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Libye : le mirage des élections

Ghassan Salamé réunit à Tunis les deux clans libyens pour amender les points litigieux de l'accord de Skhirat avant de passer à l’organisation d’élections. Mais sur le terrain, rien ne s’y prête
Le nouvel émissaire de l'ONU en Libye, Ghassan Salamé, a lancé en début de semaine une nouvelle session de pourparlers à Tunis (AFP)

TUNIS/TRIPOLI/MISRATA – Ce mardi 26 septembre dans un grand hôtel de la banlieue nord de Tunis, Ghassan Salamé a l’air confiant. Il espère donner « un signe très fort au reste des Libyens sur la possibilité de travailler ensemble ».

Le représentant des Nations unies en Libye lançait une nouvelle session de pourparlers entre les parties rivales libyennes. Une première, depuis la signature de l’accord de Skhirat le 17 décembre 2015, évoquée depuis des mois.

L’enjeu : modifier cet accord politique de façon à lancer une dynamique. Skhirat a donné naissance à un Gouvernement d'union nationale (GNA) et à un Haut Conseil d'État basés à Tripoli, mais qui n'ont jamais été avalisés par un vote de la troisième institution politique reconnue par l'accord, la Chambre des représentants de Tobrouk, élue en 2014.

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La tâche s'annonce ardue. Mais Ghassan Salamé, nommé en juillet dernier, serait la personne idéale : « Il a une connaissance parfaite des relations dans la région et du pays », juge un consultant auprès de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL) en faisant référence au travail de son chef au sein du Centre pour le dialogue humanitaire.

L’ancien ministre libanais de la Culture bénéficie d’une période favorable.

« Abderrahmane Swehli, le chef du Haut Conseil d’État [équivalent d'une chambre haute formée, selon l’accord de Skhirat, à partir de l’ancien Congrès général national de Tripoli, élu en 2012] et Aguila Saleh, le président de la Chambre des représentants [CdR, parlement de Tobrouk reconnu par l'ONU], ont tous deux donné la même consigne à leurs émissaires : parvenir à un accord, au moins dans un premier temps. Les deux hommes redoutent de possibles élections qui leur seraient défavorables, ils veulent gagner du temps », estime un observateur international.

Aguila Saleh, président de la Chambre des représentants, aussi appelé parlement de Tobrouk (AFP)

Les grandes lignes des amendements discutés cette semaine ont déjà été évoquées à plusieurs reprises.

Il sera notamment question de réduire le Conseil présidentiel libyen – cabinet resserré du GNA – de neuf à trois membres, mais également de dissocier les fonctions de Premier ministre et de président du Conseil qu’occupe aujourd’hui Fayez el-Sarraj.

Autre point, l'article 8 rejeté en janvier 2016 par le parlement de Tobrouk car il donne la fonction de commandant suprême de l’armée – désiré par Khalifa Haftar, le bras armé de Tobrouk – au conseil présidentiel. Les partisans du Maréchal souhaitent tout simplement supprimer cet article. Leurs opposants tiennent à une garantie séparant les positions civiles et militaires. 

Ensuite, il faudra déterminer les personnes aptes à prendre ces fonctions.

Une feuille de route difficile à tenir

Selon le « plan d’action » dévoilé par Ghassan Salamé en septembre à New York, ces amendements seront suivis d’une conférence nationale menée sous les auspices du secrétaire général de l’ONU devant réunir un large éventail de la société libyenne.

L’assemblée constituante, qui planche depuis avril 2014 à une nouvelle loi fondamentale, devra finaliser ses travaux en tenant compte des observations de cette conférence.

« La Chambre des représentants et l'assemblée constituante travailleront parallèlement pour permettre l'adoption de la Constitution et d’une loi électorale pour la tenue des élections parlementaires et présidentielles d’ici un an », précise l’ONU. 

« Si on me demande d’organiser ce scrutin, je dirai non. Pour cela, nous aurons besoin d’un haut niveau de sécurité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui »

- Emad Essayeh, président de la Haute commission nationale aux élections

À Tripoli, cette feuille de route apparaît d’ores et déjà difficile à tenir. Emad Essayeh, président de la Haute commission nationale aux élections (HNEC) affirme à Middle East Eye qu'un référendum pour valider la Constitution comme initialement prévu est impossible.

« Si on me demande d’organiser ce scrutin, je dirai non. Pour cela, nous aurons besoin d’un haut niveau de sécurité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »

Selon l’homme qui a organisé les élections du Congrès général national en 2012 et de la Chambre des représentants en 2014, un référendum constitutionnel risque d’être sujet aux fraudes et aux violences.

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« En cas de référendum sur ce texte, les fédéralistes vont manifester et les minorités toboue, touarègue ou amazigh [ayant boycotté l'élection des membres de l'assemblée constituante] montreront leur opposition. »

Le texte proposé actuellement par l’Assemblée constituante a déjà fait l’objet d'un recours juridique : le vote final de l’Assemblée ayant été jugé invalide.

À l’inverse, Emad Essayeh juge des élections générales faisables. « Cela sera plus simple, car tous les acteurs veulent le pouvoir, donc participer au vote. »

L’homme estime tout de même que cinq des 75 sous-circonscriptions – Koufra, Derna, Sebha, Syrte et Azizia – pourraient connaître des problèmes sécuritaires le jour du vote.

Calendrier serré

Pour organiser le scrutin, la HNEC a besoin de six mois après la publication de la loi électorale - qui n’est pas encore rédigée. Ghassan Salamé a évoqué des élections en juin ou juillet. Le calendrier est donc serré, d’autant plus que les députés de la Chambre des représentants n'arrivent pas à se réunir en nombre suffisant pour atteindre le quorum.

Le diplomate libanais exige également une préparation « convenable ». « Il ne faut pas faire d'élections si l'on n'est pas sûrs que les résultats soient acceptés par tous. Il faut également un taux de participation élevé. Si le taux a été relativement bas aux dernières élections [celles de la CdR], autour de 17 %, cela veut dire qu’il faut convaincre les autres 83 % de participer. »

Emmanuel Macron a-t-il entendu le message ? Lors de la rencontre de la Celle-Saint-Cloud entre le Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar en juillet dernier, des élections avaient été évoquées pour le mois de mars.

Le Premier ministre Fayez el-Sarraj, le président français Emmanuel Macron et le maréchal Khalifa Haftar en conférence de presse près de Paris le 25 juillet (AFP)

« La communauté internationale n’est pas d’accord à ce sujet », explique un haut fonctionnaire libyen à MEE. « La France et les États-Unis poussent pour les faire au plus vite. L’Italie hésite. L’Angleterre et l’ONU sont contre. »

À Tunis, cette semaine, Ghassan Salamé a répété son appel aux députés à « assumer leurs responsabilités ». Fathi Bachagha, député boycottant de la CdR, croit en la fin du blocage.

« Jusqu’à cet été, le problème en Libye était à 80 % lié aux pays extérieurs, cette pression a aujourd’hui fortement diminué. »

« Aujourd’hui, ils se concentrent sur leurs problèmes et cela donne de l’air aux Libyens »

- Fathi Bachagha, député

Pressé par MEE de citer ces pays, l’homme qui a participé aux négociations de l’accord de Skhirat refuse de rentrer dans les détails : « Je parlerais simplement des pays du Golfe en général. Aujourd’hui, ils se concentrent sur leurs problèmes et cela donne de l’air aux Libyens. »

Le Qatar, tout comme la Turquie, est régulièrement cité comme un soutien du camp de Tripoli, alors que les Émirats arabes unies et l’Égypte semblent proches du gouvernement de Beida allié à la CdR, à l’Est.

Cependant, les opposants à l’accord de Skhirat envisagent certainement déjà un recours juridique. Ainsi, Hanan Shallouf, élue aussi boycotteuse de la CdR et opposante à Skhirat, explique à MEE que « le texte même de Skhirat interdit les amendements avant que le texte original ne soit validé. »

À LIRE : INTERVIEW – Idriss Senoussi : « Je me propose comme chef d’État par intérim de la Libye »

L’élue originaire de Misrata s’inquiète du temps qui passe. Elle estime que l’accord de Skhirat expirera le 17 décembre, pour son second anniversaire. Une interprétation sujette à caution puisque la date n’apparaît pas clairement dans l’accord. Pour elle, il n’y a qu’une solution : « Si on veut une démocratie, il faut des élections générales au plus vite. »

Dans ce désordre politique, d’autres initiatives tentent de sortir du lot. À Tripoli, des graffitis demandant un retour à la Constitution amendée en 1963, qui rétablirait une monarchie, sont visibles.

Début septembre, un membre de la famille royale, Idriss Senoussi a fait une proposition un peu différente, demandant un retour au texte fondamental original de 1951.

Bassit Igtet, un Libyen installé en Suisse, ex-candidat au poste de Premier ministre en 2014, essaierait de former un gouvernement d’ici fin octobre (Facebook)

Lundi 25 septembre, Bassit Igtet, un Libyen installé en Suisse, a amorcé un mouvement qu’il rêve en « soulèvement populaire ». L’homme, qui s’était déjà porté candidat au poste de Premier ministre avant la crise politique et militaire, n’a réuni que quelques centaines de personnes place des Martyrs mais essaierait de former un gouvernement d’ici fin octobre d’après le média local Libya observer.

Malgré un profil atypique – il est marié à une juive dont la famille a fait fortune dans l’alcool, interdit en Libye-, il a reçu le soutien des conservateurs les plus opposés à l’accord de Skhirat, tels que le mufti.

À Tripoli, il se dit que l’entrepreneur cherche en réalité à faire parler de lui pour se positionner et prendre, au choix, le poste de Premier ministre ou de président du Conseil que pourrait lui proposer l’ONU...

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