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« Seule la voix demeure » : la poétesse iranienne longtemps censurée connaît un nouvel essor

Le nouveau livre de Farzaneh Milani raconte l’histoire de l’œuvre et de la vie intime de la poétesse iranienne Forugh Farrokhza qu’elle a menée à l’encontre des conventions
Dr Farzaneh Milani (photo reproduite avec l’autorisation de Sanjay Suchak)

Dans une nouvelle biographie, Dr Farzaneh Milani raconte pour la première fois l’histoire de la courte - mais prolifique - vie de la poétesse de légende Forugh Farrokhzad (1934-1967), de nationalité iranienne. Depuis sa mort, il y a 50 ans, elle s’est hissée au rang de « rockstar, version iranienne », selon les mots de l'auteure, dans un pays dont la tradition poétique est l’une des plus riches du monde.

Le livre, écrit en perse et dont la traduction en anglais devrait paraître dans le courant de l’année, sera publié gratuitement sur l’internet iranien afin de s’assurer que quiconque souhaiterait lire la vie de la poétesse non censurée en ait la possibilité.

Farzaneh Milani, qui a émigré aux États-Unis en décembre 1967, rêvait déjà, il y a 40 ans, d’écrire sur la poétesse au moment où elle préparait son doctorat à l’Université de Californie à Los Angeles.

Lorsqu’elle se rendit en Iran pour obtenir des interviews, peu de temps avant la révolution de 1979, elle se vit adresser des refus et s’est même vue considérée avec mépris, quand certains se demandaient quel était l’intérêt d’écrire sur une femme qui n’avait même pas son baccalauréat. 

Après la révolution, le gouvernement a formellement interdit la poésie de Forugh Farrokhzad pendant plus de dix ans.

Par la suite, la publication de certains de ses poèmes allait être autorisée, mais de nombreux passages demeureraient soumis à la censure, dénaturant ainsi l’œuvre à laquelle cette femme pionnière avait consacré toute sa vie. 

L’étudiante en doctorat finit par abandonner son projet et consacra sa thèse à une analyse féministe de la poésie de Forugh Farrokhzad. Cependant, elle n’a jamais perdu espoir de sortir un jour la biographie de la poétesse dont le sujet consacré à l’intimité et à la passion d’une femme au cours de sa vie était considéré trop scandaleux pour être partagé.

Mais Forugh Farrokhzad n’était pas qu’une poétesse de renom, elle réalisait également des documentaires. Son œuvre de1963,The House Is Black , a été récompensée dans le cadre du Festival du film d'Oberhausen, pour le formidable travail qu’elle a été accompli sur une communauté de lépreux - une histoire troublante, magnifique et humaniste racontée en moins de vingt-deux minutes.

https://www.youtube.com/watch?v=cpZ9stU_O7E

Un rêve vieux de 40 ans se réalise

Farzaneh Milani se souvient d’un jour d’été en Iran, dans la maison de ses parents où flottait un parfum de jasmin, lorsqu’elle aperçut soudain les images du film de Forugh Farrokhzad sur l’écran de télévision depuis le jardin. À l’époque, l’adolescente était restée sous le choc.

« J’ai vu que Forugh Farrokhzad avait réalisé quelque chose d’unique, qu’elle avait doté ces gens d’une humanité exceptionnelle, en mettant l’accent sur leur ténacité, leur volonté de vivre et de lutter contre leur handicap, tout en créant une œuvre d’art », analyse Farzaneh Milani.

Jeune fille, Farzaneh Milani aime déjà les mots et la poésie, mais elle suit des études de dentisterie avant de se consacrer à la littérature une fois installée aux États-Unis avec sa famille. « Tout dentiste peut avoir des talents de poète », disait toujours son père, « mais un poète ne peut pas toujours devenir médecin ou dentiste ».

Alors qu’elle était jeune immigrante, elle se souvient : « [La poésie de Forugh Farrokhzad] était devenue mon refuge, ma terre d’adoption, mon jardin secret. »

La poésie de Forugh Farrokhzad « était devenue mon refuge, ma terre d’adoption, mon jardin secret »

Pour Farzaneh Milani, la poésie de Forugh Farrokhzad est intemporelle non seulement en raison de sa beauté, mais également parce que cette dernière croyait en des idéaux en dehors des sentiers battus et en des rêves audacieux, elle savait à quoi s’attendre tout en en assumant les conséquences. C’était une rebelle sans concession qui explorait sans relâche de nouveaux horizons et refusait suppression et exclusion. Cela explique certainement en partie pourquoi Dr Milani a été en mesure d’obtenir plus de 70 interviews, réalisant ainsi un rêve vieux de 40 ans.

À cette occasion, elle a obtenu des entretiens avec des amis, de la famille et des voisins de Forugh Farrokhzad, ainsi qu’avec des écrivains, des réalisateurs et des peintres, parmi les plus grands d’Iran, qui étaient proches ou connaissaient la poétesse.

« l’Icare iranien »

Mais l’interview la plus révélatrice est certainement celle d’Ebrahim Golestan, l’un des écrivains les plus célèbres d’Iran et père de la Nouvelle vague du cinéma iranien, qui a eu une histoire d’amour avec Forugh Farrokhzad au cours des huit dernières années de la vie de la poétesse. Ce dernier, qui jusque-là était resté silencieux sur cette affaire, a accordé à Farzaneh Milani plusieurs jours d’interview.

Farzaneh Milani est persuadée que Golestan a inspiré de nombreux poèmes d’amour à Forugh Farrokhzad, comme par exemple Conquest of the Garden (Conquête du jardin), qui donne la parole à la femme dans une histoire où deux amants surmontent des obstacles pour se retrouver. 

Une traduction en anglais du poème Conquest of the Garden, publiée avec l’autorisation de Farzaneh Milani

Farzaneh Milani a publié 30 lettres restées inédites jusqu’à présent, qui sont disponibles dans leur intégralité sans aucune censure. Par le passé, la publication des lettres écrites pour ou par Forugh Farrokhzad n’était pas autorisée en Iran, sans échapper à la censure. Dans les 80 lettres qui ont été rendues publiques, des passages importants ont été supprimés.

Selon Farzaneh Milani, ces lettres nous aident à mieux comprendre la puissance de la poésie de Forugh Farrokhzad. « C’était une femme qui pensait qu’il était de son devoir de dire la vérité. Mais ce que j’aime et j’admire chez elle c’est qu’elle va encore plus loin - elle s’est toujours battue pour avoir le droit d’entendre la vérité. Cette même sincérité, ce même désir de révéler la vérité dont elle était témoin, transparaît dans ces correspondances », explique Farzaneh Milani.

L’auteure a comparé la poétesse à l’« Icare iranien », car Forugh Farrokhzad prenait des risques en allant toujours vers la recherche de la liberté : « liberté d’expression, liberté de disposer de son corps, de ses désirs, de sa voix. Comme Icare, elle a voulu se rapprocher du soleil, et c’est ce qu’elle fit. »  L’image du soleil apparaît 77 fois dans la poésie de Forugh Farrokhzad. L’un des vers les plus fréquemment cité est : « Rappelez-vous de l’envol, l’oiseau est mortel ».

Éviter la censure et permettre l’accès en ligne gratuit

La biographie sera publiée aux États-Unis afin que les interviews de Farzaneh Milani ou la correspondance de la poétesse échappent à la censure. Elle sera, cependant, disponible en ligne gratuitement afin de permettre aux lecteurs en Iran de visiter le site internet et d’avoir accès à une copie de l’œuvre.

En l’absence de toute législation sur les droits d’auteur entre les États-Unis et l’Iran, on peut craindre que certains éditeurs et libraires profitent de la publication du livre en ligne pour générer des profits.

Toutefois, Farzaneh Milani a souligné qu’il était important de privilégier ce récit et de le rendre accessible au monde persanophone.

Photos de la couverture du livre de Farzaneh Milani

En Iran, plus de la moitié de la population, qui compte de 80 millions d’habitants, a moins de 30 ans et environ 65 % des foyers ont un accès illimité à Internet. C’est le pays dans lequel le réseau mobile est le plus utilisé dans la région, avec 83,2 millions d’abonnements à des appareils mobiles. Farzaneh Milani est persuadée que les lecteurs iraniens qui s’intéressent à la vie de Forugh Farrokhzad parviendront à trouver le texte une fois qu’il sera disponible en ligne, en dépit des lois en vigueur sur la censure.

Il semble là encore que Forugh Farrokhzad se trouve confrontée à un nouvel obstacle. À l’instar de son poème Conquest of the Garden, cette nouvelle biographie lèvera la censure et le silence dans lequel était restée murée en grande partie cette histoire. L’auteure explique que Forugh Farrokhzad reconnaissait que l’absence totale de mur n’était pas possible et que la transparence absolue était une illusion.

Toutefois, elle persistait à croire à la futilité de construire des murs toujours plus hauts. L’histoire lui a donné raison. D’ailleurs, elle a réussi à franchir des murs, qu’ils soient visibles ou invisibles.

« Elle a donné la parole à ceux qui étaient silencieux, elle a célébré les désirs de la femme, elle a mis le corps de la femme au cœur de ses poèmes, elle a pris ses lecteurs captivés par la main et les a conduit dans un espace qui était, en grande partie, inaccessible – le sanctuaire intérieur d’une demeure, l’espace intime de l’esprit et du cœur d’une femme », observe l’auteure.

Dépasser les barrières

Non seulement les murs excluent les individus et les idées en les tenant à l’écart, mais ils les gardent aussi enfermés. Ils contribuent à véhiculer des stéréotypes et la méconnaissance des cultures et des peuples qui les partagent. Lorsque le livre sera disponible en anglais dans le courant de l’année, il fera connaître l’histoire d’une femme iranienne tout à fait différente de l’image que les hommes politiques occidentaux et certains médias ont tendance à véhiculer.

La vie et la poésie de Forugh Farrokhzad remettent radicalement en question la façon dont les femmes iraniennes - et bien entendu, les femmes dans leur ensemble - interagissent avec les sphères publique et privée. Ses paroles et sa vision lucide de l’humanité transcendent les clivages que les lecteurs du Moyen-Orient et de l’occident ont tendance à appliquer aux femmes et aux différentes cultures.

Farzaneh Milani souligne que « la vie et la poésie de Forugh Farrokhzad nous libèrent des dangers d’une seule histoire » - les dangers que la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, auteure d’Half of a Yellow Sun et d’Americanah, a abordés, en 2009, dans une conférence TED qui comptabilise aujourd’hui plus de 11 millions de vues.

Depuis des siècles, les femmes originaires du monde entier produisent des histoires alternatives et des récits divers grâce à la puissance artistique, en prenant le contre-pied du discours dominant d’une histoire unique.

Forugh Farrokhzad était une poétesse qui recherchait la liberté - sans avoir peur d’en assumer la responsabilité. Comme le constatait le défunt poète iranien Simin Behbahani dans un entretien avec Farzaneh Milani : « [Elle] était tout le temps en quête de la liberté. Mais ce qui est intéressant c’est que cette quête perdure après sa mort ».

Farzaneh Milani a l’espoir de publier un jour en Iran sans craindre la censure. Mais aujourd’hui, grâce à la technologie, le mur qui séparait l’ouvrage Forugh Farrokhzad: A Literary Biography with Unpublished Letters de ses lecteurs est enfin brisé.

L’auteure, dont le dernier ouvrage s’intitule Words, Not Swords: Iranian Women Writers and the Freedom of Movement (Des mots et non des sabres : les femmes écrivaines iraniennes et la liberté de mouvement), constate que si les hommes politiques passent, la littérature reste. Pour citer Forugh Farrokhzad, « Il n’y a que la voix qui demeure ».

La publication en ligne de « A Literary Biography With Unpublished Letters de Forugh Farrokhzad » en persan est prévue dans le courant de l’année.

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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