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EXCLUSIF : Les milices confessionnelles n’ont pas leur place en Irak, selon Moqtada al-Sadr

Le chef de l’Armée du Mahdi devenu pacificateur irakien évoque pour MEE la dissolution des milices, la défaite de l’État islamique... et l’accueil positif qu’il réserve au Brexit
Moqtada al-Sadr affirme que le gouvernement irakien doit résister aux intérêts de puissantes milices (AFP)

NADJAF, Irak – Sa barbe a viré au gris, ses yeux sont moins austères mais, surtout, ses idées ont radicalement changé.

Moqtada al-Sadr, autrefois décrit comme « chef religieux radical passionné » dans tous les articles de médias occidentaux qui le mentionnaient, se présente aujourd’hui, à l’âge de 43 ans, comme un défenseur de la tolérance confessionnelle et de la réconciliation nationale irakienne.

« Je suis très fier de la diversité de l’Irak mais j’ai peur que nous n’assistions à un génocide de certains groupes ethniques ou confessionnels »

– Moqtada al-Sadr

Dans son premier entretien accordé à un journaliste étranger depuis trois ans, l’homme qui a créé une milice chiite qui a combattu les Américains et les Britanniques pendant plusieurs années de leur occupation a déclaré à Middle East Eye qu’il voulait que toutes les milices, y compris la sienne, soient dissoutes.

Il a également affirmé être en faveur d’un dialogue urgent avec les responsables politiques sunnites irakiens afin de prévenir les affrontements entre sunnites et chiites ainsi qu’entre Arabes et Kurdes une fois que le pays n’aura plus d’ennemi contre lequel s’unir.

« Je crains que la défaite de Daech [l’État islamique] ne soit que le début d’une nouvelle phase. Ma proposition est inspirée par la peur de conflits confessionnels et ethniques après la libération de Mossoul », a-t-il affirmé.

« Je veux éviter cela. Je suis très fier de la diversité de l’Irak mais j’ai peur que nous n’assistions à un génocide de certains groupes ethniques ou confessionnels. »

L’entretien a eu lieu à l’étage de la maison sur deux étages de Sadr située à Nadjaf, une ville de pèlerinage qui abrite le sanctuaire de l’imam Ali, qui revêt un caractère sacré pour les chiites du monde entier.

La salle de réception était petite et presque intime en comparaison avec les normes extravagantes des salles d’audience de la plupart des personnalités irakiennes. Alors que certains aiment faire attendre leurs invités, Sadr était déjà sur une chaise quand MEE a été invité à entrer.

Il a écouté attentivement les questions, souriant fréquemment, y compris lors d’une digression inattendue lorsque, spontanément, il a soudain déclaré : « Je suis très heureux de voir la Grande-Bretagne quitter l’Union européenne. »

Interrogé quant aux raisons de cette position, il a déclaré que l’UE se faisait l’écho de la politique étrangère américaine. Lorsque je lui ai indiqué que la Grande-Bretagne a fait de même sur plusieurs questions, il a répondu avec un autre sourire : « Je vous bénirai si vous vous séparez des États-Unis. »

Moqtada al-Sadr à son domicile à Nadjaf (MEE/Jonathan Steele)

De chef de milice à pacificateur

En 2005 et 2006, l’Armée du Mahdi autoproclamée de Sadr a été impliquée dans les massacres confessionnels qui ont englouti Bagdad. Des centaines de sunnites ont été assassinés par des milices fidèles à divers dirigeants chiites. Des centaines de chiites ont été assassinés en retour.

La transformation opérée entre cette époque et le désir actuel de Sadr de se réconcilier avec les sunnites est remarquable. Mais les graines ont été plantées plus tôt. Sadr renoue avec la position qu’il a adoptée dans les deux premières années de l’occupation dirigée par les États-Unis, lorsqu’il a envoyé de l’aide à la ville sunnite de Falloujah après que celle-ci a été attaquée par les Marines américains en avril 2004.

À l’époque, les partisans de Sadr portaient des bannières indiquant : « Ni sunnites, ni chiites. Nous sommes tous des Irakiens. »

Sadr suit également la ligne de son père à la voix douce bien que passionnément patriotique, le grand ayatollah Mohammad Sadeq al-Sadr, qui a été assassiné par des agents de Saddam Hussein en 1999.

Les ouvertures de Moqtada al-Sadr vers les sunnites ont un effet positif. « Il est le chiite le plus proche des sunnites. De tous les dirigeants chiites, il est le plus ouvert au dialogue », a déclaré à MEE Mahmoud al-Mashhadani, ancien président du parlement irakien. Depuis une décennie, le poste a toujours été occupé par un sunnite.

Beaucoup de sunnites ordinaires abondent dans le même sens que Mashhadani. Un traducteur sunnite à Bagdad, qui n’a pas souhaité dévoiler son nom, a raconté trois cas au cours des trois dernières années où des sunnites faisant partie de ses connaissances ont été menacés par des milices chiites. Ils se sont tournés vers la milice de Sadr qui est intervenue et a empêché de nouveaux abus.

Sadr avait suspendu son Armée du Mahdi en 2007, la gardant en réserve pour s’en servir ultérieurement. Lorsque l’État islamique a pris Mossoul en juin 2014, il l’a relancée sous le nouveau nom de Saraya al-Salam [Brigades de la paix].

Quelque 40 000 volontaires de la brigade sont déployés au nord de Bagdad, défendant principalement un important sanctuaire chiite à Samarra. Ils ne sont pas engagés dans la campagne pour reprendre Mossoul.

Les Brigades de la paix de Sadr ont été créées pour défendre les sanctuaires chiites en Irak (AFP)

Se mobiliser pour l’avenir

Alors que les Irakiens commencent à discuter de l’avenir du pays après Mossoul, le rôle des différentes milices constitue une priorité absolue. Les Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire ou UMP), qui prêtent allégeance à des figures politiques chiites rivales et qui ont été accusés d’atrocités contre les civils sunnites dans les villes libérées de l’État islamique, représentent un problème particulier.

Le Parlement a adopté en novembre une loi pour intégrer les UMP dans l’armée irakienne, mais aucune décision n’a encore été prise quant à leur entrée en tant que soldats individuels ou en tant qu’unités entières. Dans le second cas, ils pourraient recommencer à agir indépendamment.

Sadr a exprimé son inquiétude lors de son entretien avec MEE. « C’est difficile. Les Saraya al-Salam vont être dissoutes. Mais il y a une loi qui a été faite pour les Hachd al-Chaabi, donc je vois que l’Irak sera sous le contrôle de groupes militants », a-t-il expliqué.

« Par conséquent, nous avons besoin d’une attitude forte du gouvernement [pour résister à cela]. La sécurité doit relever exclusivement de l’armée irakienne. »

S’il est favorable à la dissolution des UMP, il ne s’oppose toutefois pas au transfert de membres individuels vers l’armée.

Alors que l’État islamique est en fuite, certains dirigeants des UMP se prononcent en faveur de l’entrée des forces irakiennes en Syrie afin d’en finir avec le groupe dans sa capitale, Raqqa. Il est même question d’envoyer des milices chiites au Yémen pour aider les Houthis à résister aux forces saoudiennes.

Sadr s’oppose à cette idée, tout comme à une récente décision prise par l’Irak d’utiliser sa force aérienne formée par les États-Unis contre les cibles de l’État islamique en Syrie.

« Le conflit en Syrie pourrait s’accentuer, a-t-il soutenu. Nous pouvons voir cela à travers la décision d’Abadi de mener des frappes aériennes en Syrie. De nombreux dirigeants des Hachd al-Chaabi ont évoqué leur souhait d’intervenir en Syrie et au Yémen. »

« Je crains que les conflits ne débordent en Irak depuis les pays voisins. À mon avis, nous ne devons pas intervenir dans les affaires des autres tout comme les autres ne doivent pas intervenir dans les nôtres. Nous voulons épargner notre sang. Nous en avons déjà versé suffisamment. »

Les craintes de Sadr concernant une intervention irakienne en Syrie découlent en partie des récentes déclarations d’Abou Mahdi al-Mohandis, un dirigeant des UMP proche de l’Iran. Il a appelé les UMP à entrer en Syrie pour poursuivre l’État islamique. L’ancien Premier ministre irakien Nouri al-Maliki serait également favorable cette décision.

Sadr a déclaré que les puissances étrangères ne devaient pas intervenir dans les affaires de l’Irak (AFP)

Des solutions pour l’avenir

Les propositions de Sadr pour l’avenir politique de l’Irak après la libération de Mossoul ont été initialement élaborées en novembre dans un document en 29 points appelé « Solutions initiales ».

En dehors des questions humanitaires évidentes, comme celles de contribuer au retour des déplacés internes et à la reprise des services d’électricité et des autres services publics, le document suggère d’envoyer des délégations tribales du sud et du centre de l’Irak principalement chiites vers les régions libérées principalement sunnites et vice versa, afin d’œuvrer à éliminer les tensions confessionnelles.

Le document milite en faveur d’un fonds de l’ONU pour la reconstruction et d’une commission soutenue par l’ONU pour surveiller le respect des droits de l’homme et la protection des minorités. Un mécanisme devrait être mis en place pour enquêter sur des crimes de guerre.

Le document indique qu’« un juge irakien honnête » devrait être nommé pour enquêter sur les personnes soupçonnées d’avoir collaboré avec l’État islamique, mais « en veillant à ne pas prendre en compte un parti pris géographique ou une désinformation provenant d’informateurs secrets ».

Cette démarche est destinée à éviter les règlements de comptes ou l’hypothèse selon laquelle tous les sunnites ont soutenu l’État islamique dans les vastes zones d’Irak dont le groupe s’est emparé.

Le document suggère de transformer les sièges des Saraya al-Salam et des UMP en centres éducatifs et culturels.

Concernant l’avenir des troupes étrangères, le document de Sadr indique que le gouvernement « doit demander à toutes les forces d’invasion et amies de quitter l’Irak ».

Sadr a des points de vue différents sur les motivations iraniennes et américaines pour leur présence en Irak, mais souhaite le départ des Gardiens de la révolution islamique et les conseillers iraniens, tout comme celui des troupes américaines.

Le Premier ministre Haïder al-Abadi a déclaré qu’il souhaitait une réduction du contingent actuel de 5 000 soldats américains, mais qu’il avait besoin que des formateurs américains restent.

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Dans son entretien avec MEE, Sadr a rejeté cette idée. « Je rejette tous les aspects de l’armée américaine en Irak », a-t-il déclaré. Il refuse également de rencontrer des représentants du gouvernement américain ou des responsables britanniques dans la mesure où ils « représentent l’opinion des États-Unis ».

Tout en tendant la main aux responsables politiques sunnites, Sadr a récemment développé une relation de travail étonnamment étroite avec les dirigeants laïcs des partis de gauche et progressistes irakiens.

Cela a commencé en 2015, après que les mouvements laïcs ont lancé des manifestations hebdomadaires contre la corruption et en faveur d’une réforme et de la justice sociale sur la place Tahrir de Bagdad.

Raïd Fahmi, secrétaire général du Parti communiste irakien, a indiqué à MEE que les sadristes ont demandé à se joindre aux protestations mais que des conditions ont été fixées.

« Seulement des slogans nationaux, pas de photos de personnalités et pas de violence, a-t-il expliqué à MEE. Nous réclamons un État civique, une réforme électorale et des mesures contre la corruption. Nous parlons d’un État et d’un mouvement civiques plutôt que laïcs, parce qu’en Irak, "laïc" a une consonance athée ou antireligieuse. »

Pour Fahmi, un élément encourageant est ressorti d’une autre étape spectaculaire de l’évolution politique de Sadr.

Les dirigeants chiites irakiens ne se prononcent pas en faveur de la transformation de l’Irak en un État religieux au même titre que les chiites d’Iran, mais se sont toujours montrés vagues quant à leur modèle préféré pour le pays. « En 2015, Sadr a commencé à appeler à un État civique », a expliqué Fahmi.

Sadr lors d’une protestation à l’intérieur du complexe du gouvernement irakien, à Bagdad, en mars 2016 (capture d’écran)

Les mouvements civiques espèrent que les partis d’Irak finiront par abandonner la politique basée sur l’identité et adopter une politique fondée sur des programmes et des stratégies. Il pourrait alors y avoir une coopération « transconfessionnelle » au parlement et même des coalitions pour prendre part ensemble à des élections.

Fahmi a noté que même Ammar al-Hakim, chef du Conseil suprême islamique, un parti chiite confessionnel, a envoyé un message de salutation au récent congrès du Parti communiste, alors que son père, qui était ayatollah, avait émis une fatwa contre le communisme il y a quelques années.

Il reste un long chemin à parcourir pour établir un climat de confiance. Dans les deux camps, des discussions et des doutes subsistent quant au bien-fondé de cette coopération, a indiqué Fahmi.

Certains membres du mouvement civique craignaient que l’évolution de la situation en Irak ne puisse faire écho à ce qui s’est produit lors de la révolution iranienne de 1979, où les nouveaux dirigeants religieux ont tout d’abord travaillé avec des partis laïcs avant de se retourner brutalement contre eux.

D’après Fahmi, certains membres du mouvement sadriste se sont inquiétés d’un possible affaiblissement de l’unité de la communauté chiite, ou « al-Beit al-Shii » (« maison chiite »). Ils craignaient que Sadr n’avance trop vite.

MEE a observé la collaboration légèrement tendue entre les deux mouvements vendredi dernier, à l’occasion du rassemblement de protestation habituel sur la place Tahrir.

Manifestation sur la place Tahrir de Bagdad, le week-end dernier (MEE/Jonathan Steele)

Les rues ont été barrées avec du fil barbelé et des dizaines de policiers détournaient le trafic. Les jeunes membres du service d’ordre sadristes sur la scène portaient des casquettes ornées de l’emblème national de l’Irak.

D’autres procédaient à des fouilles corporelles pour toutes les personnes entrant sur la place, afin d’empêcher l’infiltration de kamikazes. Des femmes en abaya (longue cape) noire formaient un groupe devant la foule d’environ 3 000 personnes et brandissaient des drapeaux irakiens.

Les démocrates civiques avaient tendance à se tenir à l’écart. Plusieurs portaient la même banderole, indiquant : « Oui à un État civique et à la démocratie. Non au système de partage du butin du pouvoir. »

Des cris se faisaient entendre : « Voleurs, voleurs ! Peuple, ils [les dirigeants politiques actuels] ont volé ton argent ! »

Les orateurs parlant au micro provenaient des deux mouvements. Il y avait aussi un chef tribal chiite en couvre-chef et en robe traditionnels.

« Les Saraya al-Salam ont été formées pour protéger les sanctuaires. Une fois la sécurité rétablie, on n’en aura plus besoin »

– Ahmed Abu Warith, partisan sadriste

« Je viens ici tous les vendredis depuis deux ans », a déclaré Ahmed Abu Warith, employé administratif dans un bureau du gouvernement.

« Je suis honoré d’être sadriste. L’Armée du Mahdi a été formée pour combattre l’occupation. Les Saraya al-Salam ont été formées pour protéger les sanctuaires. Une fois la sécurité rétablie, on n’en aura plus besoin. »

« Je viens la plupart des vendredis pour protester contre la corruption, a affirmé Louay Salman, commerçant. Nous avons tant de richesses naturelles en Irak ; pourtant, nos voisins vivent mieux. »

« Nous avons des courants religieux puissants au sein de la société, mais aussi des courants civils puissants. Nous travaillons côte à côte. »

Il a ensuite ajouté, avec un demi-sourire : « Il y a dix ans, je n’aurais jamais imaginé que je protesterais aux côtés des sadristes. Les gens évoluent tout le temps. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

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