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Un vol confidentiel entre Israël et les EAU révèle le secret de polichinelle de la collaboration entre les deux pays

Un jet privé vole secrètement entre Tel Aviv et Abou Dhabi, illustrant le fait qu’Israël et les EAU se livreraient à un commerce de haut niveau dans le secteur de la sécurité
L'avion opérant entre Israël et les EAU atterrit à Tel Aviv le 18 décembre (MEE/Oren Ziv)

L’analyse de données accessibles au public révèle qu’un jet privé fait le trajet entre Tel Aviv et Abou Dhabi jusqu'à deux fois par semaine.

Les spécialistes affirment que l’information donne du poids à un secret de polichinelle : les Emirats arabes unis (EAU) « collaborent activement » avec Israël en raison de préoccupations communes relatives à leur avenir dans une région déchirée par les conflits.

Les relations entre Israël et les pays du Golfe sont sensibles du fait de l'occupation actuelle des territoires palestiniens, populairement critiquée par les ressortissants du Golfe, et aucune des monarchies n'a de relations diplomatiques officielles avec Tel-Aviv.

Le quotidien israélien Haaretz a été le premier à signaler au début du mois de décembre l’existence d’un avion volant entre Israël et un Etat du Golfe non précisé. Après avoir décliné les demandes de commentaire, l'auteur de l'article a déclaré à Middle East Eye (MEE) qu'il « ne peut pas dire pourquoi » le journal n'a pas publié le fait que la destination du vol était les Emirats arabes unis.

Le trajet Tel Aviv-Abou Dhabi

Le vol entre l'aéroport Ben Gourion de Tel Aviv et l'aéroport international d'Abou Dhabi est opéré par la compagnie privée PrivatAir, basée à Genève, sur un Airbus A319 enregistré sous le numéro D-APTA.

L'avion quitte Tel Aviv sous le numéro de vol PTG 315 avec comme destination déclarée la Jordanie, l'un des rares pays arabes à avoir des relations diplomatiques avec Israël. L'aéroport Queen Alia d’Amman ne répertorie toutefois pas son arrivée.

Les radars de vol en ligne montrent le vol partant de Tel-Aviv et s'arrêtant brièvement à Amman, puis repartir pour Abou Dhabi.

Le jet privé quitte Amman sous l'indicatif (numéro d'identification de l'avion) PTG 126. Son arrivée aux EAU n'est pas indiquée sur le site web de l'aéroport international d'Abou Dhabi.

Récemment, le 16 décembre, un vol en partance de Tel Aviv pour Abou Dhabi a eu lieu. L'avion a volé d'Abou Dhabi à Amman le 18 décembre avec l'indicatif PTG 124, puis a atterri à Ben Gourion sous le numéro de vol PTG 313.

Le jet de PrivatAir en provenance d'Abou Dhabi arrive à Amman le 18 décembre (Planefinder.net)

Le jet de PrivatAir en approche de l'aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv le 18 décembre (Planefinder.net)

Ni le départ d'Abou Dhabi ni l'arrivée à Amman ne sont répertoriés sur le site web de leurs aéroports respectifs.

Seul Ben Gourion reconnaît l'arrivée et le départ de l'avion (un autre vol en partance de Tel Aviv était indiqué à 22h, heure locale, 20h GMT, le 27 décembre sous le numéro de vol PTG 315).

Le jet de PrivatAir atterrit à Tel Aviv le 18 décembre (MEE/Oren Ziv)

PrivatAir a procédé à son enregistrement en tant que propriétaire de l'Airbus A319 le 5 mars 2014 et a opéré le premier trajet depuis Tel-Aviv deux jours plus tard.

Selon le site internet de PrivatAir, l'avion peut accueillir jusqu'à 56 passagers ; il est équipé à l'avant de huit sièges en classe affaire répartis autour de deux tables.

Contactée par MEE, la compagnie a déclaré ne pas pouvoir divulguer d'informations sur l'identité de ses clients.

« Malheureusement, les informations que vous avez demandées sont confidentielles car elles concernent un client privé », a indiqué un porte-parole. « Nous devons rester discrets et ne pouvons fournir de détails sur cette opération ».

La compagnie aérienne privée n'a pas répondu lorsque MEE lui a demandé si elle avait pour client AGT International, une société appartenant à l’homme d'affaires israélien Mati Kochavi et dont le siège social est à Genève.

Relations Israël-EAU

Un rapport de 2012 du site français Intelligence Online a révélé qu'AGT International avait signé un contrat d'une valeur de 800 millions de dollars avec l’Autorité des infrastructures nationales stratégiques (Critical National Infrastructure Authority) d'Abou Dhabi. Dans ce cadre, AGT International s’est engagé à fournir « des caméras de surveillance, des barrières électroniques et des capteurs permettant de surveiller les infrastructures stratégiques et les gisements de pétrole ».

Le site d'intelligence économique décrit le propriétaire d'AGT, Mati Kochavi, comme « l'homme d'affaires israélien le plus actif d’Abou Dhabi ».

Parmi ses divers services, AGT International propose « une gestion d’actifs critiques », décrite sur son site web comme :

« Un ensemble de solutions innovantes dans les secteurs du pétrole et du gaz [qui] procurent une connaissance de la situation en temps réel, permettant d'assurer la sûreté et la sécurité des personnes, actifs et opérations critiques, un excellent contrôle des incidents, des urgences et des crises, ainsi que la continuité de l'activité économique ».

L'entrepreneur israélien Mati Kochavi a bâti sa fortune sur l’immobilier avant de passer au domaine de la sécurité. Il aurait employé des « dizaines » d'anciens officiers israéliens de l'armée et du renseignement, selon Haaretz, et a récemment lancé le média Vocativ.

Contacté par MEE, AGT International a déclaré ne pas disposer de service de presse et ne pas être en mesure de dire si la firme était cliente de PrivatAir sur le vol Tel Aviv-Abou Dhabi.

Approbation politique

Le commerce entre Israël et les Emirats arabes unis doit être approuvé par les dirigeants politiques des deux côtés, selon les experts en économie politique de la région.

« La relation est de haut niveau et les affaires ne peuvent être menées qu’avec la bénédiction et la participation d’acteurs étatiques. Bien évidemment, personne ne l'admet, et le commerce se fait entièrement par le biais de tiers », explique Yitzhak Gal, professeur d'économie politique à l'université de Tel Aviv.

« Personne ne dispose de statistiques parce que ce commerce est secret. J'estime cependant qu'il se situe autour d’un milliard de dollars par an, peut-être plus, avec entre un tiers et la moitié de ces échanges commerciaux se faisant dans le secteur de la sécurité. Ce n'est pas peu, et cela représente seulement une fraction du commerce potentiel ».

Alors que les citoyens israéliens ont officiellement l’interdiction de se rendre aux EAU, un télégramme diplomatique divulgué par Wikileaks en 2009 a révélé des liens satisfaisants et de haut niveau entre les dirigeants politiques des deux pays.

« Le ministre des Affaires étrangères [des EAU] Cheikh Abdullah [bin Zayed al-Nahyan] a développé de bonnes relations personnelles avec la ministre [israélienne] des Affaires étrangères [de l’époque Tzipi] Livni, mais les Emiratis ne sont “pas prêts à faire publiquement ce qu'ils disent en privé” », commente Marc Sievers, ancien conseiller politique auprès de l'ambassade des Etats-Unis à Tel-Aviv, dans la note diplomatique dévoilée.

Le télégramme détaille également les relations entre Israël et l'Arabie saoudite, et décrit comment des liens tissés entre Israéliens et Qataris se sont détériorés en raison du soutien de ces derniers au mouvement palestinien Hamas.

« Les Arabes du Golfe croient au rôle d'Israël car ils perçoivent que la relation entre Israël et les Etats-Unis est étroite, et aussi parce qu’ils ont le sentiment qu'ils peuvent compter sur Israël contre l'Iran », indique le télégramme.

« Ils pensent qu'Israël a des pouvoirs magiques ».

Les liens secrets entre Israéliens et Emiratis, y compris la vente de matériel de sécurité à Abou Dhabi, ont peut-être été favorisés par la présence de l'homme fort palestinien Mohammed Dahlan aux Emirats arabes unis.

Dahlan vit aux EAU depuis qu'il a été chassé de Cisjordanie en 2011, accusé par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas de malversations financières et d’être impliqué, pour le compte d’Israël, dans des tentatives d'assassinat de feu Yasser Arafat.

Il est également dit que Mohammed Dahlan aurait contribué à établir des relations utiles entre les EAU et la Serbie. Il aurait aussi été impliqué dans le convoi d'armes de fabrication israélienne à l'ex-dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.

Bien qu’ayant initialement accepté d'être interviewé par MEE, M. Dahlan a refusé de commenter les relations EAU-Israël.

Le secret est éventé

Le vol entre Tel Aviv et Abou Dhabi n'a pas été particulièrement ébruité jusqu'à présent mais les experts de l'industrie du transport aérien affirment qu'il ne fait aucun doute que d’autres Etats du Golfe étaient au courant.

Le trajet implique que le jet privé pénètre dans les espaces aériens saoudien, qatari et bahreïnien après sa brève escale à Amman.

« Ils [l'Arabie Saoudite, le Qatar et le Bahreïn] savaient certainement d'où arrivait l'avion », explique à MEE un pilote de jet privé qui a demandé à garder l'anonymat.

Le pilote observe qu'il est « très courant » pour les compagnies aériennes privées d'effectuer des vols secrets entre des pays qui nient publiquement avoir des relations, expliquant que « les opérateurs d'appareils aériens peuvent obtenir des dispenses spéciales en fonction du type de personne à bord - peut-être un politicien ou un homme d'affaires influent.

Nous signons tant d'accords de confidentialité ; vous avez affaire à des gens extrêmement puissants. Les téléphones sont mis sur écoute et toutes sortes de choses se produisent quand vous transportez ces personnes. Les opérateurs doivent être très prudents ».

Israël a eu par le passé des missions économiques dans les Etats du Golfe, notamment au Qatar et à Oman dans les années 1990. Toutefois, toutes deux ont été fermées en raison des offensives sanglantes de l'armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés.

Plus tôt cette année, pour pallier l'absence de relations diplomatiques officielles, Israël a ouvert un compte Twitter pour communiquer avec les ressortissants du Golfe. Le compte @IsraelintheGCC a été créé pour « engager le dialogue avec les citoyens » des monarchies du Golfe, a déclaré un porte-parole du ministère des Affaires étrangères d'Israël au Financial Times.

Certains analystes ont interprété l'information du vol régulier entre Tel Aviv et Abou Dhabi comme une preuve supplémentaire des bonnes relations nées d'intérêts communs.

« Cela semble apporter plus de poids au secret désormais dévoilé qu'un certain nombre d'Etats du Golfe, tout particulièrement les EAU, collaborent activement avec Israël, spécialement dans le domaine de la sécurité high-tech » a expliqué Christopher Davidson, maître de conférences en politique du Moyen-Orient à l’université britannique de Durham.

« Aussi désagréable que cela puisse paraître à bon nombre des citoyens pieux et bien intentionnés du Golfe à la suite des massacres de Gaza de cet été, c'est sans doute le symptôme d'une confiance déclinante envers les Etats-Unis, garants de la sécurité des EAU et d'Israël. »

Davidson ajoute qu'Israël, les EAU et d'autres Etats du Golfe considèrent qu’il est nécessaire de « faire alliance face à un avenir de plus en plus turbulent ».

Les EU ont longtemps constitué un allié vital tant pour Israël que pour les pays du Golfe. Les monarchies de la péninsule, avec leur richesse basée sur les ressources naturelles, ont investi massivement dans l'industrie de l'armement américaine en contrepartie d’une protection diplomatique et sécuritaire.

Israël et les monarchies du Golfe ont exprimé leur inquiétude face à la récente politique américaine de détente vis-à-vis de l'Iran, et semblent craindre pour leur sécurité à une époque particulièrement tourmentée pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

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