« Qu’ils s’entretuent ! » : les Tunisiens agacés par « le niveau des députés » qui s’écharpent au Parlement
« C’est du jamais vu ! Ce que nous vivons aujourd’hui au Parlement est exceptionnel. » Zied Hosni, journaliste tunisien chargé de couvrir les activités du Parlement, s’en dit témoin à Middle East Eye. « Depuis 2012, je n’ai jamais vu autant de chaos ! »
Dans l’impossibilité de poursuivre la bonne marche des travaux, le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a pris la décision, jeudi 18 mars en fin de journée, d’interdire à tout député ayant enfreint le règlement intérieur et reçu deux avertissements d’assister à une séance plénière, aux travaux des commissions et du bureau du Parlement.
Dans la matinée du jeudi, la présidente du Parti destourien libre (PDL) Abir Moussi – qui au début du mois avait déjà investi le siège de l’Union internationale des oulémas musulmans – a filmé en direct son intervention pour entraver les travaux du bureau de l’ARP.
Elle a scandé « Dégage » au président du Parlement Rached Ghannouchi, chef du parti islamo-conservateur Ennahdha, le qualifiant de « fils de Qaradawi » (théologien et prédicateur qatari d’origine égyptienne, membre de premier plan des Frères musulmans), et accusé les députés de traiter avec « un terroriste ».
Elle a ensuite été interdite d’accès à la réunion du bureau du Parlement, dont elle est membre, après la levée de la séance une première fois.
« C’est une première dans l’histoire du Parlement ! », assure Zied Hosni. « Aucun député jusque-là n’avait été interdit d’assister aux réunions de ce bureau, le noyau du Parlement. »
Dans cette vidéo diffusée en direct où elle s’adresse « aux Tunisiens », Abir Moussi filme ses altercations avec les employés du Parlement qui l’empêchent d’accéder à la salle de réunion en application de la circulaire interne.
« Allez rejoindre Qaradawi ! »
« Voilà les agents du Parlement qui privent une députée élue par le peuple d’exercer et qui appliquent les ordres de leur cheikh terroriste », clame-t-elle en début de vidéo.
Si elle se retrouve interdite d’entrer, selon elle, c’est « parce qu’elle fait partie de l’opposition qui lève le voile sur les scandales et dépassements d’al-Ikhwan [les Frères]. »
« Ils font tout cela car j’ai demandé à trois reprises la qualification des Frères musulmans d’‘’organisation terroriste’’. Mais le bureau fait la sourde oreille. »
Cette altercation a poussé les employés du Parlement à protester à leur tour le lendemain, au sein même de l’hémicycle, contre les agissements de la députée, qui les a qualifiés de « vermines » et de « milices de Ghannouchi ». Ils réclament « la non-politisation de l’administration du Parlement ».
Deux jours auparavant, Abir Moussi et ses députés ont fait irruption dans la salle de réunion avec des mégaphones en scandant « Non au terrorisme au Parlement ! », « Allez rejoindre Qaradawi ! », « Ghannouchi et son ‘’fils’’ [Seifeddine Makhlouf] ne mettront plus les pieds ici », bien décidés « à ne plus laisser Rached Ghannouchi présider le Parlement jusqu’à sa suspension ».
Ce « happening politique » est intervenu le lendemain du scandale provoqué par le député Seifeddine Makhlouf de la coalition al-Karama à l’aéroport Tunis-Carthage, où il a défendu une femme fichée S17 (procédure à l’encontre de toute personne susceptible de porter atteinte à la sûreté de l’État) interdite d’embarquement.
Les Tunisiens avaient eu droit à des échanges d’insultes en direct diffusés par le député et par les agents de sécurité.
« Abir Moussi a raison de faire cela, car il y a un deux poids, deux mesures avec les députés qui ne respectent pas la loi. Certains sont sanctionnés, d’autres restent impunis, à l’instar des députés qui ont envahi l’aéroport ! », estime Habiba, une pharmacienne d’une soixantaine d’années qui a voté pour le PDL en 2019 et « ne regrette pas » son choix.
« Si on ne la laisse pas parler, elle doit trouver le moyen pour faire entendre sa voix et se défendre. »
Mardi, les députés de la coalition al-Karama, convoqués par le ministère public pour audition sur les événements survenus à l’aéroport, ne se sont pas présentés devant la justice.
Dans la même journée, et au cours d’une querelle dans les couloirs du Parlement, un député Ennahdha a agressé une députée PDL et jeté son téléphone car elle filmait une vidéo des altercations.
« D’autres députés ont insulté des femmes, provoqué des bagarres et transgressé les lois, et personne ne les a arrêtés. Pourquoi s’en prendre à Moussi aujourd’hui ? », s’interroge Habiba.
Dans la soirée, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a appelé les médias à boycotter les activités d’Abir Moussi pour diffamation contre un journaliste.
« On craint des violences physiques plus graves »
Toujours dans une vidéo diffusée en direct, cette dernière a laissé entendre que le journaliste avait été pris en flagrant délit de relations sexuelles avec une femme de ménage. Abir Moussi a aussi refusé de lui présenter ses excuses et a déclaré que ses propos avaient été mal interprétés.
« J’ai déjà mis en garde contre l’implication des journalistes dans leurs calculs politiques », rappelle Zied Hosni. « La violence et les conflits entre députés augmentent de jour en jour et on craint des violences physiques plus graves. »
« Ce qui arrive dans notre Parlement est surréaliste ! Je sais que ça arrive aussi ailleurs, mais chez nous, c’est en continu, sans relâche dans la bassesse », déplore Liwa, un quadra Tunisien de la diaspora installé depuis quinze ans au Canada.
« Je ne suis plus l’actualité de près : je ne regarde que les grands titres en fin de journée et puis je zappe, car c’est fatigant, c’est déprimant et épuisant », confie-t-il à MEE, avant de conseiller aux jeunes Tunisiens d’émigrer « pour sauver leur peau avant qu’il ne soit tard ».
Les vidéos d’Abir Moussi, surnommée « la lionne » par ses partisans, sont partagées des milliers de fois et dépassent parfois les deux heures de diffusion.
« C’est une étape nécessaire pour celui qui veut faire entendre sa voix, puisque la confrontation des idées ne marche plus », estime Habiba. « Mais c’est toujours une tension de plus pour les gens et une source d’inquiétude car la violence entraîne la violence et on craint les assassinats. »
Traduction : « Le live streaming est le deuxième plus grand danger pour l’humanité après le coronavirus. Mise à jour : le live streaming peut mener à une guerre civile. »
La pharmacienne s’inquiète aussi pour la nouvelle génération, qui a vécu « une dizaine d’années dans le désordre ».
« Tout ce que je veux, c’est finir mes études et partir à l’étranger. Le pays est devenu invivable à cause d’eux [les politiques] », explique à MEE Zohra, 22 ans, étudiante en master comptabilité.
« J’avais 12 ans au moment de la révolution. Je suivais les plateaux et débats politiques pour comprendre ce qui était en train de se passer dans mon pays. Je ne ratais rien. Mais depuis plus d’un an, je ne veux plus rien savoir. Ce sont tous des manipulateurs et des menteurs. Ce ne sont que des règlements de compte. Qu’ils s’entretuent ! »
L’étudiante déplore notamment l’absence de débats consistants sur l’économie, l’éducation ou la culture. « Ils s’accusent mutuellement dans des lives, en quoi cela peut-il intéresser le peuple ? »
Plus de 400 000 vues
« La diffusion en direct est un nouveau phénomène apparu avec ce Parlement », constate Zied Hosni. « Certains lives dépassent les 400 000 vues. Mais je pense que ce phénomène est en train d’achever [leur crédibilité] et ne joue pas en leur faveur. »
Mardi 23 mars, en pleine plénière relative à la Cour constitutionnelle, Abir Moussi a refusé la convocation du bureau de l’ARP pour s’expliquer sur ses accrochages avec certains députés. Le bureau a fini par l’interdire d’intervention pendant trois plénières consécutives.
Pour contester cette décision, les députés du PDL ont enchaîné les slogans en tapant sur les pupitres, rendant les travaux de la séance inaudibles.
Abir Moussi aurait aussi été violemment empêchée d’accéder à l’hémicycle.
« En ce qui me concerne, j’espère qu’elle sera suspendue pendant trois ans et non trois jours », s’emporte Hedi, un employé de l’administration publique. « Il faudrait obliger chaque député qui dépasse les limites à se taire. Mais quel exemple donnent-ils au peuple ?! »
Ce mardi-là, la séance a été suspendue après une succession de scènes de chaos à la suite desquelles des employés de l’administration et des députés en sont venus aux mains. Un syndicaliste a été suspendu par la centrale syndicale (UGTT) au lendemain des faits.
« Tout est orchestré par le PDL et l’opposition. Ils veulent l’anarchie pour suspendre Ghannouchi, même s’ils sont en désaccord sur d’autres points », estime Hedi. « Moussi n’a aucun projet à défendre, sauf s’opposer à Ghannouchi. »
Hassen, ingénieur et associé dans un restaurant, juge ces événements « tout à fait normaux vu le niveau des députés que nous avons élus ».
« On ne doit pas s’attendre à autre chose. Le PDL et al-Karama, les pions d’Ennahdha, les deux extrémistes du Parlement, nous ont déjà habitués à ce niveau », déplore-t-il auprès de MEE.
« Le Tunisien en rigole mais en réalité, il est inquiet pour son avenir, surtout avec la pandémie et la hausse incroyable des prix depuis un an », admet Hassen qui, malgré un emploi, n’arrive pas à boucler les fins de mois.
« Personnellement, j’ai déjà déposé mon dossier d’immigration au Canada. Voilà deux ans que je veux partir mais ma femme refusait jusque-là. Aujourd’hui, elle a changé d’avis. »
Une nouvelle motion contre Ghannouchi
Dans cette cacophonie, certains ont appelé à la dissolution du Parlement, des députés ont suggéré l’instauration d’une police parlementaire ou d’un brouilleur de téléphones.
« C’est un cercle vicieux. La dissolution du Parlement coûterait tellement cher à l’État et mettrait le pays en suspens, pour après retrouver les mêmes visages ou leurs seconds », estime Hassen.
Habiba le rejoint : « Avant de dissoudre le Parlement, il faut revoir la loi électorale et la composition de l’Instance supérieure indépendante pour les élections [ISIE], pour ne pas se retrouver avec le même paysage. »
Le PDL a annoncé avoir déposé plainte auprès de tribunaux internationaux (français et allemand) contre deux députés Ennahdha pour agression.
Plusieurs députés et analystes imputent la responsabilité de la mauvaise gestion du Parlement à son président Rached Ghannouchi. Une motion de censure à son encontre va être déposée bientôt après l’échec de la première.
Le député Mongi Rahoui (gauche) a pour sa part annoncé que dorénavant, il allait « piétiner » le règlement intérieur puisque selon lui, le Parlement n’était pas régi par ce règlement mais répondait aux intérêts de la majorité, exposant ses dépassements.
Traduction : « Ici, c’est le Parlement du peuple et non chez Ghannouchi. […] Ce qu’a fait Abir n’est rien comparé à ce que je vais faire. »
« Même si on retire la confiance à Ghannouchi, les choses continueront ainsi, puisqu’il va être remplacé par un autre député Ennahdha, parti majoritaire, et Moussi aura le même agissement ensuite », anticipe Hedi.
Le PDL arrive en tête des sondages depuis plusieurs mois dans les intentions de vote aux législatives, loin derrière Ennahdha, même si, selon un sondage effectué en février, 68 % des Tunisiens n’auraient pas l’intention de voter.
Pendant ce temps au Parlement, les deux dernières plénières de la semaine ont été levées faute de quorum.
« Cette semaine, les parlementaires partent dans leurs régions », se félicite Zied, « ce sera une semaine de répit pour nous ».
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