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La montée en puissance du Jaish al-Islam marque un tournant dans le conflit syrien

Le Jaish al-Islam et d’autres groupes du Front islamique jouent un rôle essentiel dans la nouvelle stratégie des mécènes régionaux en Syrie
Séance d’entraînement de combattants du Jaish al-Islam à al-Ghouta Est, Syrie (AFP)

La prise de contrôle de vastes pans de la province syrienne d’Idlib par les combattants de l’opposition a marqué pour de nombreux observateurs un changement dans l’équilibre du pouvoir qui caractérise la guerre apparemment sans fin en Syrie.

Alors que de nombreux analystes estimaient que le Président syrien Bachar al-Assad était sur le point de réaffirmer son autorité sur le pays, la perte des villes d’Idlib et de Jisr al-Shughur et la consolidation progressive du contrôle de l’opposition sur la province ont conduit à l’idée qu’Assad serait en train de perdre du terrain.

Jaish al-Islam (JAI) est l’un des principaux groupes impliqués dans les opérations à Idlib, ayant participé, en coopération avec la milice affiliée à al-Qaïda, le Front al-Nosra, à la préparation des opérations de la « Bataille pour la victoire » qui a permis de saisir la ville de Jisr al-Shughur fin avril.

Abdurrahman Saleh, qui dirige le service de presse international du JAI, est l’un des tout premiers adeptes du groupe.

« Je suis d’Alep – je faisais partie d’un groupe rebelle luttant contre le régime et nous avons rejoint le Jaish al-Islam pour organiser notre lutte contre le régime et obtenir ce que nous voulons », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Mais notre coopération avec le Jaish al-Islam ne signifie pas que nous sommes séparés de la société syrienne. Nous faisons partie des révolutionnaires syriens, nous combattons sous la bannière du Jaish al-Islam en tant que révolutionnaires syriens. Rien d’autre. »

Le JAI est le fruit d’une fusion d’environ soixante groupes, notamment Liwa al-Islam, et constitue une composante essentielle du Front islamique – une coalition de groupes de combattants soutenue par le Golfe. Le nombre de combattants et le pouvoir détenus par le JAI au sein du Front islamique en font le numéro deux du groupement juste après Ahrar al-Sham.

En 2013 (avant l’adhésion du Jaish al-Islam), le Front islamique avait publié une charte définissant ses principes en vue de la création d’une société ancrée dans la religion musulmane et dans laquelle l’islam serait la « religion d’Etat et la source principale et unique de la loi ».

Cela dit, le Front islamique a pris soin de se positionner dans un cadre nationaliste, rejetant l’internationalisme fondé sur la dualité « ennemi proche/ennemi lointain » prôné par al-Qaïda ainsi que le projet d’établissement d’Etat poursuivi par le groupe Etat islamique (EI).

Les analystes estiment que le JAI commande au moins 60 bataillons, comprenant environ 20 000 combattants, entièrement composés de Syriens plutôt que de volontaires étrangers, selon Abdurrahman Saleh.

Sa principale base d’opérations se trouvant à Damas, en particulier dans les régions de Douma et de Ghouta Est, le groupe a été la cible de bombardements intenses de la part du gouvernement syrien, qui ont causé la mort de plusieurs centaines de ses hommes en février dernier.

Ses prouesses militaires ont été glorieusement exposées la semaine dernière dans une vidéo montrant des diplômés de l’académie militaire du JAI participant à un défilé de soldats, de blindés et de roquettes.

« Ô frères moudjahidines ! Nous quitterons ces champs où nous avons terminé notre entraînement et continuerons à nous préparer pour mener notre djihad », peut-on entendre annoncer aux recrues depuis sa tribune le leader du groupe, Zahran Alloush.

« Aujourd’hui, le monde conspire contre nous. Nous n’avons qu’Allah, un excellent protecteur et soutien ! ».

Hassan Hassan, auteur syrien de l’ouvrage ISIS: Inside the Army of Terror, juge que la formation du Front islamique et du Jaish al-Islam offre à l’opposition syrienne une opportunité de se distancer des organisations de type al-Qaïda.

« Le Front islamique et d’autres groupes salafistes de même sensibilité devraient être considérés comme une opportunité pour contrer al-Qaïda plutôt que comme une menace pour l’avenir de la Syrie », a-t-il écrit dans le National. « Il convient de noter en outre que certains combattants à la base ne partagent pas entièrement l’idéologie de leurs commandants, notamment des membres du Front al-Nosra. »

« L’armée syrienne libre, d’inspiration laïque, a misérablement échoué à faire contrepoids aux radicaux dans la mesure où elle n’a pas su s’établir comme une force efficace contre le régime et est apparue comme une marionnette aux mains de parties extérieures au conflit. »

« La situation s’est depuis lors détériorée et le second meilleur choix est de soutenir l’alliance la plus puissante à l’heure actuelle », a-t-il ajouté. « L’alternative serait tout simplement de conduire ces géants dans les bras d’al-Qaïda. »

« Nous voulons un Etat islamique »

Zahran Alloush, le leader charismatique du groupe, est le fils du cheikh Abdallah Alloush, un prêcheur salafiste de Damas. Né dans la ville de Douma au nord-est de Damas, ce jusqu’au-boutiste religieux s’est affirmé comme une figure clé de l’opposition syrienne en tant que chef de Liwa al-Islam, un groupe connu pour avoir perpétré un attentat à Damas en 2012 ayant coûté la vie au vice-ministre de la Défense syrien, Asef Shawkat, et au bras-droit du vice-Président, Hassan Turkmani.

« Il est apparu à la télévision libanaise disant qu’il n’était pas favorable à la démocratie et qu’il n’en voulait pas », a indiqué Joshua Landis, professeur associé au département des affaires internationales et régionales de l’université d’Oklahoma et journaliste à Syria Comment. « Il voit la démocratie comme une importation européenne visant à tromper le peuple syrien et il pense que l’islam et la Charia forment un système meilleur. »

« Lorsqu’on lui demande comment il compte créer son Etat, il évite habilement de répondre. »

Alloush a également été critiqué par le passé pour avoir tenu un langage sectaire, en particulier à l’encontre des alawites et des chiites.

Dans une vidéo publiée sur internet en 2013 et intitulée « Annonce du moujahid Zahran Alloush à l’Oumma sur le défi des Rafida » (rafida signifie « ceux qui rejettent » et le terme est généralement entendu dans ce contexte comme faisant référence aux chiites), il parle du besoin de nettoyer la « saleté » hors de Syrie (qu’il appelle Sham).

« Les moudjahidines de Sham nettoieront la saleté des Rafida et du Rafidisme hors de Sham, ils la nettoieront pour toujours, si Dieu le veut, jusqu’à ce que le pays de Sham soit débarrassé de la saleté des Majous qui ont combattu la religion d’Allah », proclame-t-il dans la vidéo.

Abdurrahman Saleh a toutefois nié tout dessein raciste ou sectaire de la part du JAI, insistant sur son souhait d’une Syrie pluraliste.

« Cela ne signifie pas que nous voulons que la société syrienne ne renferme qu’une seule forme de religion ou qu’un seul type de personnes, cela est impossible », a-t-il précisé à MEE.

« Pendant des milliers d’années, tous ces groupes vivant en Syrie, et au Proche-Orient en général, ont coexisté pacifiquement. Nous ne voulons pas changer la composition démographique, sociale ou religieuse de cette société. »

Il a toutefois admis que la création d’un Etat Islamique était le but ultime du groupe.

« Nous voulons un Etat Islamique – mais nous ne l’imposerons pas par la force », explique-t-il. « Nous rêvons d’un Etat Islamique, mais pas comme celui du groupe EI. Nous ne sommes pas comme l’EI, nous ne pensons pas que l’EI ait quoi que ce soit à voir avec l’islam. »

« Ne croyez pas que nous souhaitons le même Etat que celui prôné par l’EI – certes nous rêvons d’un Etat islamique pour le futur, mais celui-ci ne verra pas forcément le jour au lendemain même de la chute de Bachar al-Assad. »

L’EI, auquel son groupe s’est affronté à plusieurs reprises depuis 2013, est « l’ennemi numéro un de la révolution syrienne », a-t-il résumé.

« Soutenus par Riyad »

Le Front islamique est communément considéré comme ayant été formé avec le soutien de l’Arabie saoudite, bien que le rôle saoudien ne soit pas clair.

Abdurrahman Saleh a précisé à MEE que le JAI luttait principalement grâce aux armes prises aux forces gouvernementales.

« Ils [les gouvernements arabes] ne nous donnent pas d’armes – le JAI est présent principalement à Ghouta et cette zone est assiégée par les forces du régime », explique-t-il. « Aucun pays ne peut nous approvisionner en armes là-bas, donc nous dépendons essentiellement de ce que nous prenons au régime lors des combats. »

« Lorsque nous recevons [du soutien extérieur], il provient avant tout de Syriens vivant à l’étranger, que ce soit en Arabie saoudite ou ailleurs. »

Il a reconnu, néanmoins, que certains gouvernements étrangers fournissaient un soutien aux « salles d’opération » impliquant le JAI, mais qu’ils ne soutenaient pas des « groupes spécifiques ».

En avril, Alloush – précédemment décrit par Hassan comme étant « soutenu par Riyad » – s’est rendu à Istanbul avec l’intention de « rencontrer des rebelles et d’autres personnalités » afin de « lever le siège sur les civils à Ghouta et au sud de Damas », selon le porte-parole du JAI, Islam Alloush.

Des photos prises à Istanbul montrent Alloush en compagnie d’Ahmed Eissa al-Sheikh, leader de Suquor al-Sham (qui a maintenant fusionné pour former Ahrar al-Sham) et Hashem al-Sheikh (mieux connu sous le nom d’Abou Jaber), chef d’Ahrar al-Sham.
Recent pic (I believe from #Istanbul) shows Zahran Alloush, Ahmed Eissa Al-Sheikh & Hashem Al-Sheikh (Abu Jaber): pic.twitter.com/viCXdnLoec

Cependant, selon des sources évoquées par Al-Araby Al-Jadeed, la visite était liée au déplacement en Arabie saoudite de Khaled Khoja, l’un des leaders d’opposition du Conseil national syrien, en vue de créer des intermédiaires entre Alloush et le royaume.

L’ascension au trône saoudien du roi Salmane suite au décès d’Abdallah a semble-t-il impulsé une nouvelle et plus efficace coordination entre les mécènes des rebelles syriens.

La centralité nouvellement accordée à l’Iran et à la Syrie par Salmane – par opposition au ciblage des Frères musulmans par son prédécesseur – aurait permis au royaume, en collaboration avec la Turquie et le Qatar, de concentrer son apport en ressources et expertise sur ces sections de l’opposition qui ne sont pas affiliées à l’EI, ce qui a été mentionné comme un facteur majeur dans la prise rapide de la province d’Idlib.

Par ailleurs, le JAI n’est pas, du moins en apparence, le type de groupe que les Etats-Unis aimeraient soutenir en public, notamment en raison de la volonté du groupe de coopérer avec le Front al-Nosra. Cependant, l’effondrement début 2015 du Harakat Hazm, un groupe que les Etats-Unis avaient formé et financé, a conduit à l’abandon de toute stratégie sérieuse de soutien aux rebelles anti-Assad de la part des Etats-Unis.

« L’Amérique n’a pas de stratégie », affirme le professeur Landis. « Les Américains ont indiqué que leur stratégie consistait à entraîner et équiper [les rebelles], mais ils ne le font pas, et personne d’ailleurs ne pense que ce soit une stratégie viable. Donc, je crois vraiment que la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar sont arrivés à la conclusion que s’ils veulent se débarrasser d’Assad, ils vont devoir le faire tout seuls et devront nécessairement en passer par un soutien important à ces islamistes. »
 

Traduction de l’anglais (original).

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