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Les enfants disparus du Liban : le côté obscur de l’adoption internationale

Près de 10 000 enfants adoptés ont été donnés à des parents étrangers depuis les années 1960, mais beaucoup sont confrontés à d’énormes obstacles les empêchant de découvrir leurs origines
Les enfants originaires de zones de conflit, comme ces jeunes Syriens réfugiés au Liban, sont vulnérables face à l’enlèvement illégal d’enfants suite à un conflit armé (AFP)

BEYROUTH – C’était un de ces jours qui bouleversent une vie quand, en septembre 1963, une jeune femme américaine est entrée dans l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul à Beyrouth et qu’on lui a montré une rangée de lit abritant des enfants. Aux États-Unis, on lui avait annoncé qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants. La candidate au poste de mère adoptive demanda lequel de ces bébés était le plus calme, et les religieuses lui indiquèrent Daniel, âgé de trois semaines.

Les sœurs avaient raison, Daniel est toujours très calme. 53 ans après ce jour de septembre, il nous parle de façon calme et mesurée, sa barbe ne suffisant pas à masquer son doux sourire. Lentement, il se remémore les événements de son adoption, et, pendant un instant, il ferme les yeux, réfléchit et poursuit : « À l’époque, la vague d’adoptions suivant la Deuxième guerre mondiale s’était terminée, mais il y avait un nouveau marché pour des enfants issus de Corée et de certaines régions du Moyen-Orient ».

L’adoption : un symptôme de l’impérialisme ?

Beaucoup de choses ont été dites au sujet de la bienveillance des sœurs qui géraient ces orphelinats, des bienfaits d’adopter des enfants issus de pays déchirés par la guerre, et de l’impact de l’adoption internationale dans cette dynamique qui pousse toute l’humanité en avant sur un chemin menant à la « création d’un monde plus juste ». Cependant, tout le monde ne partage pas cet avis au sujet de l’adoption en général, et en particulier en ce qui concerne l’adoption internationale.

Contrairement au discours qui domine l’opinion, les enfants adoptés posent un autre regard sur leur vie. Certains pensent qu’ils sont victimes de « l’industrie multimilliardaire de l’adoption » tandis que d’autres considèrent que l’adoption transfrontalière est un « crime politique et économique ». Lorsque l’adoption a lieu dans un pays comme le Liban, qui est doté d’un système de gouvernance en dysfonctionnement, il devient plus difficile d’entendre la voix des enfants adoptés.

Daniel Drennan est l’un des près de 10 000 enfants libanais à avoir été adoptés par des parents non-libanais depuis les années 1960. En 1963, un couple américain a fait une longue escale à l’aéroport de Beyrouth. Sur place, le couple a aperçu un groupe de religieuses accompagnées de bébés, et s’est entretenu avec elles au sujet des possibilités d’adoption au Liban. « On leur a dit : ‘’Revenez dans un mois, et il y aura un bébé pour vous’’. On ne leur a pas dit qu’il y aurait ‘‘peut-être’’ un bébé, mais qu’il y en ‘’aurait’’ un », souligne Daniel Drennan.

En 2004, Daniel Drennan est reparti au Liban, déterminé à découvrir son patrimoine biologique. Il est retourné à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul et a revérifié la déclaration de police. Il est ensuite revenu dix ans plus tard et s’est soumis à un test ADN généalogique. Cependant, tout ceci était en vain, car les papiers concernant son adoption avaient apparemment été falsifiés.

« Le nom que je porte sur la déclaration de police certifiant mon abandon sur une plage est le même que celui qu’on m’a donné plus tard à l’orphelinat », explique Daniel Drennan à Middle East Eye. « De plus, quel que fût mon interlocuteur au Liban, on m’a expliqué que personne ne m’aurait abandonné sur une plage puisqu’il était possible de me déposer tout simplement dans un orphelinat.

« Cette histoire me paraît avoir plus de sens si je l’envisage comme celle d’un acte criminel que quelqu’un avait besoin de dissimuler. Il y a deux possibilités : la première est celle d’un enfant né hors mariage dans un foyer pour jeunes mères avec enfants, et la seconde est celle d’un enlèvement de nourrisson à l’hôpital. »

Après son retour au Liban, Daniel Drennan a démarré une nouvelle vie à Beyrouth en travaillant comme professeur à l’Université américaine de Beyrouth et comme graphiste. Depuis décembre 2015, il mène également une recherche pour l’Asfari Institute sur l’impact de l’adoption sur la société libanaise. Daniel Drennan déclare faire de la recherche sur ce sujet non pas à cause de sa seule expérience personnelle, mais en raison de son intérêt plus large pour les adoptions internationales qu’il considère comme un phénomène symptomatique de l’impérialisme.

« Lorsque nous enquêtons sur des cas d’adoption en Corée, au Viêt Nam et en Chine, nous remarquons que l’adoption est devenue un moyen d’instaurer l’idée d’impérialisme humanitaire, expose-t-il.

« L’agence d’adoption clame haut et fort : ‘‘Nous venons sauver vos enfants car vous ne pouvez pas vous en occuper’’. Et, bien sûr, ils ignorent délibérément le fait que la pauvreté infantile aux États-Unis par exemple s’élève à 25 % », ajoute-t-il.

Selon Daniel Drennan, l’adoption peut être comparée à des pratiques comme l’esclavage, l’apartheid ou à d’autres manières encore d’arracher des personnes à leur pays natal. « Je ne suis pas un enfant adopté qui se bat seulement pour les droits des personnes adoptées, explique-t-il. Les droits pour lesquels je me bats appartiennent à des gens qui vivent dans des circonstances similaires. Les droits de personnes comme les Syriens qui travaillent dans mon quartier et mes étudiants palestiniens à l’université. »

Une odyssée longue et traumatisante

« C’était un viol. Finalement, ma mère m’a tout raconté », explique sans s’énerver Dida Guigan, née à Beyrouth en 1984 et emmenée en Suisse la même année. « Mais faut-il le cacher ? En voilà assez de garder des secrets : parlons-en, résolvons le problème et tournons la page. Voilà ce que je veux dire au Liban. »

Dida Guigan est chanteuse ; elle est retournée au Liban à l’âge de 26 ans et se remémore son histoire d’une voix forte et profonde comme celle dont elle se sert dans l’une de ses chansons de fusion. Après dix ans de recherches, elle a retrouvé sa mère biologique, mais il lui a fallu plus de quatre ans pour apprendre ce qui s’était exactement passé à sa naissance.

Elle est née à l’hôpital Rizk de Beyrouth en 1984, à une époque où les Libanais étaient pris au piège d’une nouvelle phase de la guerre civile qui agita le pays pendant quinze ans. Le couple franco-suisse qui s’apprêtait à devenir ses parents a alors reçu un fax de Beyrouth leur annonçant qu’un bébé était prêt à être adopté.

Son acte de naissance indique que ses parents adoptifs suisses sont ses parents biologiques. « Il semble que mon adoption internationale ait été organisée avant ma naissance, explique Dida Guigan. « Selon mes papiers, je n’ai pas été adoptée, et c’est ma mère adoptive qui m’a donné naissance. Avec ces papiers, mes nouveaux parents se sont rendus à l’ambassade de France à Beyrouth, ils y ont fait inscrire mon nom et ont obtenu un passeport pour moi. »

À l’âge de 18 ans, Dida Guigan a commencé à rechercher ses origines, une odyssée longue et traumatisante qui l’a conduite à quitter la Suisse et à se réinstaller à Beyrouth. Tout en apprenant l’arabe et en découvrant tous les recoins de sa ville natale, elle est allée plusieurs fois à l’hôpital Rizk et y a toujours entendu la même réponse : qu’elle « n’était pas née là ».

En 2006, Dida Guigan a trouvé une autre manière d’exhumer la vérité. Elle s’est rendue aux archives de l’hôpital en prétextant être à la recherche d’une amie dont elle avait perdu la trace pendant la guerre civile. L’archiviste lui a ouvert les dossiers, et tout était là : sa véritable date de naissance, son poids à la naissance, son nom, et l’adresse et le numéro de téléphone de sa mère biologique.

Sa recherche n’était pas encore terminée, puisqu’il n’y avait aucun signe de sa mère, que ce fût à l’adresse indiquée ou dans d’autres parties du Liban. Elle a continué de creuser pour trouver ses origines jusqu’à 2012, quand elle a finalement retrouvé sa mère biologique.

« Chaque étape de cette recherche de nos origines s’accompagne d’une énorme pression psychologique, confie-t-elle. Nous avons été séparés de nos mères dans les tout premiers jours de nos vies. La séparation d’un nourrisson de sa mère a une influence dramatique sur sa vie. C’est pourquoi nous avons des difficultés à faire confiance aux autres, et c’est aussi la raison pour laquelle nous n’avons pas le sentiment d’appartenir à une quelconque communauté ou à un pays. »

L’expérience personnelle de Dida Guigan et sa détermination à faire la lumière sur le problème de l’adoption transfrontalière l’ont menée à fonder Born in Lebanon, une ONG basée en Suisse qui assiste d’autres enfants adoptés dans la recherche de leurs origines.

« Il faut que nous travaillions tous ensemble, même avec ces gens qui se trouvent dans les orphelinats et ceux qui dissimulent nos origines, affirme Dida Guigan. Et, parfois, il nous faut travailler en secret car il y a tout un système qui tente de cacher cette dérangeante vérité. »

La chanteuse libano-suisse Dida Guigan a passé dix ans à chercher comment elle fut enlevée à sa mère biologique pendant la guerre civile libanaise puis adoptée par des parents suisses (YouTube/capture d’écran de MEE)

Tout un système cache la dérangeante vérité

Le Liban n’est pas le seul pays au monde à perdre ses enfants par le biais de documents falsifiés. David M. Smolin a inventé la notion de « blanchiment d’enfants » pour parler de la pratique de l’adoption internationale, qui est très impactée par la manipulation des systèmes légaux d’adoption. David M. Smolin a exploré dans une étude la manière dont l’adoption internationale peut servir à légitimer les pratiques « d’achat » voire de « vol » ou « d’enlèvement » d’enfants à leurs parents biologiques, puis de « gestion » et de « trafic » de ces enfants que l’on fait passer pour des orphelins, et enfin de leur vente à de nouveaux parents.

En 1993 a été signée la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la reconnaissance de leurs droits dans le cadre de l’adoption internationale, avant son entrée en vigueur deux ans plus tard. Cette convention a pour but de protéger les enfants du trafic et de l’exploitation. Cependant, un rapport du SSI, le Service social international, révèle que près de deux tiers des adoptions internationales contemporaines ne sont pas régies légalement par ce traité.

Le rapport du SSI déclare que « l’enlèvement d’enfants à la suite d’un conflit armé » – qui comprend les « fermes à bébés » (des infrastructures encourageant des femmes à tomber enceintes contre de l’argent), la « récolte d’enfants » (qui consiste notamment à manipuler des parents pour qu’ils abandonnent leur enfant) et le « commerce d’enfants dans les orphelinats » – représente de graves menaces pour des enfants qui sont dans une situation de vulnérabilité.

Hervé Boéchat, avocat suisse spécialisé dans les droits de l’enfant dans le cadre de l’adoption internationale, explique que l’adoption transfrontalière « est une situation ni toute noire, ni toute blanche ». À son avis, il faudrait mieux comprendre la signification de l’adoption.

« L’adoption est une mesure de protection de l’enfance, une option à envisager lorsque l’enfant en a besoin, affirme-t-il. Ce n’est pas une réponse à des problèmes d’infertilité, elle ne sert pas non plus à ‘’sauver des enfants’’, ni à répondre aux conséquences de la pauvreté, des catastrophes naturelles ou des guerres.

« N’oubliez jamais que ce que vous faites maintenant aura des conséquences pour le restant de vos jours. Comment allez-vous raconter l’histoire de son adoption à votre enfant si ce processus a fait intervenir de l’argent ? »

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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