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Libye : à Zouara, des justiciers masqués traquent les criminels à la place de l'État

Ils sont médecins, enseignants ou anciens policiers : depuis l’effondrement de l’État libyen, à Zouara, ville de 45 000 habitants près de la frontière tunisienne, des bénévoles combattent barons de la drogue et passeurs de clandestins
Des membres de l’unité de lutte contre la criminalité de Zouara tentent de rétablir l’ordre public (capture d’écran/Facebook)

ZOUARA, Libye – « Allez, allez, allez ! » Un groupe de personnes masquées, vêtus de noir, pousse deux hommes à l’arrière d’une camionnette.

Travaillant depuis un entrepôt isolé, l’Unité autoproclamée de lutte contre la criminalité (ULC) cible depuis cinq ans les criminels – des barons de la drogue aux passeurs de clandestins – dans cette ville côtière livrée à elle-même lorsque l’État libyen s’est effondré autour d’elle. 

Alors qu’un homme est poussé dans le camion, un autre reçoit une tape de l’un des justiciers masqués. Ces hommes, arrêtés en possession de grandes quantités de haschich, sont emmenés dans l’entrepôt abandonné, qui sert également de prison de fortune.

Voilà à quoi ressemble l’un des dizaines de raids orchestrés par le groupe. Depuis qu’ils ont commencé à patrouiller dans la ville en 2013, les miliciens ont saisi de grandes quantités de drogues, d’armes et d’autres produits de contrebande.

Convoi des voitures du groupe de lutte contre la criminalité à Zouara (photo fournie)

La ville portuaire de Zouara est connue en Libye pour ses plages immaculées et sa communauté soudée. Seule enclave côtière amazighe du pays, elle est entourée par un arc de villages arabes où les fidèles de Mouammar Kadhafi dominent toujours.

Même si Zouara était loin d’être une zone exempte de criminalité avant le soulèvement de 2011, les choses se sont certainement détériorées depuis.

Après la révolution, les passeurs ont profité de l’absence d’ordre dans le pays, transformant les rives sereines en un point de départ pour de nombreux bateaux de migrants à destination de l’Europe. Soudain, les cadavres de migrants et de réfugiés sont devenus monnaie courante sur les emblématiques plages de sable blanc de la ville.

« Nous avons sacrifié nos carrières dans l’espoir que la prochaine génération aura la chance de vivre mieux et que le pays s’améliorera »

- Cofondateur de l’unité de lutte contre la criminalité de Zouara

Dans le même temps, les troubles ont également entraîné des difficultés économiques dans tout le pays et de nombreux jeunes de la ville se sont tournés vers la contrebande de carburant et d’essence à la frontière proche avec la Tunisie pour joindre les deux bouts.

Alors que les habitants s’opposaient aux activités des passeurs, les forces de l’ordre locales n’avaient pas le pouvoir de les arrêter. Les policiers locaux évitent souvent d’intervenir sur de tels crimes par crainte de représailles de la part des passeurs.

Avec la montée des taux de criminalité, les groupes d’autodéfense ont estimé qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de prendre les choses en main. 

Officiellement connus sous le nom d’« Unité de lutte contre la criminalité de Zouara », plus communément appelés « hommes masqués » par les habitants, les membres du groupe mettent leur vie en suspens pendant cinq ans pour « protéger leur communauté », comme le présentent les volontaires. 

L’unité qui s’est organisée, formée moins de deux ans après le renversement de Kadhafi lors de la révolution de 2011, est composée d’un groupe de volontaires résidents qui cherchent à rétablir l’ordre public dans la ville.

« Nous avons sacrifié nos carrières dans l’espoir que la prochaine génération aura la chance de vivre mieux et que le pays s’améliorera », témoigne à Middle East Eye l’un des volontaires fondateurs et actuel président du groupe, sous couvert d’anonymat.

« Après la révolution, on pouvait voir qu’il n’y avait pas d’État. Le taux de criminalité avait augmenté et en 2012, si les choses étaient restées telles quelles, nous aurions connu un grand nombre de personnes tuées dans notre ville », souligne-t-il.

Selon le président, il y avait environ 70 volontaires au début. Mais aujourd’hui, leurs rangs ont doublé.

Zouara était auparavant l’un des principaux points de départ des migrants en provenance de Libye vers l’Europe et une plaque tournante pour les trafiquants d’êtres humains. Des centaines de personnes se sont noyées après avoir quitté leurs plages dans de petites embarcations absolument pas adaptées à une traversée de la Méditerranée et les habitants de la ville ont enterré 2 000 personnes qui n’ont jamais atteint l’Europe.

Toutefois, depuis que l’ULC a commencé ses opérations contre les passeurs, la ville portuaire a connu une baisse drastique des départs depuis ses côtes, ce dont les habitants sont généralement très heureux.

« Après la révolution, c’était comme s’ils [les passeurs] savaient qu’ils n’auraient pas de comptes à rendre tant que le pays n’aurait pas de gouvernement stable »

- Malak, mère célibataire de Zouara

« C’était tellement honteux de savoir que nous avions des passeurs dans notre ville », raconte Malak à MEE, une mère célibataire vivant à Zouara avec ses trois enfants. 

Ces personnes étaient présentes à l’époque de Kadhafi, mais après la révolution, c’était comme s’ils savaient qu’ils n’auraient pas de comptes à rendre tant que le pays n’aurait pas de gouvernement stable.

« Mais ils avaient tort », reprend Malak. « Ils ont eu des comptes à rendre et ces jeunes hommes courageux [bénévoles de l’ULC] sont ceux qui ont fait en sorte de les arrêter. »

Bien que le groupe ait initialement prévu de travailler pendant six mois, cinq ans plus tard, il est toujours là, gérant des postes de contrôle dans la ville et offrant son soutien aux autorités de contrôle des frontières.

Les habitants de Zouara organisent une manifestation de soutien à l’ULC en 2015 (capture d’écran/Facebook)

Lorsque le groupe a été mis en place la première fois, tous les bénévoles portaient des masques pour dissimuler leur identité, ce qui leur a valu leur titre local. Bien que la plupart des personnes impliquées dans le groupe soient maintenant connues des habitants, beaucoup préfèrent toujours garder leur identité secrète. 

Au début, ces hommes s’inquiétaient que les criminels cherchent à se venger et craignaient pour la sécurité de leurs familles, mais peu après le début de leurs activités de lutte contre la criminalité, ils ont obtenu un large soutien de la part des habitants. 

Librement affiliés aux initiatives du gouvernement en matière de lutte contre la criminalité, ces volontaires sont un mélange d’anciens policiers, de médecins, d’enseignants et d’autres civils, ayant une chose en commun : le désir de préserver la sécurité dans leur ville.

Les activités du groupe comprennent la lutte contre le vol, le trafic de drogues et d’armes, le vandalisme et d’autres nuisances. Au fil du temps, la traite des êtres humains est devenue une priorité, à mesure que le nombre de cadavres commençait à augmenter.

Après quelques mois, il est devenu notoire dans la ville que si vous étiez impliqué dans l’une de ces activités illicites, vous seriez probablement arrêté par les hommes masqués.

« Nous avons fait face à de nombreux défis. Nous les livrions à des poursuites et le lendemain, nous découvrions qu’ils avaient monnayé leur sortie »

- Le président de l’ULC

« Si quelqu’un causait des problèmes, par exemple en se faisant prendre avec des armes sans permis, ou avec de la drogue, ils étaient arrêtés », souligne à MEEHadi, un étudiant de la ville. « Les gens ont commencé à prendre conscience que s’ils tiraient des coups de feu, ils seraient arrêtés et leurs armes confisquées. » 

Cependant, selon le président de l’ULC, lorsque les hommes masqués se sont intéressés aux passeurs de clandestins, cela fut beaucoup plus difficile.

« Le véritable problème, c’était la lutte contre le trafic d’êtres humains », explique-t-il. « Nous avons fait face à de nombreux défis. Nous les livrions à des poursuites et le lendemain, nous découvrions qu’ils avaient monnayé leur sortie [de prison], de sorte que nous ne pouvions pas continuer à faire la même chose encore et encore. » 

Gros bonnets de la contrebande

Riches et aux relations haut placées, les passeurs de clandestins ont fait leurs preuves.

« Lorsque nous avons commencé à nous attaquer à des problèmes qui touchaient ces passeurs, c’est devenu très dangereux », se souvient le président de l’ULC. Soudain, les criminels laissaient leur marque sur les hommes masqués.

« Il y a des volontaires qui se sont véritablement sacrifiés. Il y a ceux qui ont perdu la vue ou qui ont perdu un membre lors d’attaques contre le groupe », raconte à MEEun autre volontaire de l’ULC, ajoutant que l’État n’avait rien fait pour les aider.

Et comme les centres de détention de la police locale se sont révélés peu fiables, les hommes masqués ont plutôt commencé à utiliser leur propre quartier général comme prison temporaire.

Une femme se promène sur la plage de Zouara pendant que des enfants jouent (MEE/Nadine Dahan)

Autrefois utilisés par une entreprise de construction chinoise – qui a fui la Libye en 2011 – les bureaux et les espaces de stockage abandonnés sont désormais utilisés pour héberger les détenus, mener des opérations et surveiller la mer à la recherche de tous les bateaux migrants tentant de franchir la frontière. 

L’installation n’a pas la capacité de retenir les gens pendant de longues périodes, alors les miliciens disent qu’ils ne gardent les personnes accusées de crimes en détention que pendant des jours ou des semaines tout au plus.

« À Zouara, nous en sommes arrivés au point où nous ne sommes plus confrontés à un seul cas de traite d’êtres humains dans la ville. Et tout cela a été réalisé grâce à nos efforts personnels, nous n’avons reçu aucune aide de l’État », insiste le volontaire. 

Comme les troubles dans le pays ont rendu l’application de la loi plus difficile encore, les habitants de Zouara ont, en majorité, été reconnaissants envers l’unité auto-organisée de lutte contre la criminalité. Cependant, le groupe n’a pas toujours été très apprécié. 

Il a été critiqué pour les tactiques qu’il utilise pour discipliner ceux qu’il attrape en train de commettre des crimes. Certains membres de la famille des détenus affirment que leurs proches ont été battus par des volontaires de l’ULC et menacés de davantage de violence s’ils venaient à être à nouveau arrêtés.

« L’ULC a donné une leçon à beaucoup de ces criminels », estime Malak, la mère célibataire. Nous savons qu’ils [les passeurs] devraient être dans une véritable prison pour ce qu’ils ont fait aux migrants africains sans défense, mais il vaut mieux que les hommes masqués les effraient que de les laisser monnayer leur sortie de prison. »

« Ces passeurs ne se préoccupent pas de la vie des migrants », affirme Hadi, l’étudiant. « Honnêtement, ce n’est peut-être pas la meilleure façon de s’occuper d’eux, mais ils méritent davantage d’être battus que d’être libres d’envoyer des femmes et des enfants à des morts horribles. »

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Cependant, malgré le succès de l’ULC dans la réduction de la criminalité et le soutien écrasant qu’elle reçoit des habitants de Zouara, ses volontaires ont dû rester longtemps sans rémunération.

« Ce n’est pas viable », a déclaré le président. « Ces personnes ont abandonné leur travail pour faire ce travail. Et même pendant les périodes où nous avions des fonds, tout venait du conseil local, rien de Tripoli. »

« En fait, je suis médecin », confie le volontaire. « Je veux revenir en arrière et terminer mes études, me spécialiser… mais nous nous sommes retrouvés coincés sans personne d’autre pour faire le travail. »

Traduit de l’anglais (original).

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