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Kufr Aqab : l’angle mort de la ville sainte

Coupé de Jérusalem par le mur de séparation, ce quartier attire de plus en plus de Palestiniens peu fortunés ou confrontés à des difficultés de regroupement familial – malgré un manque de services publics essentiels, un développement anarchique et une criminalité endémique
Kufr Aqab, quartier de Jérusalem-Est séparé de la ville par le mur de séparation israélien, a connu une explosion démographique ces dernières années (MEE/Stefano Lorusso Salvatore)

KUFR AQAB, Territoires palestiniens occupés (Jérusalem-Est) – Les bétonnières n’arrêtent pas de gâcher le béton armé. Des dizaines de bâtiments sont en construction. Les voix des passants dans la rue principale sont couvertes par les bruits des coups de marteaux et des grues qui soulèvent les piliers. Les ouvriers travaillent sans cesse pour construire les maisons de centaines de Palestiniens qui continuent de déménager dans ce quartier de Jérusalem-Est situé à une dizaine de kilomètres au nord de la vieille ville.

Kufr Aqab est séparé du reste de Jérusalem par le mur de séparation israélien, déclaré illégal par la Cour internationale de justice. Sa position géographique montre tout son paradoxe : bien qu’il soit gouverné par Israël en tant que puissance occupante, ce quartier se situe au-delà du mur, du côté cisjordanien.

« […] ce quartier est devenu une forêt de bâtiments sauvages. Il n’y a aucune règle et tout le monde érige sa maison où il veut » – Yasmin Barhum, avocate (MEE/Stefano Lorusso Salvatore)

Au fil du temps, il est devenu une ville à part entière dont les édifices massés les uns sur les autres constituent un lieu kafkaïen où règne l’anarchie. Les Israéliens n’y mettent pas les pieds et n’y permettent pas l’accès à l’Autorité palestinienne. Les conséquences sont visibles au quotidien : la police est absente et les services publics défaillants.

« La criminalité est endémique. Les petits criminels profitent du vide laissé par les autorités et s’installent dans le quartier. Ici, ils bénéficient d’une impunité totale »

- Un buraliste de Kufr Aqab

« La criminalité est endémique. Les petits criminels profitent du vide laissé par les autorités et s’installent dans le quartier. Ici, ils bénéficient d’une impunité totale », commente un buraliste installé rue de Ramallah.

Manque de services publics

Bien que les habitants de Kufr Aqab paient des impôts à la municipalité de Jérusalem, ils ne bénéficient pas des mêmes services que les habitants des quartiers juifs de la ville. Au contraire, ils souffrent d’un manque constant de services publics essentiels.

Pendant ces journées dominées par une chaleur étouffante, l’eau, par exemple, ne coule pas des robinets. « La distribution est effectuée seulement deux jours par semaine. Ce n’est pas assez pour vivre dignement. Je dois acheter des bidons de 200 litres d’eau au prix de 50 dollars », explique Mahmud, électricien et père de trois enfants, en essayant inutilement de remplir un verre d’eau.

Travaillant à Kufr Aqab mais résidant dans le camp de réfugiés de Shuafat, situé lui aussi du côté cisjordanien du mur, à environ 5 kilomètres du centre-ville de Jérusalem, il vit une double peine : il a beau payer les impôts à la municipalité de Jérusalem, il ne jouit pas des services publics et n’a pas le droit de franchir le check-point de Qalandia pour se rendre dans la ville car son passeport palestinien ne le lui permet pas.

« La distribution [d’eau] est effectuée seulement deux jours par semaine. Ce n’est pas assez pour vivre dignement. Je dois acheter des bidons de 200 litres d’eau au prix de 50 dollars »

- Mahmud, père de trois enfants

Le problème de l’or bleu est structurel. Depuis 1967, la compagnie publique israélienne Mekorot vend l’eau à la compagnie palestinienne chargée de la redistribuer à Kufr Aqab. Basée à Ramallah, celle-ci ne reçoit cependant qu’un quart de l’eau qu’elle achète à Mekorot à cause des pertes des aqueducs de la zone.

« Dans tous les cas de figure, c’est bien la municipalité de Jérusalem qui est légalement chargée de fournir l’eau aux habitants de Kufr Aqab », explique un rapport du centre d’études israélien Ir Amim.

Amoncellement de poubelles et criminalité marquent le quotidien des habitants de Kufr Aqab (MEE/Stefano Lorusso Salvatore)

Mais le manque d’eau n’est pas le seul problème. Des montagnes d’ordures s’entassent aux bords des rues en attendant d’être ramassées par les services municipaux qui brillent, eux, par leur absence.

Ce dysfonctionnement a poussé certains habitants à brûler les poubelles, tout en créant un autre problème de santé publique : les fumées toxiques dont l’inhalation peut être dangereuse.

« Tout le monde jette ses poubelles en pleine rue. C’est l’anarchie, nous sommes livrés à nous-mêmes. Je paye pour un service qui n’existe pas », commente Fatimah, qui habite à Kufr Aqab depuis 25 ans.

« Tout le monde jette ses poubelles en pleine rue. C’est l’anarchie, nous sommes livrés à nous-mêmes. Je paye pour un service qui n’existe pas »

- Fatimah, résidante de Kufr Aqab

S’estimant victime de la municipalité, la jeune femme a consulté un expert légal qui lui a suggéré de protester et de mener une grève fiscale. Mais selon l’avocate palestinienne Yasmin Barhum, le problème le plus important ne concerne ni l’eau ni le ramassage des ordures.

« L’aménagement urbain est révélateur. En l’absence d’un plan régulateur, ce quartier est devenu une forêt de bâtiments sauvages. Il n’y a aucune règle et tout le monde érige sa maison où il veut », lance-t-elle. Beaucoup de ses clients de Jérusalem-Est la contactent pour déménager à Kufr Aqab en raison du plus faible coût de la vie.

Explosion démographique

Depuis la construction du mur en 2002, Kufr Aqab a vu sa population exploser. Soixante-cinq mille personnes y habitent aujourd’hui, contre dix mille environ il y a une vingtaine d’années.

Le quartier s’est agrandi au fil du temps, les habitants profitant de l’absence de règlementation pour s’y installer et y ériger des maisons qui sont vendues à un quart du prix de celles de Jérusalem-Est. « La crise du logement a poussé beaucoup de Palestiniens à investir dans ce quartier en plein essor démographique », analyse Betty Herschman, chercheuse à Ir Amim.

« Il n’y a pas de règles. Nous sommes laissés à l’abandon », déplore Nabil, qui a déménagé à Kufr Aqab avec sa famille car l’accès au logement y est plus abordable qu’à Jérusalem (MEE/ Stefano Lorusso Salvatore)

À l’image de Nabil et Fatimah. Nés tous les deux à Jérusalem, ils ont fait le choix de démanger à Kufr Aqab l’année dernière pour élever leur fils âgé d’un an. Leur appartement est au premier étage d’un bâtiment situé à quelques mètres du mur.

Ils détestent vivre ici. « Il n’y a pas de règles. Nous sommes laissés à l’abandon », se plaignent-ils.

L’une des difficultés de la vie à Kufr Aqab est la circulation, « qui n’est réglée par personne », témoigne Nabil. Travaillant à Jérusalem comme boulanger, il doit s’y rendre tous les jours en passant par le check-point de Qalandia. Avant d’enfourner ses boules de pain, deux heures de queue et l’inspection quotidienne des soldats israéliens l’attendent tous les matins.

Un endroit illégal pour une vie légale

Lorsqu’en 1967, Israël a annexé Jérusalem-Est, les Palestiniens qui y habitaient ont reçu un simple statut de résident. Selon une décision de justice de la Cour suprême israélienne datant de 1988, ils doivent démontrer que leur centre de vie se concentre à Jérusalem pour ne pas perdre leur permis de résidence. Le risque est concret : déjà 15 000 Palestiniens l’ont perdu, selon l’ONG israélienne B’tselem.

« La vie ici est un enfer, c’est vrai. Mais nous avons été obligés d’y déménager pour construire une famille »

- Ahmad, Palestinien de Cisjordanie marié à une Hiérosolymite

Afin de contourner la stricte règlementation israélienne en matière de logement, qui limite considérablement la construction de nouvelles habitations pour les Palestiniens hiérosolymites, ainsi que les restrictions en matière de regroupement familial, Kufr Aqab est devenue une destination pour les familles palestiniennes dont un partenaire vient de Cisjordanie et l’autre de Jérusalem-Est. Son positionnement stratégique lui a permis de devenir un refuge, le seul endroit où ces familles peuvent vivre ensemble légalement.

« [Les décideurs israéliens] savent très bien qu’un seul moyen existe pour déterminer des changements [démographiques] rapides : il faut modifier les frontières » – Sergio Della Pergola, démographe (MEE/SLS)

Ahmad et Nasar ont décidé de s’établir dans le quartier pour profiter de cette situation d’anomie. « Quand on s’est connus, tout était parfait. Il y avait seulement ce problème des pièces d’identités. J’avais un document de l’Autorité palestinienne, ma femme avait un permis israélien de résidence à Jérusalem-Est.

« La vie ici est un enfer, c’est vrai. Mais nous avons été obligés d’y déménager pour construire une famille », raconte-t-il en poussant un long soupir.

Tous les jours, Nasar traverse le check-point de Qalandia avec ses enfants pour les amener à l’école à Jérusalem-Est, où les services publics, bien qu’en-deçà de ceux de la partie occidentale de la ville, sont plus performants qu’à Kufr Aqab.

Bataille démographique

L’absence d’intérêt israélien pour ce quartier se mesure également en termes budgétaires.

En 2015, la mairie a financé à hauteur de 880 millions de shekels (256 millions de dollars) un dispositif d’amélioration de ses infrastructures à Jérusalem. Seulement 800 000 shekels (233 000 dollars) ont été consacrés à Kufr Aqab et au camp de réfugiés de Shuafat.

« C’est une stratégie précise. Israël laisse ce quartier à l’abandon pour créer un flux de Palestiniens vers les zones situées au-delà du mur afin de garantir une majorité juive dans Jérusalem »

- Betty Herschman, chercheuse à Ir Amim

L’absence d’un plan régulateur n’est pas le fruit du hasard, selon Betty Herschman. « C’est une stratégie précise. Israël laisse ce quartier à l’abandon pour créer un flux de Palestiniens vers les zones situées au-delà du mur afin de garantir une majorité juive dans Jérusalem », décrypte-t-elle.

Selon les estimations de son organisation, un tiers des résidents palestiniens de Jérusalem-Est vivent dans des quartiers coupés de la ville par le mur de séparation.

Les autorités israéliennes se préparent depuis des années à pérenniser les changements démographiques et physiques qu’elles favorisent à Jérusalem.

Une loi approuvée début 2018 permet par exemple de modifier la définition municipale de la ville et d’en déconnecter trois secteurs peuplés par les Palestiniens, dont Kufr Aqab et le camp de réfugiés de Shuafat. Les Israéliens pourraient ainsi les déclarer « entités séparées » : entre 100 000 et 140 000 Palestiniens seraient alors exclus du comptage démographique hiérosolymite.

Aujourd’hui, 65 % des habitants de Jérusalem sont Israéliens, contre 35 % de Palestiniens. « Mais la population arabe est plus jeune et augmente plus rapidement », analyse Sergio Della Pergola, démographe à l’Université hébraïque de Jérusalem.

« Je n’ai aucun espoir. Jérusalem est désormais juive et le restera. Nous avons perdu la bataille »

- Mahmud

« Cette question est primordiale pour les décideurs israéliens. Ils savent très bien que les modifications démographiques sont très compliquées à obtenir et qu’un seul moyen existe pour déterminer des changements rapides : il faut modifier les frontières », poursuit le professeur.

Dans cette perspective, le projet de loi du « Grand Jérusalem » est déjà prêt dans les bureaux du premier ministre Benyamin Netanyahou. L’adoption de cette loi permettrait à Israël de couper la Cisjordanie en deux, de confisquer environ 200 km2 de son territoire et d’annexer définitivement les colonies juives en périphérie. Les limites de la nouvelle entité sont déjà définies par le tracé du mur.

Mahmud le sait bien, il a grandi à Kufr Aqab et a vécu toutes les étapes de la construction du monstre de béton. Son verdict est sans appel : « Je n’ai aucun espoir. Jérusalem est désormais juive et le restera. Nous avons perdu la bataille. »

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