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Résister ou partir ? Les jeunes Jordaniens confrontés à des choix difficiles face à un avenir morose

Constatant que rien n’a changé depuis les manifestations qui ont fait tomber l’ancien Premier ministre au printemps dernier, les jeunes Jordaniens continuent à manifester – ou à quitter le pays
Mohammad Absi participe à une manifestation à Amman avec une pancarte contre l’accord gazier avec Israël sur laquelle on peut lire : « Le gaz de l’ennemi est une forme d’occupation » (MEE/Abeer Ayyoub)

AMMAN Quand l’ex-ministre jordanien de l’Éducation, Omar al-Razzaz, est devenu Premier ministre en juin, un jeune Jordanien appelé Qutaiba lui a demandé sur Twitter si on pouvait espérer que la Jordanie deviendrait un pays meilleur ou s’il devait envisager d’émigrer.

« Cesse de penser à la migration, Qutaiba, mais sois entreprenant », lui avait répondu Razzaz.  

Ce tweet est devenu viral, les Jordaniens espérant que les manifestations qui avaient renversé le gouvernement de Hani al-Moulki et amené Razzaz au pouvoir donneraient aux jeunes un avenir meilleur.

Un meilleur avenir

Toutefois, pour Ayman Hassouneh, qui est parti au Canada avec son épouse il y a moins de deux mois, les Jordaniens devraient envisager de partir.

Ayman, 34 ans, dit avoir quitté son pays parce qu’il ne voyait pas comment la situation économique ou sociale jordanienne irait en s’améliorant pour les jeunes dans un avenir proche. Il précise qu’il s’était mis d’accord avec sa future femme, Farah, avant leur mariage, sur le fait de ne pas avoir d’enfants tant qu’ils vivraient en Jordanie.   

« Vous ne pouvez pas avoir un enfant dans un endroit comme celui-ci ; sans atmosphère sociale saine, sans écoles publiques ou hôpitaux dignes de ce nom. Vous devez payer cher pour de bons services privés », a déclaré Ayman à MEE dans un entretien téléphonique depuis Ottawa.

Ayman Hassouneh et son épouse Farah ont quitté la Jordanie pour le Canada, où ils pensent tous deux avoir un meilleur avenir (MEE/Abeer Ayyoub)

Selon un rapport de Gallup, près de 20 % de la « population hautement qualifiée » jordanienne souhaite quitter définitivement le pays et vivre à l’étranger.  

Des temps difficiles

La Jordanie a connu des difficultés économiques accompagnées de troubles sociaux lorsqu’a pris fin un programme d’aide soutenu par le Golfe d’un montant de 3,6 milliards de dollars en 2017 et qu’Amman a accepté un programme d’austérité du FMI en échange d’une aide financière de 723 millions de dollars. 

En mai dernier, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Jordanie pour protester contre les mesures d’austérité encouragées par le FMI, notamment un projet de loi visant à augmenter les taxes, la fin des subventions sur le pain et l’augmentation des prix du carburant.  

Ces manifestations, soutenues par plusieurs associations professionnelles, se sont caractérisées par leur nature pacifique et la manière civilisée dont les manifestants et les forces de sécurité ont interagi.

« Vous ne pouvez pas avoir un enfant dans un endroit comme celui-ci ; sans atmosphère sociale saine, sans écoles publiques ou hôpitaux dignes de ce nom »

- Ayman Hassouneh, Jordanien vivant désormais au Canada

Le timing des manifestations a contribué à leur succès : elles ont eu lieu pendant le mois sacré du Ramadan. Les manifestants passaient la nuit entre l’iftar (le repas pris au coucher du soleil) et le souhour (celui de l’aube) dans les rues, bloquant les routes principales.

Moins d’une semaine après le début de ces manifestations généralisées, Moulki a démissionné et l’ancien économiste de la Banque mondiale Omar al-Razzaz a été désigné par le roi Abdallah pour former un nouveau gouvernement.

Razzaz était populaire parmi les Jordaniens en raison de ses efforts pour réformer le programme rigide et obsolète enseigné dans les écoles jordaniennes alors qu’il était ministre de l’Éducation au sein du gouvernement Moulki. 

Cependant, l’enthousiasme initial des jeunes s’est rapidement estompé après la mise en œuvre de la loi pour laquelle son prédécesseur avait quitté ses fonctions. Le gouvernement de Razzaz a également été critiqué après la mort de 21 personnes, principalement des enfants, dans des crues soudaines en octobre, près de la mer Morte.

Le jeudi du peuple

Des appels à renouveler les manifestations ont été lancés en novembre sur une page Facebook gérée par un mouvement appelé Al-Ahrar (le plus libre), dans le but de changer les politiques gouvernementales plutôt que de remplacer simplement le Premier ministre.

Bien que les fondateurs du mouvement soient inconnus, des milliers de personnes ont répondu aux appels et ont commencé à se rassembler tous les jeudis devant le cabinet ministériel à Amman, ce qui a pris le nom de « Khamis al-Sha’ab » (le jeudi du peuple).

Des manifestants se rassemblent le jeudi 10 janvier au cours de ce qu’on appelle « Khamis al-Sha’ab » – le « jeudi du peuple » (MEE/Abeer Ayyoub)
Malgré les rudes conditions hivernales, des dizaines de personnes manifestent encore chaque semaine pour réclamer des réformes politiques. Contrairement aux premières manifestations, celles-ci ne sont pas très suivies et n’attirent pas l’attention des médias locaux officiels. L’un des rassemblements a été dispersé par la violence et les bombes lacrymogènes.

« Je manifeste pour m’opposer à la hausse des prix des produits de base, à la loi sur l’impôt sur le revenu, à la nouvelle loi sur la cybercriminalité et à tous les sujets problématiques dont nous sommes quotidiennement victimes. Ce pays a besoin que nous nous serrions les coudes pour le rendre meilleur »

- Haleema Derbashi, manifestante

Haleema Derbashi, une enseignante de 33 ans, affirme qu’elle participe encore aux manifestations hebdomadaires car elle souhaite, avec les jeunes Jordaniens, exprimer son point de vue de manière civilisée. Ils espèrent tous un avenir meilleur.

« Je manifeste pour m’opposer à la hausse des prix des produits de base, à la loi sur l’impôt sur le revenu, à la nouvelle loi sur la cybercriminalité et à tous les sujets problématiques dont nous sommes quotidiennement victimes. Ce pays a besoin que nous nous serrions les coudes pour le rendre meilleur », a-t-elle déclaré aux côtés de ses amis, qui la rejoignent généralement lors des manifestations.

Parmi les problèmes auxquels elle fait référence figure le chômage, qui a atteint 18,6 % en Jordanie en 2018. Chez les 20-24 ans, il est passé à 37,7 %, dans un pays où 70 % de la population a moins de 30 ans.

Haleema Derbashi (à gauche) assiste aux manifestations hebdomadaires parce qu’elle croit à l’importance d’exprimer ses désirs de changement (MEE/Abeer Ayyoub)

Ces rassemblements sont les premiers à impliquer la jeunesse jordanienne depuis les manifestations de 2011, qui étaient principalement motivées par des manifestations dans les pays voisins.

Après la démission de Moulki, les jeunes ont commencé à tester leur capacité à apporter de réels changements sur le terrain. Des voix plus critiques sont apparues sur les réseaux sociaux, remettant en cause le travail du gouvernement et demandant aux législateurs un réel changement. #Annulez_l’augmentation_du_prix_du_carburant est l’une des principales revendications des utilisateurs des réseaux sociaux.

https://twitter.com/RQawwas/status/1083772626907074561?ref_src=twsrc%5Etfw

Traduction : « Coupez l’électricité pendant 5 minutes à 20 h. Discutez, rappelez, partagez #الغوا_بند_فرق_أسعار_الوقود »

Une autre demande populaire est d’annuler l’accord gazier israélo-jordanien signé en 2014.

Mohammad Absi, 33 ans, est membre de la campagne nationale jordanienne contre cet accord, qui a suscité une grande controverse en Jordanie.

Il a indiqué se rendre encore aux manifestations hebdomadaires, estimant que les jeunes peuvent utiliser ces manifestations pour parler de toutes leurs revendications, y compris politiques.

Traduction : « Si l’Égypte fournit à la Jordanie la moitié du gaz dont elle a besoin, pourquoi importer du gaz israélien ? »

« Nous sommes ici pour lutter contre la corruption, réclamer l’égalité des chances et lutter contre l’importation de gaz israélien en Jordanie », a déclaré Absi devant le bureau du Premier ministre.

Liberté d’expression

Un autre projet controversé du gouvernement précédent était un projet de loi sur la cybercriminalité visant à « réglementer les réseaux sociaux » et à lutter contre les « discours de haine » sur internet.

Alors que le gouvernement de Razzaz examine toujours le projet de loi présenté par Moulki, celui-ci divise l’opinion. Si certaines personnes pensent qu’il aidera à réglementer les contenus sur les réseaux sociaux, à traduire en justice les personnes accusées de cyberharcèlement et à les sanctionner, d’autres soupçonnent la loi de chercher à imposer davantage de restrictions à la liberté d’expression. Une campagne pour le #retrait_de_la_loi_sur_la_cybercriminalité a été lancée sur les réseaux sociaux.

« Nous sommes ici pour lutter contre la corruption, réclamer l’égalité des chances et lutter contre l’importation de gaz israélien en Jordanie »

- Mohammad Absi, manifestant

Le gouvernement jordanien a tenté de faire preuve d’une plus grande transparence pour contrer les accusations de corruption et d’incompétence. En octobre, juste après les crues subites de la mer Morte, un site web appelé Haggak Te’raf (C’est votre droit de savoir) a été lancé pour répondre aux rumeurs sur les réseaux sociaux.

Waleed Hallaj, 28 ans, travaille dans le secteur des énergies renouvelables, qui a fait son entrée récemment sur le marché jordanien. Il a toujours voulu travailler pour le bien du pays mais a parfois le sentiment que la situation est presque sans espoir, confie-t-il.

À LIRE ► Le Printemps arabe est-il encore en vie en Jordanie ?

« Je pense que les Jordaniens sont suffisamment sensibilisés pour apporter des changements : les gouvernements savent désormais que rien de ce qu’ils feront ne passera inaperçu », a-t-il expliqué.  

Hallaj pense cependant qu’il incombe aux jeunes d’apporter des changements dans leur vie, ce qui signifie pour lui de quitter le pays à la recherche de meilleures opportunités pour son avenir.

Rester…

Mohammad Tayseer, propriétaire d’une galerie d’art au centre-ville d’Amman, explique quant à lui n’avoir jamais voulu participer aux manifestations car il pense que lui et la jeunesse constituent le principal vecteur du changement, et non les politiciens.

Mohammad Tayseer estime que les jeunes doivent rester et réussir leur vie en Jordanie (MEE/Abeer Ayyoub)

« Je ne crois pas que ce soit le travail du gouvernement de donner une vie meilleure aux gens, c’est à nous d’améliorer nos compétences et d’améliorer le pays grâce à notre travail », a déclaré l’homme de 30 ans tout en travaillant sur une nouvelle collection de peintures dans sa galerie.

« Je ne crois pas que ce soit le travail du gouvernement de donner une vie meilleure aux gens, c’est à nous d’améliorer nos compétences et d’améliorer le pays grâce à notre travail »

- Mohammad Tayseer, galeriste

Mohammad estime que les jeunes doivent rester et réussir leur vie en Jordanie. « Je pourrais quitter le pays dans le futur, mais je reviendrai toujours ici. J’aime cet endroit et je suis sûr que je réussirai ici. »

Selon les analystes, la croissance économique en Jordanie devrait atteindre 2,5 % en 2019, contre 2,2 % en 2018. La réouverture du passage frontalier avec la Syrie en octobre après sa fermeture de trois ans en raison de la guerre a déjà dynamisé les échanges commerciaux entre les pays voisins.

Cependant, d’autres nouvelles économiques sont plus inquiétantes. Une entreprise jordanienne de la région, qui travaillait auparavant pour Colgate-Palmolive International, a annoncé début janvier la fermeture de ses usines en Jordanie et le licenciement de ses 120 employés.

… ou partir

La société – Mudieb Haddad & Sons – a déclaré dans un communiqué de presse qu’elle avait dû fermer l’usine en raison des taxes et des coûts de fabrication élevés. Les jeunes ont largement partagé ce communiqué sur les réseaux sociaux, exprimant leur déception et même leur désespoir.

« Quel est l’intérêt de changer de gouvernement alors qu’ils mènent tous la même politique ? »

- Ayman Hassouneh, Jordanien vivant désormais au Canada

Pour Ayman Hassouneh, qui travaille aujourd’hui comme entrepreneur au Canada, peu importe la façon dont les manifestations réussissent à changer le gouvernement, ce n’est toujours pas ce qu’il recherche. « Quel est l’intérêt de changer de gouvernement alors qu’ils mènent tous la même politique ? », a-t-il demandé.

Même si sa femme et lui avaient de bons emplois et des revenus décents en Jordanie, ils disent être partis pour avoir de meilleures opportunités et un niveau de vie plus élevé au Canada.

« Je conseille à tous les jeunes Jordaniens de ne croire aucune des promesses des politiciens. Partez à la recherche de meilleures chances et d’un avenir meilleur : partez. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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