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Les « boules de Sissi » ne font pas rire la police égyptienne

Un jouet populaire qui tourne en dérision le président égyptien a incité les responsables des services de sécurité à procéder à une quarantaine d’arrestations
Les utilisateurs des réseaux sociaux ont été prompts à critiquer le président Abdel Fattah al-Sissi après l’arrestation de personnes qui vendaient un jouet connu sous le nom de « boules de Sissi » (AFP/Facebook)

LE CAIRE – Le ministère égyptien de l’Intérieur a lancé la semaine dernière une opération de répression pour arrêter des vendeurs de jouets et confisquer des tac-tacs largement connus en Égypte sous le nom de « boules de Sissi », en référence aux testicules du président Abdel Fattah al-Sissi.


Le 7 novembre, la direction de sécurité de Gizeh a publié un communiqué annonçant que les forces de sécurité avaient arrêté 41 commerçants et marchands et confisqué 1 403 tac-tacs dans plusieurs districts du gouvernorat afin de lutter contre « des comportements négatifs qui choquent les citoyens ».

Un responsable de la sécurité qui a préféré conserver l’anonymat a confirmé lundi à Middle East Eye que les personnes arrêtées étaient toujours en détention et n’avaient pas encore été officiellement inculpées.

« Ce pays a de la dignité et nous devons la défendre », a-t-il déclaré sans entrer dans les détails.

Cette mesure a été prise « dans le cadre des politiques déployées par le ministère de l’Intérieur dans le but de maintenir la sécurité, l’ordre et la moralité publique en plus de protéger les vies », selon le communiqué officiel diffusé par les médias locaux.

L’opération de répression visait à « lutter contre les comportement négatifs qui affectent les enfants et le psychisme des citoyens », a ajouté le communiqué.

« C’est fou, ce sont des jouets, pas des tracts politiques » 

– Ahmed A., commerçant

Le ministère de l’Intérieur a publié une photo de vendeurs de rue effrayés, détenus avec de gros sacs de tac-tacs colorés devant eux. La photo, qui s’est propagée sur les réseaux sociaux, a été la cible de critiques, mais a ensuite été supprimée de la page Facebook officielle du ministère de l’Intérieur.

https://twitter.com/nafaad/status/927959852172931072

Traduction : « Portant un coup violent aux terroristes, les autorités ont arrêté une cellule terroriste faisant la promotion des boules de Sissi. Longue vie aux forces de police incompétentes. »

Traduction : « Les boules de Sissi leur mettent les boules [aux autorités]. »

Un jouet rétro

Le tac-tac, un jouet rétro, a récemment fait son retour en Égypte et s’est retrouvé au centre d’une controverse.

Le jouet est constitué de deux boules en plastique, attachées à des ficelles, que l’on peut faire rebondir l’une contre l’autre, ce qui produit un claquement. Autour des années 1960 et 1970, le jouet était interdit dans des pays comme les États-Unis car jugé « dangereux » et potentiellement nuisible pour les enfants dans la mesure où les boules pouvaient se briser en petits morceaux de plastique coupants lorsqu’elles s’entrechoquaient.

Mais récemment, le jouet est réapparu en Égypte et s’est vu attribuer le surnom de « boules de Sissi », se propageant rapidement auprès des enfants. Les utilisateurs des réseaux sociaux ont été prompts à se moquer du président.

https://twitter.com/FASTOKII/status/928363611222769664

Traduction : « Les boules de Sissi sont plus populaires que ses réalisations. »

Traduction : « Qu’attendez-vous d’un président qui a vendu ses "boules" 5 livres égyptiennes ? »

Ahmed A., un propriétaire de magasin de jouets, a déclaré à MEE qu’il avait vendu plus de 3 000 tac-tacs durant l’été et 2 000 autres exemplaires depuis le début de l’année scolaire, en septembre.

« Ce jouet est très bon marché et il y avait une forte demande auprès des écoliers », a-t-il expliqué, avant d’ajouter que chaque exemplaire se vendait au prix de cinq livres égyptiennes (environ 25 centimes d’euro).

En raison de l’augmentation de la demande, Ahmed A. a commandé une grande cargaison de 7 000 tac-tacs an provenance de Chine, qui sont arrivées plus tôt ce mois-ci.

« J’espérais vraiment en vendre de plus en plus, surtout que la récession nous a quasiment menés à la faillite », a-t-il déclaré en se référant à la crise économique.

« C’est fou qu’un régime se sente menacé par un jouet »

– Ahmed Mostafa, ingénieur

La livre égyptienne ayant chuté brusquement face au dollar après la décision de l’Égypte de faire flotter sa monnaie en novembre 2016, les Égyptiens se sont retrouvés aux prises avec une crise d’inflation.

Mais les espoirs d’Ahmed A. se sont envolés lorsqu’il s’est réveillé le 6 novembre en apprenant que les forces de police avaient pris d’assaut des magasins de jouets dans son quartier de Gizeh.

Les tac-tacs sont interdits dans certains pays depuis les années 1960 environ après avoir été jugés potentiellement dangereux pour les enfants (Facebook)

Heureusement, Ahmed A. n’a ouvert sa boutique que plus tard dans la journée, après la fin des raids.

« Je n’ai pas été blessé [et] rien n’a été confisqué dans mon entrepôt, mais j’ai quasiment perdu 15 000 livres égyptiennes [environ 720 euros] en un rien de temps », a-t-il déploré.

Suite à l’interdiction des jouets, Ahmed a conservé ses tac-tacs à l’abri des regards, mais il est terrifié à l’idée que quelqu’un le signale à la police.

« Cela montre à quel point le régime est fragile. Ils ne sont pas capables d’accepter les blagues ou le sarcasme »

– Ahmed Mostafa, ingénieur

« C’est fou. Ce sont des jouets, pas des tracts politiques », a-t-il soutenu.

Ahmed A. espère que les autorités oublieront un jour ce fiasco et qu’il pourra vendre son stock, sinon il « [devra] les brûler ».

Certains enseignants dans les écoles publiques ont indiqué à MEE que leur proviseur leur avait demandé d’interdire aux enfants de jouer avec les tac-tacs.

« Personne ne nous a dit de dénoncer les enfants, c’est certain. Mais nous devons leur dire que c’est un comportement impoli et inapproprié », a expliqué un enseignant d’une école publique d’al-Minya, en Haute-Égypte, qui a demandé à rester anonyme.

Un président susceptible

Depuis son arrivée au pouvoir en juin 2014, Sissi n’a jamais bien pris les plaisanteries qui le visaient.  

« Aux yeux des observateurs les moins avertis, [le] régime de Sissi ressemble peut-être à une dictature forte, mais ce fiasco actuel s’inscrit dans la dynamique plus large d’une démonstration de faiblesse dans la partie immergée de l’iceberg », a déclaré à MEE Amr Khalifa, analyste politique et journaliste. « Le gouvernement aurait pu facilement ignorer ce jouet pour enfants. Mais quiconque pensait à ce nom reconnaissait l’ego fragile de l’autocrate. »

« Aux yeux des observateurs les moins avertis, [le] régime de Sissi ressemble peut-être à une dictature forte, mais ce fiasco actuel s’inscrit dans la dynamique plus large d’une démonstration de faiblesse dans la partie immergée de l’iceberg »

– Amr Khalifa, analyste politique et journaliste 

« On peut dire sans trop s’avancer que ce n’est pas la première fois que le régime s’insurge contre une tentative de sarcasme ou de critique. Les cellules de prison sont et ont été remplies d’exemples de ces pratiques », a-t-il ajouté.

En octobre 2015, un conscrit militaire a été condamné à trois ans de prison après avoir publié une photo de Sissi avec des oreilles de Mickey Mouse.

Amr Nohan, un diplômé en droit, était à seulement cinq jours de la fin de son service militaire obligatoire quand il a été accusé de mauvaise conduite en tant que soldat lors d’un procès militaire à Alexandrie. Selon la décision rendue par le tribunal, il a été considéré que l’accusé nourrissait « en lui des pensées qui vont à l’encontre de celles du régime au pouvoir ».

En mai 2016, les autorités ont arrêté des membres d’un groupe appelé « Street Children », accusés de « promotion d’idées encourageant des actes terroristes » et d’incitation à une protestation visant à troubler l’ordre public, après la publication d’une vidéo satirique sur le gouvernement. Le groupe utilisait une caméra de smartphone pour filmer de courtes représentations dans les rues égyptiennes.

Dans leur dernière vidéo avant leur arrestation, les membres du groupe évoquaient la chute de la livre égyptienne face au dollar et l’accord portant sur le transfert de deux îles de la mer Rouge à l’Arabie saoudite.

Ils ont tous été libérés en septembre 2016, mais ils n’ont plus publié de vidéos depuis.

Ahmed Mostafa, ingénieur et père de famille originaire du Caire, est mécontent que les autorités se concentrent sur des choses aussi insignifiantes alors que les gens souffrent de la détérioration des conditions économiques.

« Nous avons besoin qu’ils se concentrent sur les questions économiques et sociales. Les prix continuent de grimper en flèche depuis novembre dernier », a déclaré l’homme de 35 ans. « Cela montre à quel point le régime est fragile. Ils ne sont pas capables d’accepter les blagues ou le sarcasme. »

« C’est fou qu’un régime se sente menacé par un jouet. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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