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Les manifestants libanais visés par des lacrymogènes français de type militaire

L’utilisation des lacrymogènes par les forces de sécurité libanaises a été qualifiée de démonstration d’un « usage excessif de la force » – il est néanmoins peu probable que des comptes leur soient demandés
Des manifestants libanais au milieu des fumées de gaz lacrymogènes construisent une barricade de fortune pendant une grande manifestation sur la place Riad el-Solh, dans le centre de la capitale Beyrouth, le 18 octobre (AFP)
Par Kareem Chehayeb à BEYROUTH, Liban

Le soulèvement populaire au Liban en est à son deuxième mois et les manifestants à travers le pays exigent toujours résolument la refonte du système politique confessionnel corrompu.

La réaction de l’appareil de sécurité libanais aux manifestations globalement pacifiques a été saluée pour sa relative retenue, en particulier comparée à la répression systématiquement brutale des mouvements populaires dans des pays tels que l’Irak, l’Égypte, et l’Iran

Mais bien que les Forces de sécurité intérieure (FSI) et l’armée libanaise aient publiquement exprimé leur engagement à protéger le droit de rassemblement des citoyens, il y a eu des cas de recours excessif à la force contre les manifestants pacifiques.

Il a été rapporté que les forces libanaises ont utilisé des matraques, des grenades assourdissantes ainsi que des balles en caoutchouc et des balles réelles contre les manifestants – cependant, les gaz lacrymogènes sont la méthode la plus systématique. 

En discutant avec des manifestants et des défenseurs des droits de l’homme sur le terrain, Middle East Eye a pu établir qu’une grande partie des gaz lacrymogènes utilisés par les forces libanaises provenait d’entreprises françaises et que certains étaient de type militaire.

Cette révélation soulève des questions concernant le recours disproportionné à la force pour étouffer les manifestations ainsi que l’implication d’une aide étrangère aux forces de sécurité en période de conflit interne.

Usage excessif de la force

Le soir du 18 octobre dans le centre de Beyrouth, la place Riad el-Solh, habituellement déserte, était bondée : une foule de manifestants en colère y scandait des slogans demandant la chute du gouvernement libanais au cours d’une confrontation tendue avec la police antiémeute. 

Le soulèvement du Liban, souvent surnommé « révolution d’octobre », avait débuté la nuit précédente. Par crainte de nouvelles mesures d’austérité et de l’aggravation de la crise économique, des manifestations avaient éclaté à Beyrouth après l’adoption par le cabinet d’une nouvelle série de taxes régressives, notamment sur les appels passés via des applications telles que WhatsApp. 

« Tirer sur les manifestants alors que ceux-ci sont déjà en train de fuir ne semble pas constituer un objectif de maintien de l’ordre légitime »

- Aya Majzoub, chercheuse à Human Rights Watch

Du jour au lendemain, les manifestations se sont propagées à travers le pays, les manifestants allumant des feux et montant des barricades. 

Le deuxième jour, des centaines de manifestants se sont retrouvés face à un cordon de police antiémeute dans l’étroite rue el-Amir Bachir, qui mène à la place Riad el-Solh. À l’exception d’une zone sur les côtés de cette ligne, toutes les petites rues avaient été fermées par l’armée libanaise ou par des barrières de chantier sur cette portion de route, étranglant ainsi la foule.

Alors que la tension était à son comble, les manifestants aux premiers rangs ont jeté des pétards et des bouteilles d’eau en plastique sur la police. Malgré cela, les manifestations semblaient avoir été « majoritairement pacifiques », selon le témoignage d’Aya Majzoub, chercheuse à Human Rights Watch (HRW).

Un peu après 19 h, sans avertissement, les forces de sécurité ont tiré des grenades de gaz lacrymogène dans la foule, provoquant une bousculade. Sur les dix-huit témoins oculaires avec lesquels MEE a parlé, beaucoup ont déclaré que les grenades lacrymogènes tombaient « comme la pluie ».

Les récits des témoins oculaires ainsi que l’analyse des images vidéo filmées par différentes agences de presse ont révélé qu’au moins 10 grenades lacrymogènes – chacune capable de couvrir de 800 à 1 000 mètres carrés pour une fumée toxique s’élevant sur 3 à 5 mètres de hauteur – avaient été tirées en direction des manifestants ce soir-là, même alors que ceux-ci s’enfuyaient.

Certains manifestants ont paniqué lorsqu’ils ont essayé de fuir par centaines la rue étroite. L’environnement claustrophobe créé par les fermetures de routes, associé aux fumées toxiques, a provoqué des difficultés respiratoires, des vomissements et des évanouissements chez de nombreuses personnes – notamment des enfants et des personnes âgées.

« Les gens trébuchaient les uns sur les autres », a déclaré à MEE un témoin oculaire qui a demandé à garder l’anonymat. « Certains tentaient de porter les personnes qui s’étaient évanouies pour les mettre en sécurité. » 

Un autre témoin oculaire a rapporté avoir vu un policier donner un coup de pied à un manifestant qui venait de tomber en lui disant : « va, suis tes amis ».

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Lorsque certains manifestants ont tenté de revenir sur la place, des policiers et des soldats ont utilisé des matraques, des balles en caoutchouc et davantage de gaz lacrymogène – ce que Human Rights Watch a décrit comme un « usage excessif de la force ». La situation a continué à dégénérer et s’est muée en affrontements entre des émeutiers et la police antiémeute. 

Les FSI ont annoncé que 52 de leurs officiers avaient été blessés ce soir-là, mais le bilan du côté des manifestants n’a jamais été finalisé. Toutefois, la Croix-Rouge libanaise rapporte avoir eu besoin de six ambulances pour transférer tous les blessés vers des centres médicaux afin de les soigner.

Les FSI ont annoncé que 70 manifestants avaient été arrêtés rien que cette nuit-là, quoique des activistes estiment que ce nombre s’approchait davantage des 300

« Ils ont continué à tirer de nouvelles grenades de gaz lacrymogènes en direction de gens qui s’enfuyaient déjà », note Aya Majzoub. « Tirer sur les manifestants alors que ceux-ci sont déjà en train de fuir ne semble pas constituer un objectif de maintien de l’ordre légitime. »

Selon la chercheuse, les gaz lacrymogènes – « comme toute autre méthode de maintien de l’ordre » – auraient dû être utilisés proportionnellement à la menace constituée par les manifestants. 

Toxicologue réputé et professeur de toxicologie environnementale à l’Université de Leeds, Alastair Hay explique à MEE que la quantité de gaz utilisé dans cette situation semble être « excessivement élevée ». 

« Les plus proches des émanations […] nous parlons de très grandes concentrations de l’agent. [Cela peut] poser de sérieux problèmes à ces personnes. »

Lien avec les gilets jaunes

La soirée du 18 octobre n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’utilisation de gaz lacrymogènes par les forces libanaises contre des manifestants pendant le soulèvement.

Des photos obtenues par MEE ont depuis révélé que les lacrymogènes utilisés ce soir-là à Beyrouth – et sûrement lors de nombreuses autres tentatives visant à étouffer les manifestations – provenaient d’une société française, SAE Alsetex. 

« Les plus proches des émanations […] nous parlons de très grandes concentrations de l’agent. [Cela peut] poser de sérieux problèmes à ces personnes. »

- Alastair Hay, toxicologue

Alsetex est une filiale de la multinationale Étienne Lacroix, qui a également fourni des gaz lacrymogènes au gouvernement de Bahreïn. Ses gaz lacrymogènes auraient aussi été utilisés contre les manifestants français du mouvement des Gilets jaunes.

Ce lien a été confirmé par un représentant de l’Omega Research Foundation, organisation basée à Londres, qui a déclaré à MEE que les grenades semblaient être des CM6 et des G1 à « mouvements aléatoires ». 

Les grenades CM6 et G1 contiennent toutes deux six capsules qui se dispersent après leur lancement, permettant au gaz lacrymogène de couvrir une plus grande surface.

Selon la documentation promotionnelle d’Alsetex obtenue par MEE, le fait que les grenades G1 soient à « mouvement aléatoire » fait que les capsules ne peuvent pas être attrapées et renvoyées par les manifestants.

Selon Amnesty International, les grenades lacrymogènes « typiques » de la police ont généralement un diamètre de 37 millimètres et pèsent entre 25 et 50 grammes. En comparaison, la CM6 a un diamètre de 56 millimètres et pèse 250 grammes tandis que la G1 mesure 56 millimètres de diamètre et pèse 350 grammes.

Une grenade de gaz lacrymogène CM6 abandonnée après l’incident du 18 octobre sur la place Riad el-Solh dans le centre-ville de Beyrouth (MEE/Kareem Chehayeb)
Une grenade de gaz lacrymogène CM6 abandonnée après l’incident du 18 octobre sur la place Riad el-Solh dans le centre-ville de Beyrouth (MEE/Kareem Chehayeb)

La CM6 contient presque trois fois plus d’agent CS – 2-chlorobenzylidène malonitrile, le principal composant du gaz lacrymogène – par grenade que la G1, avec une concentration respectivement de 13 % et de 5 %.

La CM6 est classée par Alsetex comme une arme de type militaire de catégorie A2, selon la nomenclature française.

Les armes de catégorie A, dont la sous-catégorie A2, sont considérées comme des armes et matériels conçus pour la guerre ou un conflit armé. La France classe les armes moins létales destinées au maintien de l’ordre, notamment les gaz lacrymogènes, dans la catégorie B.

La catégorie à laquelle appartiennent les G1 n’était pas mentionnée dans la documentation promotionnelle consultée par MEE

Approche contradictoire de la France

La France, comme une grande partie de la communauté internationale, s’est montrée prudente face au soulèvement en cours au Liban.

Le 22 octobre, le pays a publié son premier communiqué sur le soulèvement, dans lequel le ministère des Affaires étrangères a appelé à la préservation du caractère pacifique des protestations tout en exhortant le gouvernement libanais à « réaliser les réformes nécessaires afin de permettre le rétablissement de l’économie libanaise » et à fournir des services publics au bénéfice des citoyens.

Le même jour, l’ambassadeur français au Liban, Bruno Foucher, a rencontré le Premier ministre libanais Saad Hariri, déclarant qu’il était important que son gouvernement poursuive les réformes « sans délai » tout en préservant le droit des manifestants à se rassembler pacifiquement.

« Les demandes de licences d’exportation pour du matériel classifié […] sont étudiées avec grand soin »

- Source diplomatique française

À la suite de la démission de Hariri le 29 octobre, laquelle a dissout le gouvernement, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a, dans un communiqué officiel, appelé à la formation sans délai d’un nouveau gouvernement tout en exprimant sa confiance dans la capacité des dirigeants politiques libanais à promouvoir l’unité et la sécurité nationale – alors même que les manifestants dénonçaient l’emprise de la classe politique sur le pouvoir au détriment des citoyens.

Le gouvernement français a généreusement soutenu les FSI au fil des ans et pas plus tard qu’en février 2019, lorsqu’il a fait don de matériel pour un montant de 400 000 euros. 

En 2018, Saad Hariri a annoncé que la France s’était engagée à fournir 400 millions d’euros d’aide supplémentaire aux FSI et à l’armée libanaise.

Le soutien de la France aux forces étatiques du Liban – ainsi que le long passif d’ingérence de Paris dans le pays, notamment pendant le mandat français durant la première moitié du XXe siècle – a fait craindre à de nombreux manifestants une ingérence française dans le soulèvement actuel.

Les manifestants se sont rassemblés devant l’ambassade française à Beyrouth le 12 novembre pour rejeter toute ingérence étrangère suite à la visite de l’envoyé français au Moyen-Orient et en Afrique du Nord Christophe Farnaud – bien que ce dernier ait assuré que l’objectif de sa visite n’était pas « d’imposer des solutions ou des noms » mais « voir ce que les différents partis envisage[aient] ».

L’utilisation de gaz lacrymogènes de type militaire dans le contexte d’un mouvement populaire globalement pacifique a placé la France en position délicate concernant sa position sur la « révolution d’octobre ».

Répondant à une demande de MEE de commenter l’utilisation de grenades lacrymogènes CM6 contre les manifestants libanais, une source diplomatique française a déclaré : « Les demandes de licences d’exportation pour du matériel classifié à des fins de maintien de l’ordre, particulièrement dans le contexte de manifestation à grande échelle, sont étudiées avec grand soin et sont examinées par les autorités françaises au cas par cas en accord avec leurs obligations internationales. »

Notre source n’a pas répondu aux questions concernant les mesures que prendraient les autorités françaises si l’utilisation du matériel donné violait les obligations juridiques internationales de Paris.

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Cependant, elle a fait remarquer que les licences d’exportation les plus récentes pour le Liban remontaient à plusieurs mois – avant les manifestations.

Pour Alastair Hay, « chaque force de police dispose d’agents de maintien de l’ordre et est autorisée à s’en servir au regard du droit international ».

Toutefois, il met en garde contre certains cas dans lesquels « de nombreux pays y ont excessivement recours ».  

Le toxicologue encourage les médecins et d’autres sur le terrain « à enregistrer et documenter » l’utilisation continue des gaz lacrymogènes contre les manifestants au Liban.

Ces données, ajoute-t-il, pourraient « en retour […] être utilisées pour faire pression sur les autorités afin de restreindre l’usage qu’elles en font ».

Le 26 novembre, sept rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont publié un communiqué exprimant leur inquiétude concernant le recours excessif à la force contre les manifestants par les forces de sécurité libanaises et notamment « les grandes quantités de gaz lacrymogènes », appelant les autorités à expliquer les mesures appliquées et à enquêter sur ces incidents.

Reste à voir si le Liban, ou la France, en prendront bonne note.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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