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Tunisie : femme en politique, un combat de tous les jours

Remarques misogynes, petits calculs pour les marginaliser, conservatisme : malgré leur percée lors des élections municipales de mai, les élues tunisiennes découvrent que les hommes en politique sont rarement leurs alliés
La présence des femmes sur les listes aux élections municipales de mai était un bon début : 47 % d’élus sont des femmes. Mais seulement 19,5 % ont été élues maires, ce qui concerne donc 68 femmes sur 350 mairies (AFP)

TUNIS – À Mnihla, nouvelle municipalité au nord de Tunis créée à partir de la scission d’Hay Ettadhamen, un des quartiers les plus densément peuplés de Tunis, en deux municipalités en 2016, les femmes se retrouvent sur le devant de la scène.

Nejiba Chabchoub, du parti Ennahdha (islamistes, courant Frères musulmans) a été élue maire après la victoire de son parti qui a remporté quatorze sièges lors des élections municipales de 2018, presque la moitié des 30 sièges disponibles.

« Madame Raïssa ! »

Samedi 1er septembre, elle a tenu son second conseil municipal. À l’ordre du jour : l’état des lieux de ce qui a été fait depuis un mois dans la municipalité, les travaux en cours mais aussi les doléances des électeurs qui se disputent la parole : le ramassage des poubelles, inexistant, le mauvais réseau de transports en commun et une infrastructure fragilisée par des travaux sans fin. 

Pour beaucoup, c’est une première, car cette municipalité de près de 90 000 habitants n’existait pas encore il y a deux ans. Hommes et femmes lèvent la main pour prendre la parole, appelant « Madame Raïssa » (Madame le maire) à les laisser parler. 

« On se soutient entre nous. Nous sommes trois femmes à la tête de commissions importantes, les gens nous connaissent, ils nous font confiance »

- Souad Hamdi, élue locale

« Ici, il n’y a pas vraiment de problème d’hommes ou de femmes, car les femmes étaient en première ligne dans cette municipalité, les électeurs ont voté pour elles [et pas seulement pour le parti] et c’est "une" maire qui a été élue », témoigne l’élue Ennahdha Souad Hamdi à Middle East Eye. Elle est en charge d’une des commissions les plus importantes, celle des travaux et des infrastructures. 

« On se soutient entre nous. Nous sommes trois femmes à la tête de commissions importantes, les gens nous connaissent, ils nous font confiance sur la base de nos compétences. De plus, ce sont souvent les femmes qui viennent se plaindre auprès des élues des mauvaises infrastructures ou du manque d’éclairage public. Elles sont déjà très impliquées dans la vie locale », constate cette juriste de 40 ans. 

Souad Abderrahim, tête de liste du parti islamiste Ennahdha lors des premières municipales démocratiques en Tunisie, a été élue en juillet maire de Tunis, une première pour une femme (AFP)

Souad Hamdi n’est pas la seule dans ce cas depuis que, grâce à l’obligation de la parité horizontale et verticale dans la loi électorale (qui impose un nombre égal de femmes et d'hommes sur une liste électorale avec une alternance homme/femme), près de 47 % d’élus sont des femmes. Mais seulement 19,5 % ont été élues maires, ce qui concerne donc 68 femmes sur 350 mairies. 

L’une des plus connues est Souad Abderrahim. Tête de liste Ennahdha aux élections municipales de mai en tant que « candidate indépendante », cette ex-députée a été élue première femme maire de Tunis en juillet.

À LIRE ► Souad Abderrahim, première femme élue maire de Tunis

Un exemple de réussite qui ne doit pas faire oublier la controverse qui a accompagné cette ascension, ni la faible proportion de femmes maires au regard de celles élues, ni même leur marginalisation au moment de la répartition des postes au sein du conseil municipal. 

Certaines ont en effet été écartées des présidences des commissions clés (travaux et infrastructures, finances, environnement et tout ce qui touche aux revendications immédiates des citoyens) pour être reléguées aux commissions à impact plus faible (jeunesse). D’autres, en dépit de leur élection, se retrouvent encore confrontées à des remarques misogynes ou machistes malgré leur élection. 

Rôles inversés

« Le gros du travail ne fait que commencer. Nous devons les suivre encore plus maintenant car c’est dans la pratique que les choses vont se compliquer, surtout pour les femmes qui vont mettre en avant l’approche genre [qui consiste à prendre en considération les différentes opportunités offertes aux hommes et aux femmes, les rôles qui leur sont assignés socialement et les relations qui existent entre eux] dans les municipalités », explique à MEE Sarra ben Saïd, présidente de l’association Asswat Nissa, qui a formé près de 40 femmes pour se présenter aux élections et être plus actives au sein de leur parti dans le cadre d’une académie politique.

« Pour la municipalité de Mnihla, nous avons eu de la chance, les rôles ont été inversés. Les femmes ont hérité des commissions les plus importantes et c’est un homme qui a pris la commission dite ‘’de l’égalité’’, qui est importante aussi, mais souvent donnée automatiquement à des femmes », ajoute Souad Hamdi. 

« Le gros du travail ne fait que commencer, car c’est dans la pratique que les choses vont se compliquer »

- Sarra ben Saïd, présidente de l’association Asswat Nissa

Selon le nouveau code des collectivités locales voté dix jours avant les élections, les conseils municipaux ont également été dotés d’une nouvelle commission chargée de l’égalité entre les sexes.

Dans certains cas, cette commission est directement confiée à une femme, comme en témoignent des élues lors d’un petit-déjeuner organisé à Tunis, le 15 août, par l’association Asswat Nissa. 

« Je suis contente d’avoir été nommée à la tête de cette commission car sa définition et ses missions sont très larges. Cela nous laisse une marge de manœuvre », souligne Raida Zouari, une élue d’Attayar (courant démocratique) à Sakiet Eddayer (région de Sfax). « Mais c’est vrai qu’au départ, j’avais demandé la commission environnement, vu que je suis doctorante en biologie. »

À LIRE ► Tunisie : la bataille écologique des élections municipales

La jeune élue de 29 ans estime avoir subi « une double peine ». « Alors que pendant la campagne électorale, j’étais directrice de campagne – j’avais énormément de responsabilités – on me laisse peu parler aujourd’hui. L’expérience au sein de la mairie est nouvelle mais je pense qu’on peut faire une différence », positive-t-elle.

Lors du petit-déjeuner d’Aswat Nissa, les femmes comme Raida ont pu raconter leurs débuts compliqués au sein de la municipalité. Ichrak ben Rhouma n’a pas 30 ans. Élue d’Ennahdha dans la municipalité de Sidi Hassine, elle constate que les inégalités de genre commencent dès la question du recrutement.

Logique des alliances contre compétence

« Je suis vice-présidente de la commission [égalité des sexes] et on remarque déjà une réticence des élus dès que l’on évoque l’approche genre dans les futurs recrutements, alors qu’il ne s’agit pas de discrimination positive mais d’essayer de tenir compte des compétences aussi bien pour les hommes que pour les femmes, de façon égalitaire », tranche Ichrak. 

« On se rend compte au fur et à mesure de notre suivi des femmes élues que souvent, c’est encore l’esprit partisan qui l’emporte sur les compétences. Les partis décident et font des compromis non pas en tenant compte de la parité mais en tenant compte des alliances », renchérit Sarra ben Saïd, présidente d’Aswat Nissa. 

« C’est la première fois dans toute ma carrière que j’entends quelqu’un me dire que je ne peux pas faire telle ou telle chose parce que je suis une femme » 

- Leila ben Gacem, élue à Béni Khaled

Leila ben Gacem, élue à Béni Khaled dans le gouvernorat de Nabeul à l’est de Tunis, en a été témoin. Tête de liste d’une liste indépendante, « Demain sera mieux », elle a pu hériter de la commission des finances mais a vu comment un parti rival a implicitement encouragé une jeune femme à démissionner de sa liste, dans une autre municipalité, alors qu’elle venait d’être élue. 

« Elle a démissionné juste après avoir été élue en disant qu’elle préférait la société civile alors qu’en fait, cela permettait à celui qui la suivait sur la liste – un homme, donc, selon l’alternance de la loi sur la parité – de prendre sa place, vu qu’il n’a pas pu être élue. Le parti qui a fait ça a su contourner la loi en l’obligeant implicitement à se retirer », témoigne-t-elle, amère. 

Des Tunisiens font la queue dans un bureau de vote lors des élections municipale, dimanche 8 mai (AFP)

Autant la société civile lui est familière, autant le jeu politique est « un terrain complètement différent », admet celle qui a failli être élue maire (elle a perdu à treize voix contre neuf). 

« C’est la première fois dans toute ma carrière que j’entends quelqu’un me dire que je ne peux pas faire telle ou telle chose parce que je suis une femme », témoigne-t-elle. « On m’a servi des arguments comme : ‘’Une femme ne peut pas, même si elle est maire, aller s’asseoir dans des cafés où il n’y a que des hommes ou gérer un homme soûl qui viendrait à la municipalité’’ », témoigne-t-elle.

« Je pense que malheureusement, ma municipalité n’est pas encore prête à voir des femmes à des postes de décision. Alors je travaille dans l’ombre pour le moment. » 

À LIRE ► Les élections locales en Tunisie, le début possible d'une véritable politique démocratique

Dans d’autres municipalités, comme à Den Den (banlieue ouest de Tunis), d’autres partis ont été plus respectueux de la parité : après le retrait de la tête de la liste femmes de Nidaa Tounes, avant les élections, sa remplaçante a aussi été une femme. Sihem ben Ali a d’ailleurs également hérité de la commission sur l’égalité des sexes et l’égalité après avoir été élue. 

Pour celles qui ont déjà une expérience en politique, ce n’est pas tant « la présence des femmes dans les partis » qui gêne, mais « leur ascension », surtout économique. 

« On se rend compte qu’une femme qui fait de la politique, c’est accepté. En revanche, lorsqu’on discute de l’approche genre dans les postes administratifs et dans les hautes fonctions, il n’y a plus personne ! », note Leila ben Younes Ksibi, élue du parti libéral Afek Tounes, députée pour Nabeul à l’Assemblée des représentants du peuple. Elle a défendu plusieurs amendements dans le code des collectivités locales pour imposer l’approche genre dans la gestion des mairies, mais beaucoup ont été refusés.

67 % des diplômés sont des femmes

« Quand nous avons voulu défendre la nomination d’une femme au poste de gouverneur ou de vice-présidente de la Banque centrale, ça n’est pas du tout passé dans l’hémicycle », pointe la députée. 

Malgré cela, le 24 août 2018, le nouveau gouverneur, Marouane Abassi, a toutefois pris l’initiative, seul, de nommer une femme, Nadia Gamha, à la vice-présidence, une première dans le monde arabe. 

Mais à l’assemblée, là où les projets de lois se font et se défont, le changement a du mal à passer. « Nous avons du mal à faire comprendre l’approche genre, les députés hommes pensent qu’il s’agit de donner des avantages aux femmes, alors que justement l’idée est de ne plus faire la différence entre un homme et une femme. On nous dit toujours ‘’Vous en voulez trop’’, alors que l’idée, c’est d’éviter le déséquilibre dans un pays où 67 % des diplômés sont des femmes », ajoute Lilia ben Younes Ksibi. 

Une étude sur le plafond de verre a montré que les Tunisiennes peinent à accéder à des hauts postes de décision

Résultat : l’amendement sur la notion d’égalité des chances dans l’embauche des cadres et des fonctionnaires dans les collectivités locales n’a pas réussi à passer.

Pire, le Parlement qui compte pourtant plus de 35 % de femmes députées, n’a pas réussi à monter un caucus (groupe parlementaire) de femmes comme dans certains pays, pour faire pression sur ce genre d’amendement. Depuis 2017, une étude sur le plafond de verre en Tunisie a montré que les femmes peinent à accéder à de hauts postes de décision, alors qu’elles sont 37 % à travailler dans la fonction publique. 

« Mais au plan local et dans les municipalités, c’est peut-être là que commencent l’espoir et le combat », croit savoir Lilia. « Les femmes vont pouvoir se battre pour montrer leur valeur au sein des conseils et donner l’exemple aussi pour les prochaines législatives. »

Des Tunisiennes lors d’un rassemblement à Tunis marquant le cinquième anniversaire de la révolution de 2011 (AFP)

Pour les associations qui assurent le suivi des femmes en politique, comme Asswat Nissa, si les femmes sont nombreuses à quitter les partis politiques à cause de la misogynie et du manque de marge de manœuvre, il y en a aussi qui ont réussi à gagner leur place au sein des municipalités. 

« Il va y avoir tout un monitoring à faire sur le travail des maires, hommes ou femmes, pour voir comment ils prennent en compte les questions de genre dans leur conseil. C’est un défi », estime-t-elle. 

À LIRE ► Le parlement tunisien adopte une loi sur la parité pour les élections locales

À titre d’exemple, l’une des premières communes à mettre en place l’approche genre avant même l’entrée en vigueur du nouveau code des collectivités locales, a été celle de Médenine au sud de la Tunisie. 

La ville a même adopté une charte dans laquelle elle introduit l’approche genre, et dont s’est inspirée Raida Zouari pour travailler sur sa propre commission. Aux dernières élections municipales, le parti Ennahdha a remporté dix mairies dans le gouvernorat, dont quatre sont désormais présidées par des femmes. 

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