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En Turquie, les incendies alimentent théories du complot et populisme

La popularité d’Erdoğan s’effondre alors que le gouvernement ne parvient pas à faire face à la multiplication des catastrophes naturelles
Un homme fuit devant le feu qui avance, dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)
Un homme fuit devant le feu qui avance, dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

Lorsqu’İsmail Bekar, un universitaire qui effectue des recherches en écologie des incendies, a tenté d’expliquer sur Twitter que les feux de forêt qui font rage en Turquie pourraient avoir été déclenchés par le réchauffement climatique et des températures record, il a été accusé de dédouaner les pyromanes présumés, tels que les militants du PKK et des puissances extérieures non nommées.

« Je suis accusé d’être un membre du PKK parce que j’étudie l’écologie des incendies », a-t-il tweeté la semaine dernière.

Les feux de forêt qui ravagent le littoral méridional de la Turquie depuis le 28 juillet ont détruit des centaines d’hectares de forêts et de villages et fait au moins huit morts et des centaines de blessés.

Des pompiers tentent de combattre le feu dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)
Des pompiers tentent de combattre le feu dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)

Mais ces incendies, qui continuaient hier de faire rage dans quatre provinces du sud, révèlent également les failles politiques de la société turque et divisent le pays. Les théories du complot sont une tendance croissante, les débats et les suspicions se sont même étendus au-delà des réseaux sociaux, le forum habituel de ces violentes discussions.

Même des journalistes et des commentateurs de premier plan ont avancé la théorie selon laquelle le PKK – les militants kurdes en guerre contre l’État turc depuis plusieurs décennies – pourrait avoir joué un rôle dans les incendies, même s’ils n’ont encore apporté aucune preuve.

Pour eux, le simple fait que des incendies multiples se déclarent dans dix-sept villes différentes en l’espace de quelques jours, un phénomène très rare, suffit à incriminer les ennemis.

« L’État est confronté au terrorisme du PKK et de la Grèce »

Cihat Yaycı, un ancien amiral dont la rhétorique nationaliste au sujet de la Méditerranée orientale lui a valu un public fidèle, en fait partie. Il affirme que le PKK s’est associé à la Grèce pour déclencher les incendies. L’Union européenne (UE) considère le PKK comme un groupe terroriste.

« Il n’y a pas de négligence ou de coïncidence ici. L’État est confronté au terrorisme du PKK et de la Grèce », a-t-il déclaré.

Selon İsmail Bekar, les feux de forêt sont un élément normal et même central de l’écosystème méditerranéen depuis des millénaires. Néanmoins, le changement climatique et l’impact humain ont engendré des conditions qui rendent ces incendies plus probables.

Un homme essaie de sauver son troupeau du feu, dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)
Un homme essaie de sauver son troupeau du feu, dans la région de Marmaris, le 2 août 2021 (AFP/Yasin Akgül)

« Sur les réseaux sociaux, les gens m’ont accusé de ne pas essayer d’expliquer ce qui s’est passé, mais aussi de normaliser le terrorisme et les attaques de puissances extérieures », explique-t-il à Middle East Eye.

İsmail Bekar n’est pas le seul. Lorsque j’ai indiqué sur Twitter que de multiples incendies avaient également ravagé des forêts en Espagne, en Italie et au Liban et que les experts les avaient attribués aux records de chaleur et au changement climatique, de nombreux utilisateurs de Twitter m’ont également accusé de prendre parti pour le PKK et les acteurs étrangers.

« Nous savons qui vous finance », a lancé l’un d’eux, laissant entendre que j’étais payé par des nations européennes pour nuire à la nation turque.

Les tensions sont également palpables sur le terrain. À Antalya, un groupe de villageois, dont certains armés, a commencé à surveiller les routes, empêchant les voitures immatriculées en dehors de la province de pénétrer dans les zones rurales.

Traduction : « Certains groupes armés arrêtent et contrôlent les voitures à Antalya où les feux de forêt se poursuivent. »

Dans une autre région, deux personnes soupçonnées d’être des pyromanes ou des militants du PKK ont failli être lynchées, alors qu’en réalité, elles étaient venues à Manavgat (province d’Antalya) au cours du week-end pour participer aux efforts de secours. 

Les soupçons ont été renforcés par l’intervention des Enfants du feu, un nouveau groupe mystérieux qui revendique les incendies et qui prétend être un groupe dissident du PKK. Là encore, ce groupe n’a fourni aucune preuve de sa responsabilité ou de ses liens avec les militants kurdes.

Selon Emre Erdoğan, un professeur de sociologie qui étudie la polarisation de la société turque, l’absence de médias grand public fiables et indépendants est à l’origine de ce sectarisme en Turquie.

« Chacun a ses propres médias partisans et chacun croit en un monde différent avec des réalités différentes », explique-t-il à MEE. « Les gens vivent dans des chambres d’écho et ne peuvent pas accéder à la réalité des autres. »

Aucun avion spécialisé

Ensuite, il y a eu la controverse autour du manque de préparation du gouvernement face aux incendies.

Vendredi, alors que les efforts de lutte contre les incendies s’essoufflaient, le président Recep Tayyip Erdoğan a reconnu que le gouvernement ne possédait aucun avion spécialisé et qu’il s’en remettait à des sociétés privées pour louer ces appareils ainsi que des hélicoptères.

L’opposition a réagi en reprochant au gouvernement de ne pas utiliser certains Canadair appartenant à l’Association aéronautique turque (THK), une association fondée par Atatürk et désormais contrôlée par le gouvernement après des allégations de mauvaise gestion.

Le refus d’Ankara d’accepter l’aide de l’UE et de la Grèce a également déclenché des réactions de colère. Seuls des pompiers et des équipements ukrainiens, russes, azerbaïdjanais et qataris ont été acceptés.

https://twitter.com/AjansMuhbir/status/1420869449599627266

Traduction : « Le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu hué par les citoyens dans la région de l’incendie. »

La colère et la frustration suscitées par la réponse du gouvernement ont atteint leur paroxysme la semaine dernière lorsque des habitants d’Antalya en colère ont hué le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu et exigé davantage d’avions de lutte contre les incendies. Une confrontation ouverte par ailleurs avec un haut responsable du gouvernement d’Erdoğan est un fait inédit.

Dans le cadre de la lutte du gouvernement face aux incendies, Erdoğan s’est rendu à Manavgat (province d’Antalya) pour visiter le site de la catastrophe, mais s’est attiré des ennuis en chemin. Son énorme convoi a bloqué des routes et les opérations traditionnelles tels que les lancers de thé et de jouets aux passants depuis le bus sont tombées à plat et ont suscité de nombreuses réactions de colère.

Traduction : « Le président Erdoğan visite Marmaris, ravagée par des incendies, et choisit de jeter des boîtes de thé aux habitants sur son passage. » 

Mais alors qu’Ankara semble réticent à accepter l’aide de certains, la population inonde Instagram et Twitter du hashtag #HelpTurkey.

Environ deux millions de tweets ont été postés avec ce hashtag, la plupart d’entre eux répétant le même message : « Nous avons besoin d’avions de lutte contre les incendies et d’aide pour éteindre les flammes. »

Traduction : « À tous les pays qui peuvent nous aider ! La Turquie est dévastée par 112 incendies. Ceux qui ne peuvent pas être éteints sont toujours aussi puissants. Il n’y a pas assez d’avions pour les arrêter. La Turquie a besoin d’avions de toute urgence. Nous n’avons qu’un seul monde, s’il vous plaît, aidez la Turquie. » 

Certains experts tels que Marc Owen Jones, analyste du discours politique en ligne, relèvent que le volume de tweets postés avec le hashtag semble suspicieusement irrégulier. Pourtant, le hashtag est très populaire parmi toutes sortes de comptes, qu’ils soient populaires ou plus obscurs.

Selon des sondages récents, le gouvernement connaît sa plus faible cote de popularité depuis son entrée en fonction en 2002, dans un contexte d’inflation élevée et de chômage généralisé.

Les partisans du gouvernement tiennent à dénoncer des acteurs extérieurs qu’ils jugent responsables du mécontentement croissant suscité par les feux de forêt.

Le directeur de la communication d’Erdoğan, Fahrettin Altun, a déclaré que la campagne #HelpTurkey était orchestrée par une seule et unique entité et que son objectif était de présenter la Turquie comme un État faible. Il a lancé un autre hashtag, #StrongTurkey, affirmant que le gouvernement avait maîtrisé 122 incendies sur 129 dans 35 provinces.

« Une société polarisée »

« Il n’y a plus de position bipartisane en Turquie », indique à MEE Yıldıray Oğur, chroniqueur pour le quotidien Karar. « La vérité est orpheline dans une société polarisée. Personne ne fait autant d’efforts pour résoudre les problèmes en suspens que pour faire de la propagande. S’il y a un échec dans la lutte contre les incendies, quelqu’un [parmi les cercles gouvernementaux] affirme soudain que c’est le PKK qui les a allumés, ce qui détourne l’attention. »

Yıldıray Oğur estime que les crises nationales telles que les feux de forêt ou les inondations sont le résultat de problèmes de gouvernance sous-jacents causés par la concentration des pouvoirs exécutifs sur une seule personne. Depuis un référendum organisé en 2017, la Turquie est dirigée par un système où une grande partie du pouvoir repose sur la présidence.

« Le système présidentiel est un jeu à somme nulle. Et il fonctionne vraiment bien pour les personnalités politiques populistes »

- Emre Erdoğan, professeur de sociologie

Nombreux sont ceux qui pensent que la polarisation de la société turque va se poursuivre, alors que le pays se rapproche d’un scrutin présidentiel tendu prévu en 2023, qui pourrait être déterminant pour le pays.

« Notre type de gouvernance n’est pas fondé sur le dialogue et le partage du pouvoir et nous ne changeons pas notre système politique », affirme l’universitaire Emre Erdoğan.

« Le système présidentiel est un jeu à somme nulle. Et il fonctionne vraiment bien pour les personnalités politiques populistes puisqu’il leur donne suffisamment de munitions pour développer leur propre camp politique et pousse tout le monde à adopter des lignes partisanes. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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