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Regroupé dans le désert libyen, l’État islamique se développe et réactive ses cellules

Hors de tout contrôle gouvernemental, le désert du sud de la Libye offre à l’EI un abri pour reconstituer ses forces – sous l’œil vigilent des forces internationales, dont la présence discrète mais persistante est de plus en plus controversée
Un char abandonné sur l’autoroute côtière reliant Misrata et Syrte, en 2016 (MEE/Tom Westcott)

SYRTE, Libye – En route vers Syrte sur l’autoroute côtière libyenne, le général de division Mohammed al-Ghossri désigne l’étendue du désert qui s’étend au sud et crie par-dessus son épaule : « Il n’y a que l’EI là-bas. »  

Depuis des années, le désert libyen sans foi ni loi reste largement hors du contrôle des gouvernements rivaux. Au cours de la bataille contre l’État islamique (EI) à Syrte en 2016, de hauts responsables et combattants de l’EI ont fui vers le sud dans des zones désertiques et montagneuses isolées, en grande partie incontrôlées, où ils ont pu se regrouper.

« Malheureusement, le désert libyen regorge encore de forces de l’EI, nous devons donc être très prudents et rester vigilants, défendre les frontières de Syrte », déplore Ghossri, admettant que les forces libyennes affiliées au Gouvernement d’union nationale soutenu par l’ONU avaient été incapables de poursuivre l’EI dans le désert après la libération de Syrte.

Khalifa Haftar, le commandant militaire du gouvernement de l’Est libyen, possède des forces dans la région, a déclaré Ghossri, « mais, en réalité, le Sud est hors de tout contrôle gouvernemental ».

Les militants de l’État islamique profitent des zones désertiques du sud de la Libye (MEE/Tom Westcott)

Un ancien d’une tribu de la région de Syrte a fait écho aux propos du général Ghossri, confiant à Middle East Eye que des combattants, notamment des membres de l’EI et d’al-Qaïda, occupaient un territoire s’étendant de la banlieue de Bani Walid, fief de Mouammar Kadhafi, à la région sud d’al-Djoufrah, et à l’est jusqu’au bord du croissant pétrolier, au sud des terminaux d’exportation de pétrole très disputés de Brega et de Ras Lanouf.

« Cette zone regorge désormais de terroristes et ils deviennent plus actifs »

- Ancien d’une tribu de la région de Syrte

 « Cette zone regorge désormais de terroristes et ils deviennent plus actifs », a-t-il affirmé, décrivant une récente augmentation des attaques de l’EI contre des villages et des installations pétrolières isolés dans le désert, où des agents de sécurité ont été assassinés et des civils kidnappés.

Le colonel Ali Faida, commandant des forces libyennes qui sécurisent actuellement Syrte, a déclaré que ses hommes étaient trop mal équipés pour entreprendre des opérations dans le désert, bien qu’ils soient pleinement conscients de la présence croissante de l’EI au sud de la ville.

« Nous sommes très préoccupés concernant les zones au sud de Syrte parce que nos rapports de renseignement montrent que l’EI est très proche, dans la région d’al-Djoufrah, à une centaine de kilomètres de nos dernières positions militaires », a-t-il indiqué.

« Mais au sud de Syrte, le terrain est très difficile et nous manquons de véhicules adaptés pour naviguer dans cette zone, il est donc très difficile pour nous de prendre le contrôle de cette zone. »

« En réalité, le Sud est hors de tout contrôle gouvernemental »

- Général Mohammed al-Ghossri, des forces militaires du Gouvernement d’union nationale

Le colonel Faida a indiqué que le soutien logistique, déjà insuffisant lors de la bataille contre l’EI à Syrte en 2016, avait pratiquement cessé après la libération de la ville. Il a énuméré les fournitures de base nécessaires à ses forces : pièces de rechange et pneus neufs pour les véhicules militaires, munitions et équipement de vision nocturne.

« Nous effectuons encore des opérations de reconnaissance parce que nous ne pouvons pas rester assis ici à attendre que l’EI nous attaque. Nous devons les débusquer avant qu’ils ne nous débusquent », a-t-il déclaré.

« Dans la situation actuelle, ils nous attaquent déjà de temps en temps, juste pour nous montrer qu’ils sont toujours là, et nous avons de petites batailles. Cependant, la région au sud de Syrte est un terrain très vaste et complexe, composé de nombreuses vallées, zones montagneuses et marécages qui, avec notre capacité limitée actuelle – en particulier notre manque de véhicules adaptés – fait de ces endroits des cachettes sécurisées pour l’EI. »

Regroupés dans les régions désertiques et rurales éloignées, les combattants de l’EI en Libye ont été relégués à un rôle d’insurrection et de banditisme pour survivre, à l’affût des automobilistes le long de la route principale allant de la côte vers la ville centrale libyenne de Sebha, attaquant les véhicules de marchandises, les camions-citernes et les voitures des civils ordinaires.

L’EI gonfle ses rangs avec des migrants

Le colonel Faida a indiqué que les immigrés sans-papiers, qui se déplacent facilement à travers les frontières poreuses de la Libye et qui constituaient déjà un grand nombre des combattants étrangers à Syrte, continuaient également de rejoindre l’EI.

« Les immigrés clandestins qui tentent d’atteindre l’Europe viennent en Libye à la recherche d’argent et ils reçoivent pas mal d’argent de la part de l’EI » -Colonel Ali Faida, commandant des forces libyennes à Syrte

« Les immigrés clandestins qui tentent d’atteindre l’Europe viennent en Libye à la recherche d’argent et ils reçoivent pas mal d’argent de la part de l’EI. Ainsi, selon les rapports de nos services de renseignement, le nombre de combattants cachés de l’EI augmente régulièrement du fait de ces combattants étrangers », a-t-il déclaré.

« Au cours de notre toute dernière bataille, nous avons capturé de nombreux combattants étrangers de l’EI et ils ont avoué avoir rejoint le groupe parce qu’ils gagnaient beaucoup d’argent. »

Des fonctionnaires luttant contre l’immigration clandestine qui travaillent dans le désert du sud libyen avaient déclaré à MEE en 2015 que l’EI contrôlait la route des passeurs à partir du Soudan, l’itinéraire illégal le plus coûteux vers la Libye. Trois ans plus tard, peu de choses ont changé, les vastes frontières méridionales de la Libye étant toujours essentiellement occupées par des milices locales volontaires, voire personne.

Le général Ghossri dans un bâtiment détruit par une voiture piégée sur l’autoroute côtière entre Misrata et Syrte en 2016 (MEE/Tom Westcott)

« Les terroristes et les radicaux ont toujours fortement tendance à arriver en Libye. L’EI est dispersé dans le désert dans toutes les directions et la menace qu’il représente est très élevée », a déclaré le général Mohammed al-Tamimi, responsable de l’immigration illégale, qui dirige un poste de contrôle au nord de Sebha.

« Dans le sud du pays, ce sont surtout ceux qui ont fui Syrte et se sont enfuis à al-Djoufrah, et les nouvelles recrues chez les migrants. Ils se cachent sur la route de Sebha à al-Djoufrah et mettent en place de faux postes de contrôle quand il leur manque des choses. Ils sont discrets quand ils ont des provisions. »

Il a décrit les forces existantes de l’EI dans le désert comme un mélange de Libyens et d’étrangers, principalement originaires de pays d’Afrique subsaharienne.

« Ce que nous avons aujourd’hui, ce sont des cellules dormantes de l’EI et nous essayons de les identifier, de créer une base de données concernant ces cellules et leurs emplacements. Nous travaillons dur pour maîtriser la situation », a déclaré Tamimi.

Les forces militaires libyennes patrouillent sur l’une des lignes de front côtières de Syrte en 2016 (MEE/Tom Westcott)

Pendant des années, la plupart des immigrés clandestins ont voyagé de Sebha, la plaque tournante des passeurs, vers la côte via Bani Walid, bastion pro-Kadhafi, où l’ancien drapeau vert de la Libye flotte librement à travers la ville. Les habitants affirment que la banlieue rurale de la ville était aussi un refuge pour les commandants de l’EI qui avaient fui Syrte avant même le début de la bataille de 2016.

« Il y a deux vallées près de là-bas – Wadi al-Load et Wadi al-Bay, à proximité d’al-Djoufrah – où la plupart des membres de l’EI se sont cachés après avoir été vaincus à Syrte », a déclaré Ghossri.

« Après sa défaite, l’EI n’a pas abandonné, ses membres sont simplement passés dans la clandestinité. Ils s’étendent progressivement et constituent toujours une menace, mais ils ne bâtiront jamais un autre État ici et ils ne hisseront plus jamais leur drapeau noir en Libye. »

- Général Ghossri

« Après sa défaite, l’EI n’a pas abandonné, ses membres sont simplement passés dans la clandestinité. Ils s’étendent progressivement et constituent toujours une menace, mais ils ne bâtiront jamais un autre État ici et ils ne hisseront plus jamais leur drapeau noir en Libye. »

Après 2011, les relations tendues de Bani Walid avec la ville de Misrata, qui a dirigé les opérations de lutte contre l’EI à Syrte, ont également soulevé des inquiétudes au niveau local quant à la possibilité pour l’EI de s’y abriter.

Les forces occidentales sont toujours présentes à Misrata

Les zones périphériques de Bani Walid ont été visées à plusieurs reprises par des frappes aériennes menées par le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom), les dernières remontant à juin. Bien que les médias locaux et une organisation libyenne des droits de l’homme aient affirmé que les frappes aériennes de juin avaient fait des victimes civiles, Africom a affirmé que seuls quatre militants de l’EI, dont un commandant de l’EI, avaient été tués sans pertes civiles.

Les États-Unis avaient annoncé en décembre 2016 avoir mis fin à leur campagne aérienne en Libye après avoir atteint leurs objectifs principaux, mais ils ont depuis effectué au moins dix bombardements aériens déclarés, principalement dans les régions désertiques au sud de Syrte.

Des forces internationales des États-Unis, de Grande-Bretagne et d’Italie conservent également des bases militaires à Misrata depuis le début de la guerre contre l’EI en 2016 et ne montrent aucun signe de départ. On estime que l’Italie compte plusieurs centaines de soldats dans une base de la ville, que l’on peut voir monter la garde devant un hôpital de campagne installé à Misrata vers la fin de la bataille de Syrte, tandis que des forces américaines et britanniques en plus petit nombre sont installées dans des bases séparées, a déclaré à MEE une source à Misrata.

Des forces internationales des États-Unis, de Grande-Bretagne et d’Italie conservent également des bases militaires à Misrata depuis le début de la guerre contre l’EI en 2016 et ne montrent aucun signe de départ

La source a ajouté que ces forces n’étaient là que pour « protéger leurs intérêts ». D’autres sources locales ont insisté sur le fait qu’il n’y avait pas moins de 1 600 forces étrangères stationnées à Misrata.

Bien que l’aide des forces internationales ait été bien accueillie lors de la bataille de Syrte en 2016, leur présence discrète mais persistante est de plus en plus controversée, avec au moins une unité militaire libyenne refusant de travailler avec elles.

Après la libération de Syrte, les États-Unis ont mené des opérations de surveillance par drones et n’ont apparemment pas été autorisés à accompagner les forces terrestres patrouillant dans le désert libyen, selon un membre de la brigade 166. Cette unité a été l’une des dernières en Libye à quitter Syrte après que l’EI en eut pris le contrôle, et aussi l’une des seules brigades du Gouvernement d’unité nationale désormais jugées capables d’effectuer des patrouilles dans le désert.

Doutes sur les intentions américaines

Sous couvert d’anonymat, un membre de la brigade a déclaré que les Américains insistaient sur le fait qu’ils devaient enquêter sur le terrain et qu’ils pouvaient initialement accompagner deux patrouilles avec la brigade 166. La troisième fois, le commandant de la brigade a refusé, suspectant des motifs ou des intentions cachées.

Le général Ghossri a déclaré que l’EI dans le désert libyen était surveillé et maintenu sous contrôle par Africom et d’autres forces internationales stationnées dans le pays. Toutefois, les frappes aériennes semblent avoir eu peu d’impact sur la capacité de l’EI à mener des attaques régulières dans le sud de la Libye, lesquelles ciblent de plus en plus les civils et les militaires.

« En se combattant entre eux, les Libyens fournissent l’environnement idéal pour que l’EI s’épanouisse, comme nous l’avons vu auparavant. Et si les divisions persistent en Libye, l’EI reviendra »

- Ancien d’une tribu de la région de Syrte

Le 25 juillet dernier, l’EI a attaqué un poste de contrôle et un commissariat dans la ville d’Aqilah, dans le désert, tuant deux soldats et hissant son drapeau sur le commissariat avant d’être repoussé dans le désert, où douze de ses membres ont été tués.

La confiance de Ghossri dans le fait que l’EI ne pourrait pas prendre le contrôle du territoire libyen comme ce fut le cas en 2015 n’était pas partagée par l’ancien de la tribu, qui a souligné que l’EI prospérait là où il y avait des conflits civils et des divisions.

« En se combattant entre eux, les Libyens fournissent l’environnement idéal pour que l’EI s’épanouisse, comme nous l’avons vu auparavant », a-t-il déclaré. « Et si les divisions persistent en Libye, l’EI reviendra. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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