La Voix des Rroms

Patrick Silberstein, éditeur du livre au sein de la maison d’édition Syllepse, défend la démarche de l’UJFP. Une démarche nécessaire, selon lui, pour « reconstruire la lutte antiraciste ».

« Cette reconstruction n’est possible que si les racisés s’emparent de cette question et s’auto-organisent, explique-t-il. On a appris de la question noire aux États-Unis qu’il fallait passer par une phase de séparation : hommes noirs ensemble, femmes noires ensemble… car chacun porte des problématiques singulières. Chaque groupe doit s’organiser en autonomie puis, de cette organisation, doit naître un mouvement unitaire », estime-t-il.

Un mouvement unitaire ? C’est aussi ce qu’appelle de ses vœux Omar Slaouti, militant antiraciste. Pour lui, la lutte antiraciste est désormais la question politique centrale. « Même quand on parle de Parcours Sup, par exemple, on en revient au voile de Maryam Pougetoux, laquelle a été renvoyée à son voile. Il y a une crispation identitaire qui se traduit par des lois. Les gouvernements sociaux-libéraux ont fait le choix de cette crispation identitaire pour mieux évacuer la question sociale. »

Des membres de la communauté rom attendent dans la rue après avoir été expulsés de leur camp à Villeurbanne, près de Lyon, le 1er octobre 2014 (AFP)

Pour Omar Slaouti, cette lutte transversale concerne tout le monde : « […] il faut élargir à d’autres questions : les services publics, les conditions de travail. Un même individu peut subir un ensemble d’exploitations. Mais l’exploitation subie par tous peut être vécue autrement tout en bas de l’échelle si on est racisé. […] Il n’y a pas de césure entre la lutte raciale et la lutte sociale ».

Même analyse pour Saimir Mile de La Voix des Rroms, pour qui « il faut séparer les luttes pour mieux les réunir ». Des travaux de réflexion sont ainsi menés entre l’UJFP, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la Voix des Rroms et d’autres associations sur la rénovation de la lutte politique contre le racisme.

Pour Saimir Mile, il s’agit aussi de poser la question du racisme inter-racisés. Négrophobie chez les Arabes, romophobie chez les Arabes et les noirs… et les Roms qui disent « avoir peur des noirs et des terroristes ». Selon lui, « le racisme inter-racisé est aussi le résultat du racisme d’État. À nous de construire notre propre mécanisme pour ne pas reproduire ce mécanisme institutionnel, car le racisme est d’abord une affaire de domination ».

« Le problème, c’est qu’on n’entend pas suffisamment cette autre voix juive dans les médias »

- Omar Slaouti, militant antiraciste

Ces militants rejettent aussi le « racisme mélioratif », à l’instar du philosémitisme, « une forme de mise en avant, mise à l’écart, instrumentalisation pour dire que les juifs sont les vrais républicains, contrairement à d’autres », explique Dominique Natanson. Selon lui, cela est aussi dangereux qu’« assimiler tous les juifs à l’État d’Israël, on crée ainsi de l’antisémitisme. Le rôle de l’UJFP est important pour montrer que cela est faux. »

« Le problème, relève toutefois Omar Slaouti, c’est qu’on n’entend pas suffisamment cette autre voix juive dans les médias. »

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