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Pour les enfants syriens, la vie au Liban est un parcours du combattant

Middle East Eye est parti à la rencontre des enfants syriens contraints de vivre dans des camps de réfugiés au Liban. Une génération perdue, selon des spécialistes de l’enfance
Écolières syriennes du camp de réfugiés de Jurahiyeh, vallée de la Bekaa, Liban, août 2015 (MEE/Chloé Benoist)

« Et sinon, tu te plais au Liban ? »

« Mou ktir », pas vraiment : telle est la réponse, souvent accompagnée d’un sourire gêné et d’un haussement d’épaules, d’un bon nombre d’enfants syriens résidant actuellement au Liban. « Ça fait 3 ans et demi que je suis au Liban », raconte Ahmed*, 12 ans et originaire du Rif Dimachq. Il habite actuellement dans un camp de réfugiés dans la vallée de la Bekaa. « Je n’ai pas d’amis libanais. Si je m’en fais un, au bout de deux ou trois jours il se met à se moquer de moi parce que je suis Syrien. »

D’après des statistiques de l’ONU datant de mars 2015, 625 000 des 1,2 million de Syriens inscrits auprès de l’agence des Nations unies pour les réfugiés auraient moins de 18 ans – soit près de 53 % des réfugiés syriens qui vivent dans ce petit pays de la rive est de la Méditerranée. C’est sans compter un nombre croissant de Syriens déplacés qui ne se sont pas signalés auprès de l’ONU.

La crise des réfugiés syriens est la source de nombreuses conversations aussi bien au Liban qu’ailleurs, mais peu parlent de l’impact qu’a la vie de déplacé sur les enfants syriens. Pourtant, c’est l’avenir de la Syrie qui se dessine avec cette génération qui souffre de conditions de vie souvent malsaines, d’un cruel manque d’accès à l’éducation et de sévères traumatismes psychologiques.

Des conditions de vie insalubres

Qu’elles vivent dans des tentes dans la vallée de la Bekaa ou dans des camps de réfugiés en ville, les conditions de vie difficiles des familles syriennes ont un impact important sur leur bien-être, affirme Nada Farhat, doctoresse de Médecins Sans Frontières à Chatila, un camp de réfugiés majoritairement palestiniens tout proche de Beyrouth qui a accueilli de plus en plus de Syriens ces dernières années. Dans ces espaces urbains pauvres et surpeuplés, les chances d’attraper des maladies contagieuses sont décuplées.

« Les conditions de vie ont un lourd impact sur la santé. Dans certains cas, 20 ou 25 personnes vivent dans la même chambre, ce qui facilite la contamination, d’autant plus quand les gens n’ont pas les moyens d’acheter de l’eau ou des médicaments », explique-t-elle à Middle East Eye. Elle mentionne notamment de nombreux cas de maladies de la peau, dont la gale, parmi les enfants.

En cause : l’infrastructure libanaise. En effet, de nombreux quartiers pauvres de Beyrouth reçoivent de l’eau du robinet salée et non traitée, outre les nombreuses coupures d’électricité qui affectent la majeure partie du pays. Le haut niveau de pollution dans ces zones a aussi des conséquences notables, note Youssef*, un autre médecin de la clinique MSF.

« Le taux d’humidité à Beyrouth est très élevé comparé à la Syrie, et les réfugiés vivent dans de très mauvaises conditions en matière d’hygiène », indique-t-il à MEE. « Nous avons remarqué un lien géographique entre la plupart de mes 1 200 jeunes patients qui souffrent d’asthme et le fait qu’ils vivent dans des quartiers pauvres et humides comme Bir Hassan et Ouzai. »

En dehors de la ville, l’accès à la santé devient plus précaire. Youssef se rappelle de patients venus d’aussi loin que la ville de Saïda, à 50 kilomètres de là. Ce manque d’accès aux soins peut avoir des répercussions importantes sur la santé future de ces enfants, ajoute le docteur.

« On peut parler de deux types de conséquences sur la santé des enfants. Tout d’abord, il y a les conséquences mentales : le fait que ces enfants ne puissent pas jouer dehors régulièrement avec leurs camarades va avoir un effet sur leurs comportements et leurs relations aux autres. Au niveau médical, il peut y avoir des effets secondaires dus aux médicaments qu’ils prennent régulièrement, comme la cortisone. Une maladie chronique ou la malnutrition peuvent aussi affecter leur croissance. »

Certaines pathologies graves se développent de manière plus fréquente que la moyenne parmi les enfants syriens, notamment des cas d’épilepsie et d’infirmité motrice cérébrale lorsque les femmes donnent naissance dans de mauvaises conditions ou n’ont pas accès aux soins anténataux.

Jeunes réfugiées syriennes dans le camp de Jurahiyeh, vallée de la Bekaa, Liban, août 2015 (MEE/Chloé Benoist)

Un manque d’accès à l’éducation inquiétant

L’éducation reste un enjeu majeur pour les enfants syriens. Au moins 312 000 enfants syriens au Liban sont en âge d’aller à l’école (entre 5 et 16 ans) – plus que le nombre d’élèves libanais actuellement inscrits dans les écoles publiques selon Suha Tutunji, directrice du programme éducatif de l’association syrienne Jusoor. De fait, les écoles publiques libanaises sont surpeuplées et ne peuvent prendre en charge tous ces enfants.

« Si un enfant ne va pas à l’école avant l’âge de 10 ans, il y a peu de chances qu’il y aille jamais », observe Tutunji. « Si ces enfants n’ont pas accès à l’école, ils vont toujours avoir un sentiment d’infériorité. C’est très dangereux car cela peut faciliter leur oppression ou manipulation lorsqu’ils seront plus grands. »

L’enseignement majoritairement en français et en anglais dans les écoles libanaises pose aussi problème pour les enfants syriens qui ne connaissent pas bien ces langues. « Ceci entrave leur progrès et les décourage de continuer à aller à l’école », affirme Tutunji.

C’est pour cela que l’association Jusoor, qui prend en charge 1 200 élèves dans trois écoles au Liban, a élaboré un curriculum mélangeant le cursus libanais et des cours d’anglais de base pour mettre les enfants à niveau avant de tenter de les réintroduire dans le système public libanais. En effet, sans attestation de l’État, les élèves de Jusoor ne peuvent pas passer le brevet ou le bac. L’un des buts majeurs de l’organisation est donc de les préparer à intégrer le système, même s’il a ses défauts.

L’organisation met aussi un point d’honneur à embaucher des enseignants et proviseurs syriens.

« Les enfants et leurs parents se sentent plus à l’aise avec des professeurs syriens. Ils ont un lien plus fort qu’avec des enseignants libanais, ils peuvent leur raconteur leurs problèmes », explique Suha Tutunji à MEE. « Mais émotionnellement ça peut être très difficile pour les enseignants. Au début, beaucoup pleuraient. Mais en 25 ans de carrière dans des écoles, je n’ai jamais vu des enseignants aussi motivés par leur travail. »

« C’est difficile d’aider les enfants quand on a soi-même besoin d’aide », confie avec un sourire triste Hamad*, un des enseignants de l’école Jusoor dans le camp de Joub Jannine. « Mais ils sont notre futur, c’est eux qui reconstruiront la Syrie, et je veux les aider. »

École de l’association Jusoor dans le camp de Joub Jenin, vallée de la Bekaa, Liban, août 2015 (MEE/Chloé Benoist)

Une génération psychologiquement fragilisée et isolée

Avec les difficultés de la vie quotidienne, la santé mentale passe souvent au second plan pour les familles syriennes au Liban, note Michel Maragel, psychologue et chercheur pour Himaya, une ONG libanaise spécialisée dans la protection de l’enfance qui traite quelques centaines d’enfants syriens chaque année.

Pourtant, les professionnels de l’enfance voient les effets psychologiques de la situation dans le comportement des enfants au quotidien. Nadia Farhat a observé un grand nombre de symptômes de stress post-traumatique chez les enfants qu’elle reçoit dans la clinique de MSF à Chatila, citant notamment l’énurésie nocturne, le bégaiement et la peur des feux d’artifices et autres bruits soudains. Suha Tutunji, quant à elle, note que beaucoup d’enfants jouent parfois de manière violente, un reflet de leurs expériences en Syrie et au Liban.

« Une de nos recherches a montré que pour les réfugiés syriens, [la santé mentale] est vraiment un sujet secondaire, et que sans la satisfaction de leurs besoins primaires, ils ne pourront jamais vraiment s’investir complètement là-dedans », explique Maragel. « En outre, même si nos services sont gratuits, le coût du déplacement est très significatif pour ces personnes qui n’ont virtuellement aucune liquidité financière. »

Pourtant, la santé mentale des parents a un impact majeur sur le bien-être des enfants. D’après Michel Maragel, le stress de la vie de réfugié au Liban peut affecter la relation entre parents et enfants, et donner lieu à des situations d’abus physiques.

« Si ces mêmes parents étaient dans des conditions différentes, beaucoup d’entre eux auraient la capacité de gérer leur enfant s’il crie ou fait des bêtises. Or vu le stress et le traumatisme qu’ils ont vécus, ils ont beaucoup de mal à gérer ce genre de situation, ce qui entraîne des abus envers l’enfant et des carences au niveau de la communication », note le psychologue.

« Je pense que l’on peut parler d’une génération complètement perdue » ajoute-t-il gravement. « C’est déjà une population qui légalement n’a pas le droit d’exister sur le territoire libanais, qui n’a pas le droit de travailler, et qui n’a pas le droit de recevoir de l’aide de la part du gouvernement libanais. Les répercussions au niveau psychologiques sont majeures. Ceci créé une souffrance significative, et on peut imaginer qu’elle aura des effets sur les générations qui ont vécu ce trauma et qui en plus se trouvent souvent face à une population qui les rejette. »

Par ailleurs, selon Maragel, la plupart des Syriens ne voient le Liban que comme une étape de leur migration vers des cieux plus cléments, ce qui ne fait que compliquer l’adaptation des enfants à leur environnement.

« Au Liban, si on prend en considération ces critères [relatifs au statut des réfugiés dans le pays], cette population est toujours en transit. Ils font face aux difficultés d’une migration en transit, le discours est celui d’une population en transit », explique Maragel.

« Ils ne s’investissent pas dans le Liban comme dans un lieu où ils vont vivre à long terme. Donc ils sont toujours un pied dedans, un pied dehors. Ceci va créer des difficultés pour les parents qui, d’une certaine manière, ne vont pas avoir de projet fixe, et pour ces enfants qui vont être continuellement dans l’attente du prochain pas, dans une sorte de stagnation qui est un symptôme caractéristique du trouble post-traumatique. C’est un bilan assez lourd. »

Bien qu’un grand nombre de Libanais cohabitent aisément avec les Syriens, il existe à l’échelle nationale un discours anti-réfugiés alarmiste sur le danger que représente cette population pour la stabilité sécuritaire et économique du pays. L’Agence nationale de l’information libanaise rapporte régulièrement des cas d’enfants syriens violés ou battus par des citoyens libanais, ou retrouvés morts dans des circonstances non élucidées.

Par conséquent, beaucoup de Syriens s’isolent pour éviter tout conflit avec la population locale. Hamad, le maître d’école de Joub Jannine, se rappelle d’un incident où l’un de ses voisins libanais avait traité son jeune fils de 4 ans de « chien ». Il a maintenant peur pour le bien-être de sa famille, alors qu’il est pourtant lui-même de mère libanaise.

Les angoisses des adultes sont ressenties par les enfants. Forcés de grandir trop vite, leur avenir reste incertain, qu’il soit au Liban, en Syrie ou ailleurs.

Ghadi*, 9 ans et demi, ne rêve que d’une chose : rentrer chez lui à Zabadani, ville syrienne qu’il a quittée il y a plus de 3 ans durant une campagne de bombardements de l’armée syrienne. Un de ses amis y a laissé la vie. Lorsqu’on lui demande ce qu’il souhaite pour son futur, le garçon aux longs cils répond simplement : « Rester en vie, et que mon grand-père ait du pain. »

*Le nom a été modifié.

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