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Tunisie : les islamistes armés sont-ils toujours une menace ?

Depuis 2015, le pays n’a pas connu d’attaque islamiste armée de grande ampleur. Mais dans sa réponse sécuritaire, l’État néglige le terreau socio-économique qui mène à la radicalisation
Les forces spéciales tunisiennes surveillent Ben Guerdane, le 7 mars 2017, lors de la commémoration du premier anniversaire des attentats qui ont tué treize membres des forces de sécurité et sept civils dans la ville près de la frontière libyenne (AFP)

TUNIS – Si la mort de Chaouki Fakraoui, abattu dans la nuit du 31 mars au 1eravril lors d’une opération de gendarmerie, a été très médiatisée, c’est parce que l’homme était un des responsables présumés du groupe Jund al-Khilafa, affilié au groupe État islamique (EI), impliqué dans plusieurs attentats contre des militaires dans la région de Kasserine (centre-ouest de la Tunisie). 

Pourtant, pas un jour ne se passe sans que les médias tunisiens ne rapportent une arrestation de takfiriste – courant radical du salafisme que la nouvelle loi antiterroriste qualifie de terroriste – ou un démantèlement de réseaux d’islamistes armés. 

Selon le porte-parole du ministère de la Défense Belhassen Oueslati, près de 168 islamistes armés ont été arrêtés depuis 2014. Le nombre de personnes jugées dans des affaires « à caractère terroriste » s’élève à 190. Les médias tunisiens rapportent environ 1 270 personnes incarcérées « ayant des liens avec le terrorisme ». 

Le 7 mars 2018, Youssef Chahed prie lors d’une cérémonie commémorant le premier anniversaire des attaques au cours desquelles plusieurs membres des forces de sécurité et des civils ont été tués (AFP)

Savoir combien de personnes sont réellement jugées ensuite sur la base de la loi antiterroriste votée en 2015 ou finalement relâchées, faute d’éléments prouvant leur « radicalisation », reste toutefois difficile dans un contexte où l’état d’urgence est toujours en vigueur

« La situation sécuritaire est plus saine qu’en 2015, les citoyens se sentent davantage en sécurité, il n’y a pas de psychose autour du terrorisme »

- Un membre la Commission nationale de lutte contre le terrorisme

Car la stratégie du gouvernement tunisien en matière de lutte contre le terrorisme est essentiellement sécuritaire. 

Or la création d’une commission nationale de lutte contre le terrorisme ainsi que d’une commission des analyses financières chargée d’enquêter sur le blanchiment d’argent en lien avec le terrorisme, ont montré que les causes de la radicalisation en Tunisie sont souvent liées à des questions socio-économiques, aux réseaux de contrebande dans les périphéries, et à la marginalisation de la jeunesse, autant d’aspects que les autorités mettent beaucoup moins en avant dans leurs politiques de prévention. 

« Nous avons décidé d’œuvrer dans l’ombre et dans la discrétion, c’est la stratégie de la commission en matière de lutte contre le terrorisme. Des plans d’actions et de prévention ont été mis en place avec différents ministères mais nous ne les mettons pas en avant », explique à Middle East Eye l’un des membres de la Commission nationale de lutte contre le terrorisme. 

Cette commission, dont les noms des membres n’ont pas été rendus publics, est rattachée au Premier ministère à Tunis et travaille depuis 2015 dans le cadre d’un mandat de cinq ans. Sa mission : coordonner entre différents ministères des plans d’action et de prévention sur le terrorisme en Tunisie.

Sur son site web, quatre axes sont définis : la prévention face à la radicalisation, la protection des citoyens, la poursuite des auteurs d’attentats, et la réponse aux éventuelles attaques. Cette stratégie a été validée par le Conseil national de sécurité de la Présidence, créé en 2017.

« Il est vrai que la situation sécuritaire est plus saine qu’en 2015, les citoyens se sentent davantage en sécurité, il n’y a pas de psychose autour du terrorisme. C’est pourquoi nous voulons nous inspirer du modèle britannique : un gouvernement en retrait du contre-discours et du discours alternatif la lutte antiterroriste, qui n’expose pas ce qu’il fait », souligne à MEE l’un des membres. 

800 Tunisiens de retour des zones de conflit en 2016

Cette même commission conteste le fait que les Tunisiens représentent le plus gros contingent de combattants en Syrie et en Libye, information largement diffusée par plusieurs instituts de recherche internationaux sur les derniers chiffres de 2015 publiés par les Nations unies évoquent environ 5 500 Tunisiens partis dans des zones de combat et 15 000 Tunisiens empêchés de partir. 

Selon plusieurs associations qui travaillent sur la question de la radicalisation, certains Tunisiens tentent encore de partir aujourd’hui, même si les flux ont diminué. Les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur recensent 800 Tunisiens de retour des zones de conflit en 2016. 

« Nous ne voulons pas créer un business autour de la lutte contre la radicalisation, comme ça a été le cas en France »

Un membre la Commission nationale de lutte contre le terrorisme

À l’exception des chiffres, rarement mis à jour, et des procès « pour terrorisme » qui s’enchaînent chaque semaine, peu d’informations filtrent sur la stratégie réelle du gouvernement quant à la prévention de la radicalisation. 

« Nous ne voulons pas créer un business autour de la lutte contre la radicalisation, comme ça a été le cas en France », affirme à MEE un des membres de la commission. 

Mais d’autres voix accusent le manque de volonté politique, en prenant en exemple le cas de la commission parlementaire créée il y a un an pour enquêter sur les raisons des départs des jeunes en Syrie et en Irak. Aujourd’hui victime de batailles politiques, elle piétine et peine à donner des résultats concluants. En février 2018, la Tunisie a en effet été classée sur la liste des pays à risque en matière de blanchiment d’argent et d’exposition au terrorisme. 

Si le gouvernement communique difficilement sur sa stratégie, les chercheurs et des sociologues ont, depuis la révolution, multiplié les travaux sur la question. 

Ceux qui ont travaillé sur la radicalisation estiment par exemple que si les profils des radicalisés ou des potentiels combattants armés ne répondent pas à un stéréotype défini, il existe bien une spécificité tunisienne

Pour Hamza Meddeb, chercheur rattaché à l’Institut européen de Florence, et auteur de l’analyse « Market for Jihad: Radicalization in Tunisia », les différentes études ont montré que les Tunisiens ne sont pas forcément des leaders sur les fronts de combat étrangers comme les Algériens, mais plutôt des « fantassins du djihad », autrement dit de la chair à canon. 

Marche de soutien aux forces de sécurité après la mort d'un policier dans un affrontement avec des hommes armés à Kebili, dans le sud tunisien, en août 2017 (Facebook)

« Cela montre que les conditions qui ont produit la radicalisation en Tunisie ont changé depuis 2011. Il y a à la fois une crise d’avenir et une crise de sens. La crise socio-économique joue un rôle important et peut être reliée à la crise d’avenir. Mais la crise de sens, elle, a été provoquée par les années Ben Ali, à l’époque où il n’existait pas de réel espace d’engagement. Le mouvement salafiste-djihadiste est donc venu d’abord rétablir une forme de communauté qui n’existait plus. Et c’est pourquoi, souvent, les jeunes y ont trouvé un sens et s’y sont engagés », avance-t-il. 

Le groupe Ansar Charia, fondé en 2011 par deux prédicateurs emprisonnés sous Ben Ali, classé depuis comme organisation terroriste par la Tunisie, a vu ses membres se disperser avec la guerre en Syrie et la situation instable en Libye. Aujourd’hui, différentes cellules évoluent en Tunisie. Celle d’Okba Inbn Nafaâ, active à l’Ouest et reliée à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), mais aussi celle de Rabiaa al-Madkhali, un prédicateur saoudien qui trouve des suiveurs en Libye et désormais, en Tunisie. 

« Une crise sociale très aiguë »

« Avec l’évolution de la situation en Libye, les groupes salafistes quiétistes ont évolué vers le combat, à la fois pour combattre l’État islamique mais aussi les milices. Un marché de la violence s’est formé depuis la Libye et induit que la radicalisation continue aussi en Tunisie », souligne Hamza Meddeb à MEE.

Mais aujourd’hui, que reste-t-il de l’EI – qui avait revendiqué les attentats de Sousse et du Bardo en 2015 ou encore la décapitation des frères Soltani – en Tunisie ? 

Le groupe n’a pas d’existence sous forme organisée en Tunisie, mais les « loups solitaires », comme les appellent les autorités, représentent toujours une menace. Dernières victimes : le commandant de police Riadh Barrouta et son collègue, blessés au couteau en novembre 2017 devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).  

« Les terroristes s’attaquent à la police ou aux représentants de l’autorité, car c’est parfois tout ce qu’il reste dans certaines régions. Les forces de sécurité sont là pour ‘’contrer’’ la menace, mais les infrastructures de développement comme les hôpitaux n’existent toujours pas, contrairement aux promesses faites après la révolution. On le voit dans la recrudescence des mouvements sociaux et dans leur agressivité. Même l’UGTT (la centrale syndicale) défend ses bases mais les marges ou les jeunes délaissés », relève Hamza Meddeb. 

« C’est ce que montrent l’échec des négociations sur le phosphate ou les soubresauts dans le Sud. L’État n’est plus un médiateur avec la population. Donc le seul symbole de l’État, c’est la police. Il y a une crise sociale très aiguë dont on ne tient pas compte dans la stratégie de lutte contre le terrorisme. » 

Un camp installé par les jeunes protestataires près du site pétrolier d’El Kamour, en mai 2017 (AFP)

Pour Fakhreddine Louati, ancien chercheur à l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) et consultant en stratégie sécuritaire, la réponse de l’État tunisien à la menace terroriste est encore trop focalisée sur le hard power.

« L’État ne fait pas de différence entre un radicalisé extrémiste et un extrémiste violent. C’est la raison pour laquelle presque chaque semaine, il y a des arrestations ou des annonces de démantèlement. Tout comme dans les prisons, on va mélanger avec les détenus considérés comme ‘’terroristes’’ des jeunes qu’il aurait fallu placer dans des centres spécialisés ou des centres d’éducation civile », explique-t-il. 

La nouvelle loi antiterroriste, votée en 2015, manque aussi de précisions sur la définition exacte de « crime terroriste » et ne prévoit pas de mécanisme de lutte contre le terrorisme dans ses fondements sociaux-économiques. 

« Le terrorisme qui évolue en Tunisie est un ‘’terrorisme pauvre’’, qui utilise les moyens du bord, à savoir, les mouvements sociaux ou les blocages de sites de production pour s’infiltrer »

- Fakhreddine Louati, ancien chercheur à l’Institut tunisien des études stratégiques

Pour Fakhreddine Louati, le principal danger aujourd’hui reste l’affaiblissement de l’État. « Le terrorisme qui évolue en Tunisie est un ‘’terrorisme pauvre’’, qui utilise les moyens du bord, à savoir, les mouvements sociaux ou les blocages de sites de production pour s’infiltrer. »

Un argument dont se servent aussi les politiques pour justifier un resserrement sécuritaire. Lors des manifestations de janvier 2018 contre la hausse des prix, le gouvernement a par exemple annoncé l’arrestation de quinze terroristes présumés parmi les 800 personnes arrêtées. « Politiquement, on joue beaucoup là-dessus, même si dans certains cas, ces infiltrations sont bien réelles », reconnaît le spécialiste.

Manque de formation

Si certaines associations mettent en place des programmes dans les régions marginaliséespour tenter de prévenir la radicalisation et qu’une littérature en arabe et en français commence à parler frontalement du sujet, la réponse sociale de l’État tunisien manque de visibilité. 

Les syndicats de police se plaignent du manque de formation des nouveaux agents et de l’absence de réelle spécialisation. Dans des régions comme Kairouan, les nouvelles recrues de la police viennent des mêmes milieux marginalisés que les futurs extrémistes, selon le sociologue Maher Zoghlami, sollicité par MEE

Alors que la lutte antiterroriste figure toujours parmi les priorités dans les aides étrangères accordées à la Tunisie, que les budgets du ministère de la Défense et de l’Intérieur ont augmenté entre 2016 et 2017, notamment pour l’achat d’équipements et la mise en place de programmes liés à la lutte antiterroriste, d’autres ministères comme celui de l’Éducation souffrent encore d’un manque de moyens. 

Des pays comme les États-Unis n’ont pas hésité à donner près de 80 millions d’euros après l’avortement de l’attaque de la ville de Ben Guerdane par des islamistes armés venus de Libye en mars 2016. L’Union européenne a donné près de 23 millions d’euros au ministère de l’Intérieur pour améliorer les équipements et les formations, ainsi que 100 millions d’euros au ministère de la Justice dans le cadre d’un projet d’appui à la réforme de la justice. 

Emmanuel Macron en visite à Tunis le 1er février 2018 a déclaré que la Tunisie ne devait pas « être laissée seule dans sa lutte contre le terrorisme » (AFP)

Lors de sa visite en février dernier, le président français Emmanuel Macron a aussi signé un accord d’intention sur l’aide à la lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Il a également insisté sur le fait que la Tunisie ne devait pas « être laissée seule dans sa lutte contre le terrorisme notamment face à la Libye ». 

Mais en Tunisie comme à l’étranger, peu de voix insistent sur la nécessité de prendre en compte la dimension socio-économique du problème et la stratégie de lutte contre le terrorisme ne comprend, sur le long terme, aucun autre volet que le volet sécuritaire.

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