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EXCLUSIF : Comment le Maroc arrête, maltraite et déplace de force les migrants subsahariens

Au moment où le Maroc procède à des rafles massives de migrants subsahariens, des témoignages recueillis dans un rapport à paraître viennent déconstruire la politique migratoire engagée depuis 2013
Selon le rapport du Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM), de leur arrestation à leur déplacement forcé, la plupart des migrants affirment subir insultes, injures, mauvais traitements (AFP)
Par Reda Zaireg à CASABLANCA, Maroc

 À eux seuls, les chiffres disent l’ampleur des rafles. Entre juillet et début septembre 2018, plus de 6 500 migrants subsahariens ont été arrêtés et déplacés de force, selon le rapport « Coûts et blessures », élaboré par le Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM), que Middle East Eye a pu consulter en exclusivité. 

Ce chiffre pourrait être plus important encore si l’on tient compte de « l’ensemble des opérations, surtout l’été et sur tout le territoire, et en considérant que les arrestations collectives et nombreuses à chaque passage des forces de l’ordre pouvaient atteindre un total de 500 personnes en une journée, voire plus », selon le rapport.

Même des demandeurs d’asile enregistrés par le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), des personnes disposant d’un visa en cours de validité et des migrants régularisés par le Maroc ont été arrêtés et déplacés vers le sud

Arrêtés, fouillés, ballottés dans des bus, puis expulsés vers des destinations qui leur sont inconnues, les migrants subissent des abus de toutes sortes. Ni leur âge, ni leur situation personnelle ne leur permet d’éviter ce sort : mineur(e)s – le GADEM en a comptabilisé 121, « un chiffre non-exhaustif » – bébés et femmes enceintes sont déplacés de force. 

« Les arrestations sont opérées hors de tout cadre juridique. Aucun mandat d’arrêt ou autre document officiel prouvant que ces opérations entrent dans le cadre d’une enquête judiciaire n’ont été présentés aux personnes ciblées par ces arrestations lors des opérations des forces de l’ordre », lit-on dans le rapport. 

Une migrante subsaharienne est calmée par des amis alors qu'elle quitte le centre d'accueil temporaire pour immigrés et demandeurs d'asile dans l'enclave espagnole de Melilla le 19 septembre 2018 (AFP)

Même des demandeurs d’asile enregistrés par le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), des personnes disposant d’un visa en cours de validité et des migrants régularisés par le Maroc ont été arrêtés et déplacés vers le sud, ce qui fait dire au GADEM que ces opérations « peuvent être qualifiées de discriminatoires étant donné qu’elles ciblent uniquement les personnes non ressortissantes marocaines noires indépendamment de leur situation juridique, sans justification ni fondement ».

« Vous faites circuler le sida »

Les témoignages, très circonstanciés, évoquent de véritables opérations commando. La concordance des descriptions donne à voir un mode opératoire bien rodé : les arrestations à domicile sont quasiment toutes racontées comme des intrusions forcées sans mandat. Elles sont parfois suivies de saccages par les forces de l’ordre ou de pillages commis par des intrus, voire des éléments des forces de l’ordre. 

« Le jeudi, le lendemain de la fête [de l’Aïd al-Adha], [les policiers] sont venus à 6 h du matin. Ils ont chargé la porte à l’aide de gros marteaux pour la casser », témoigne une Ivoirienne rencontrée par le GADEM à Tanger. « On a tout laissé [à nos domiciles]. Après, les clochards ont volé tout ce qu’il y avait dedans », relate pour sa part un mineur guinéen. 

Quand il s’agit d’arrestations menées dans des lieux publics, différents corps des forces de l’ordre sont mobilisés pour encercler les zones où se concentrent les migrants. 

À Tanger, certains migrants se sont réfugiés dans la forêt de Mesnana. « Nous sommes restés là-bas deux semaines. Un jour, les policiers sont venus avec un hélicoptère. Ils ont encerclé les lieux. Il y avait plus de 30 véhicules : des voitures, des camions, des bus », raconte un Guinéen au GADEM. 

« Les policiers m’ont dit : ‘’On ne va pas t’écouter al-qahba [salope]. Tu es enceinte ? Je crois que tous les hommes du port sont les pères de ton fils’’ »

- Une Ivoirienne

Un autre Guinéen témoigne de sa course-poursuite avec un officier de police : « Il nous a dit qu’il ne voulait pas nous faire de mal. Il nous a dit ça, que la France paie le Maroc pour que les migrants ne viennent pas en Europe, qu’on ne pourra pas leur résister, qu’on ne fait pas le poids contre eux ».

De leur arrestation à leur déplacement forcé, la plupart des migrants affirment subir insultes, injures, mauvais traitements. Les coups pleuvent sans motif, n’épargnent ni les femmes enceintes, ni les malades. 

Des migrants font la queue dans l’espoir d’obtenir un permis de séjour, à Rabat (AFP)

« La police a attaqué le port de Tanger. Ils nous ont frappés […] et j’ai été blessée au bras. Ils m’ont tiré les cheveux et m’ont dit ‘’On ne va pas t’écouter al-qahba [salope]. Tu es enceinte ? Je crois que tous les hommes du port sont les pères de ton fils. Vous débarquez dans les pays des autres pour faire circuler le sida et les maladies des azziyates [nègres]’’. Ils m’ont frappée, insultée, et l’un des [policiers] s’est approché de ma bouche, m’a craché dessus en disant qawdo [allez vous faire foutre] », rapporte une Ivoirienne enceinte au moments des faits.

Un Ivoirien raconte aussi qu’une fois arrivé au poste de police, il a aperçu une « personne couchée par terre. Il disait qu’il était malade. Les policiers lui tapaient dessus en lui intimant l’ordre de se lever. Il était obligé de se lever. Moi, je n’ai pas reçu de coups. »

Un souvenir traumatisant

Traqués par des policiers munis de matraques, voire même de couteaux, de nombreux migrants gardent un souvenir traumatisant de leur arrestation. 

D’autres tentent de fuir au péril de leur vie. « Près de Kénitra [à une cinquantaine de kilomètres au nord de Rabat], deux hommes, menottés l’un à l’autre, ont sauté du bus parti dans la journée de Tanger pour une destination plus au sud afin d’échapper au déplacement forcé. Le premier est mort sur place des suites de ses blessures. Le deuxième est mort après deux jours de coma. Les deux hommes ont pu être identifiés par leur communauté et leur famille : l’un était Malien et n’avait que 16 ans. Il a depuis été enterré au Maroc. L’autre venait de Gambie », relate le rapport du GADEM.

« Cela prend du temps aux migrants de se réorganiser pour remonter vers le nord, mais ils finissent inévitablement par le faire »

- Mehdi Alioua, sociologue des migrations et ex-président du GADEM

Après leur arrestation, les migrants sont généralement déplacés vers des villes plus au sud du pays. 

« Ce n’est pas un procédé nouveau. Le Maroc déplace les migrants vers le sud depuis plusieurs années », explique à MEE Mehdi Alioua, sociologue des migrations et ex-président du GADEM, qui se remémore les rafles de 2005. 

Sur le plan migratoire, l’année 2005 a été dramatique : en plus de rafles massives, le Maroc avait adopté une approche extrêmement répressive : en septembre et en octobre 2005, les forces de l’ordre avaient ouvert le feu contre des migrants tentant d’accéder à Ceuta et à Melilla, tuant au moins onze personnes. Cette succession de drames a donné naissance au GADEM.

Les migrants expulsés se tournent vers les collines du Maroc
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Si les visées et les finalités exactes des expulsions vers le sud ne sont pas précisément connues, il va sans dire qu’en raison de ces expulsions, « cela prend du temps aux migrants de se réorganiser pour remonter vers le nord, mais ils finissent inévitablement par le faire », souligne Mehdi Alioua.

Le sud du pays reste la principale destination des déplacements forcés, mais le rapport du GADEM évoque des expulsions vers d’autres villes, dont Oujda, « souvent liée à un ‘’refoulement’’ vers la frontière entre le Maroc et l’Algérie ». 

Menottés avec des colliers de serrage, les migrants se voient fournir un morceau de pain et une bouteille d’eau pour tout le trajet. 

Deux migrants marchent dans la forêt, près de la forêt séparant Fnideq et l’enclave nord-africaine de Ceuta, en Espagne (AFP)

Sans escale jusqu’à destination, les migrants urinent à l’intérieur des bus ou des estafettes, dans des bouteilles vides ou dans de petits endroits aménagés pour cet usage. 

« Dans le bus, ça sentait une mauvaise odeur de pipi, ils avaient condamné la porte du fond pour en faire des toilettes. Ils nous prennent pour des animaux ! », s’indigne une Ivoirienne rencontrée par le GADEM à Tanger. 

« L’Europe a sa part de responsabilité »

Les conditions s’avèrent surtout éprouvantes pour les personnes malades. « Il y avait un malade dans le bus. Ils n’ont pas accepté de le laisser descendre. Il a pleuré durant tout le trajet. Il avait mal au ventre et à la tête. Il y avait un Camerounais avec le malade qui essayait de discuter avec un policier, mais il n’a rien voulu entendre », témoigne un jeune Guinéen.

Certains témoignages offrent l’image de policiers participant à ces opérations à contrecœur. « Dans le bus, il y a un policier qui m’a chuchoté à l’oreille qu’il n’avait rien contre nous, que si ce n’était les ordres, il ne le ferait pas. Il m’a également suggéré de semer la pagaille quand on veut s’arrêter, comme ça, il demande au chauffeur », rapporte un Guinéen. 

« Il y avait un malade dans le bus. Ils n’ont pas accepté de le laisser descendre. Il a pleuré durant tout le trajet »

- Un Guinéen

Les personnes déplacées sont par la suite relâchées dans la nature, loin des villes. « Ils nous ont déposé à 52 kilomètres de Casablanca, en pleine autoroute. Nous étions six, trois femmes et trois hommes. Nous avons marché durant quatre heures, de 2 h du matin jusqu’à 6 h. Là, nous avons atteint une station-service », raconte un jeune Guinéen. 

Les plus chanceux pouvaient descendre là où ils voulaient... en échange d’une contrepartie financière. « J’ai payé 300 dirhams [près de 30 euros] pour descendre dans les alentours de Casablanca avec deux femmes, dont une avec son enfant », relate un Camerounais. 

« En 2013, nous avions le meilleur des Marocains. Là, nous avons le pire », regrette Mehdi Alioua. Que les migrants subsahariens soient considérés comme personæ non gratæ au Maroc a donné une caution officielle à un racisme déjà omniprésent. Cela a également légitimé les pires conduites : pillages, vols, dénonciations de migrants sont répertoriées dans le rapport du GADEM. 

« En croyant régler un problème, les autorités en créent un qui est nettement pire, et le Maroc va en payer le coût dans les années à venir », se désole le spécialiste des migrations. « Ce qui se passe quand on pointe ainsi du doigt une communauté, c’est qu’on accélère les rapports de domination, et on fait peser la menace sur toute la communauté », dit-il. Aujourd’hui, même des migrants régularisés ont peur de quitter leur domicile de crainte d’être arrêtés et déplacés vers une autre ville.

La police marocaine intervient lors d’affrontements entre un groupe de jeunes Marocains et de migrants subsahariens en novembre 2017 à Casablanca (AFP)

Les autorités contribuent aussi, de manière plus directe, « à créer la violence à venir ». Le fait de parquer des migrants déplacés du nord près de la gare routière de Ouled Ziane, à Casablanca, a créé des heurts entre les personnes déplacées et les résidents locaux, selon le sociologue. 

En novembre 2017, de violents heurts ont éclaté entre des groupes de migrants et des jeunes des quartiers avoisinants. Les récits divergent, mais certains médias locaux ont décrit un véritable « conflit territorial » aux abords de Ouled Ziane, insinuant qu’il s’agirait d’une zone où les communautés de migrants « font leur loi ». 

Mehdi Alioua nuance : « Les gares routières sont des zones de passage. Il ne s’agit pas de territoires forts. Les migrants les privilégient car ils espèrent pouvoir continuer leur route vers le nord ».

Une stratégie migratoire fragilisée par un manque de volonté politique

Aujourd’hui, même des migrants régularisés disent avoir peur de quitter leur domicile de crainte d’être arrêtés et déplacés vers une autre ville.

Alors que la décision du Maroc de régulariser les migrants sans papiers en 2013 avait été saluée, les récentes rafles font craindre une gestion migratoire plus répressive. 

« La stratégie d’intégration est mise à mal, car l’intégration ne va pas avec la répression. Une telle approche ne marche pas. Elle accrédite l’idée selon laquelle les migrants subsahariens sont un danger. Elle donne un coup sérieux à la crédibilité du Maroc et à ce qu’il a essayé de construire depuis 2013 », martèle Mehdi Alioua.

Barrière frontalière séparant le Maroc de l’enclave espagnole de Melilla (AFP) 

Dès sa mise en place, la stratégie migratoire du Maroc a été fragilisée par un manque de volonté politique. Un nouveau cadre législatif relatif aux migrations devait être adopté. Un observatoire des migrations ainsi qu’une véritable stratégie d’intégration devaient être installés. Rien de cela n’a été fait. 

« L’actuelle loi traitant des migrations a été votée en 2003, au même moment que la loi antiterroriste [après les attentats de Casablanca]. Elle pose problème car elle a été adoptée dans le contexte post-11 septembre, hostile à la migration », rappelle l'ancien président du GADEM. « Après dix ans de pratique, elle a créé des exactions, et devait laisser place à une nouvelle loi en 2013. Mais il n’y en a pas eu ».

« Le Maroc est fautif, mais il ne faut pas non plus dédouaner l’Union européenne de ces exactions. Le Maroc subit d’intenses pressions pour contenir la vague migratoire »

- Mehdi Alioua

Pour l'ancien président du GADEM, « le Maroc est fautif, mais il ne faut pas non plus dédouaner l’Union européenne de ces exactions. Elle a sa part de responsabilité », estime-t-il, rappelant que « le Maroc subit d’intenses pressions pour contenir la vague migratoire ». 

Depuis janvier dernier, « des notes d’organisations européennes, dont l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes [Frontex], l’Organisation internationale pour les migrations [OIM] qui, malgré le fait qu’elle soit devenue une agence liée aux Nations unies depuis 2016, partage les vues de l’Europe sur la question migratoire […] mettent la pression sur le Maroc, pour pousser les autorités à réagir ». 

Parmi les messages distillés : « Le Maroc ne surveille pas ses frontières ». 

« Les frontières sont un symbole de souveraineté. Sous-entendre que le Maroc ne surveille pas les siennes, c’est dire qu’il est dans l’incapacité de faire respecter sa souveraineté sur son territoire », relève Mehdi Alioua.

Le Maroc peut-il encore inverser la tendance, et privilégier un traitement plus humain des migrants ? « Oui, et l’urgence est de reconstruire le lien avec les migrants et les associations de migrants », espère l'ex- président du GADEM. 

Vis-à-vis de l’Europe, les choses s’avèrent plus compliquées. « C’est difficile parce que l’Union européenne est le principal partenaire économique, politique et diplomatique du Maroc. Même si le Maroc a des ambitions africaines, le pragmatisme dicte au Maroc de ne pas entrer en confrontation avec l’Europe qui, elle, est dans une fuite en avant sur la question migratoire ».

Cela dit, « le Maroc a le choix de dire à une Europe de plus en plus identitaire que non, il ne souhaite pas jouer le jeu. À mon sens, la seule manière de résister, c’est de trouver un groupe aussi fort que l’Europe. Une aire régionale où le Maroc n’est pas tout seul, n’est pas isolé, et où plusieurs pays pourraient peser de tout leur poids face à l’Europe », conclut Mehdi Alioua.

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