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Tripoli, jusqu'ici tout empire

La capitale libyenne est déboussolée. Service public défaillant, pénurie d’argent, commerces au bord de la faillite, Tripoli n'est pas la grande ville qu'elle rêvait d'être. Pourtant, ses habitants trouvent le moyen de profiter de chaque instant
Quand la Banque centrale envoie des fonds dans les banques, celles-ci préviennent leurs clients sur les réseaux sociaux et en quelques heures, tous les billets sont partis (Reuters)

TRIPOLI – Hicham et Ahmed assistent avec délectation à l'agonie de piétons écrasés par un fou du volant à Fashlum, un quartier populaire du centre-ville de Tripoli, au lieu d'être à l'école. À la plus grande joie des parents.

Pas d'inquiétude, les Tripolitains ne sont pas devenus fous. C'est la situation de la capitale qui l'est. La rentrée scolaire vient d'être à nouveau retardée, cette fois « indéfiniment », en raison du mouvement de grève des instituteurs et des professeurs qui réclament une augmentation de salaire.

Quant aux deux copains d'une dizaine d'années, ils savourent non pas un accident sanglant mais une partie du jeu vidéo Grand Theft Auto IV, au City Club, un des rares lieux de détente du centre de Tripoli.

« Il y a cinq ans, avec 12 dinars, j'achetais un sandwich, je faisais le plein de ma voiture. Maintenant, avec 10 dinars, je ne peux pas payer un café, de l'eau et une part de gâteau »

- Ahmed, jeune Tripolitain

À l'étage, Khaled, la cinquantaine bien sonnée, est déjà accro au City Club qui a ouvert le 6 septembre : « Je viens depuis le début. Il n'y avait aucun lieu de vie ici. Je peux venir avec mes fils, c'est mieux que de les savoir dans la rue. »

Fin joueur de billard, le père tente d'inculquer l'effet rétro (technique pour que la boule revienne en arrière) à ses deux adolescents, qui, eux, préfèrent regarder les matchs de football diffusés sur les différents écrans géants accrochés aux murs. Réussir à faire cohabiter adultes, adolescents et enfants dans un même lieu pour que chacun y trouve son compte, c'est la gageure que réussit le City Club qui permet de jouer, sur deux étages, à la console de jeux (PS4), au billard, aux fléchettes, au ping-pong, de regarder le sport à la télévision ou encore de déguster un café. D’ordinaire, les « anciens » se prélassent dans les cafés traditionnels ; les jeunes sans sous squattent les rues, les plus riches, les cafés branchés tandis que les gamins jouent à la guerre avec des bouts de bois et des tuyaux en plastique.

À LIRE : En Libye, les enfants jouent « aux miliciens » parce qu’ils ne connaissent que la guerre

Mais le véritable tour de force du City Club n'est même pas de réussir cette coexistence pacifique mais de voir Imad et Hamza, deux cousins qui ont parcouru près de 10 km pour rejoindre Fashlum depuis leur quartier, dépenser 10 dinars (6,3 euros au taux officiel) chacun pour une petite heure de bonheur pixellisé.

Dix dinars, c'est aussi le prix à débourser pour avoir seulement l'autorisation de s'asseoir dans les cafés design du bord de plage. En 2012, époque où Tripoli se voyait encore sur le chemin pour être la Doha de l'Afrique du Nord, la chemise italienne se négociait 35 dinars (22 euros). Aujourd'hui, elle coûte 170 dinar (107 euros), si le magasin qui en importe n'a pas encore mis la clé sous la porte.

Officiellement, l'euro s'échange à 1,60 (au taux d'aujourd'hui) dinar libyen. Sur le marché noir, la devise européenne valait 2,02 dinars en décembre 2014, en septembre 2017, 9,66 dinars... « Il y a cinq ans, avec 12 dinars, j'achetais un sandwich, un jus de fruit, une glace, je faisais le plein de ma voiture et je pouvais même acheter des légumes. Maintenant, avec 10 dinars, je ne peux pas payer un café, de l'eau et une part de gâteau », explique Ahmed, un jeune Tripolitain désillusionné par la révolution.

Banques à sec

« Il n'y a plus d'argent dans les banques pour personne, ni les entrepreneurs, ni les particuliers », s'exaspère Khalifa Mohamed, dirigeant de Hexa Connection, qui aide à la création d'entreprises.

« Résultat, les jeunes préfèrent mettre leurs ordinateurs en réseaux pour accumuler les bitcoins [monnaie virtuelle] grâce à un logiciel, plutôt que d'essayer de monter un vrai commerce. Ouvrir un café ou un magasin de vêtements, c'est être sûr de le fermer dans quelques mois maximum. »

Les Tripolitains ne prennent même plus la peine de faire la queue devant les banques. Le printemps dernier encore, certains dormaient devant les établissements financiers pour être sûrs de pouvoir retirer les quelque 500 dinars (314 euros) hebdomadaires autorisés.

Des Libyens attendent l'ouverture d'une banque à Tripoli (Reuters)

Les banques sont à sec. Quand la Banque centrale leur envoie des fonds, elles préviennent leurs clients sur les réseaux sociaux. En quelques heures, tous les billets sont partis.

Derrière la Banque centrale, un gamin de l'âge de Hicham ou de Ahmed déploie des liasses de billets : dinars, euros, dollars. Autour de lui, ils sont des dizaines, généralement plus âgés, à faire de même pour attirer les clients. Le marché noir, ce sont eux. La discrétion n'est pas de mise, mais ainsi groupés, ils peuvent plus facilement se disperser en cas d'arrivée de la police.

Quid des milices, des criminels que cet amas de devises pourrait attirer ? Si Tripoli, plus que les autres villes libyennes du fait de son statut de capitale économique, souffre de la pénurie de liquidités, en revanche, la sécurité y est plutôt bonne.

À LIRE : Comment les groupes armés pillent les banques libyennes

Depuis la fin du printemps, quatre principaux groupes se partagent la responsabilité du territoire tout en reconnaissant le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj : la force Rada, spécialisée dans la lutte contre les terroristes et les trafiquants de drogues, dirigée par le salafiste Abdel Raouf Kara ; la Brigade des révolutionnaires de Tripoli emmenée par le franc-tireur Haythem Tajouri, qui s'occupe de la protection des bâtiments sensibles (ministères, ambassades, sites militaires, etc.) ; Nawassi qui fait office de police, et la force de Ghaniwa qui a la main sur tout ce qui se passe dans le quartier stratégique de Abou Salim.

Kara et Tajouri sont les deux hommes forts de la sécurité à Tripoli depuis qu'ensemble, ils ont, au printemps, chassé de la capitale les dernières brigades de Misrata alliées au Gouvernement rival de Salut national de Khalifa al-Ghweil.

Mais un nouvel adversaire se présente : des groupes se disant pro-kadhafistes. Basés au sud-ouest de Tripoli, en plein fief de la tribu des Wershefana – hostile au GNA -, ils ont lancé des attaques dans Tripoli depuis la mi-octobre, provoquant la fermeture du port et de l'aéroport le 18 octobre. Rada a arrêté l'un des chefs, al-Mabruk Ahnish, et promet un rapide retour au calme. Mais le frère de Ahnish a menacé de fermer l'accès à l'eau potable si al-Mabruk Ahnish n'était pas libéré.

Ordures et coupures d’électricité

« Tripoli est nettoyée des forces pro-Ghweil. Vous pouvez conduire une belle voiture n'importe où dans la ville sans vous faire braquer  », se félicite Hishim Bishir, conseiller sécuritaire de Sarraj, dont les préoccupations du moment sont l'accumulation des ordures, car les éboueurs ne sont plus payés, et les longues coupures d'électricité – six à huit heures par jour – causées par le manque de moyens pour entretenir les vieilles centrales électriques.

Khalifa al-Ghweil (à gauche) dans un précédent gouvernement lors de la fête de l'indépendance en décembre 2015 (AFP)

Les enlèvements crapuleux de riches Tripolitains sont moins courants mais n'ont pas disparu.

Pour une querelle de voisinage, Umaya Elmradi a été séquestré cinq jours et a dû payer 85 000 dinars (53 5000 euros) pour être relâché. Une expérience traumatisante, mais qui n'empêche pas le médecin spécialisé en chirurgie esthétique de garder le moral. « Malgré la crise, les patients sont nombreux. Ils vivent au jour le jour. Ils se disent : ‘’Aujourd'hui, je peux me payer une nouvelle poitrine. Demain, peut-être que je ne pourrai pas, alors pourquoi attendre ?’’ »

« Cette situation peut être bénéfique, nous allons peut-être enfin comprendre la vraie valeur des choses »

- Louhail Burwais, architecte

Couverte d'immondices dans ses rues, asphyxiée économiquement, aveuglée par les coupures d'électricité, la ville de Tripoli, jadis fière d'être une capitale opulente comparée à ses homologues tunisienne et égyptienne, est aujourd’hui exsangue.

Aussi, certains de ses habitants, comme Khaled du City Club ou les clients de Umaya Elmradi, ont décidé d'arrêter de s'en faire et de profiter de l’instant présent.

Architecte et artisan, Louhail Burwais espère, au contraire, que les Tripolitains vont enfin profiter de cette période néfaste pour apprendre la modération : « Cette situation peut être bénéfique, nous allons peut-être enfin comprendre la vraie valeur des choses. » Il constate déjà, avec satisfaction, que ses clients n'exigent plus de marbre pour décorer les façades de leur maison, mais se contentent de céramiques produites sur place.

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